Ouvrez au monde le champ de votre identité !

Regardez-les nos maîtres et futurs maîtres. Ils aiment à établir des territoires, des «champs», des «sphères» qu'ils rêvent d'administrer, des espaces enclos habités d'une faune, d'une flore « typées », qu'ils croient exploitables, manipulables à merci, ils vous parlent de pureté et d'authenticité tandis que tout chez eux renvoie au trouble et à l'inavouable. Ils prospèrent sur vos doutes, vos questionnements*, vos hésitations, ils rêvent de faire de vous leur objet, leur obligé. Ils ont une soif inassouvie de reconnaissance, que leur commande leur ego meurtri et boursouflé, derrière leurs gesticulations faites de « fureur et de bruit », il n'y a le plus souvent qu'une aspiration à la légitimité, où l'assis le dispute au fat. Car de celle-ci, ils ne sont jamais assurée. Et puis le petit bourgeois n'aime pas la malédiction. Ils se rêvent Généraux, Colonels à galons, mais leur armée n'est qu'un théâtre d'ombre et leur campagne que déroute répétée. Malheur à vous, si vous vous y laisser prendre : car leur victoire n'est pas la votre et vos défaites ne sont pas les leurs ! Aussi : « Ce n'est pas distraire l'identité que de questionner l'identique. Nous observons combien d'anciens maîtres, et devenus maîtres à penser, se délectent de la parole de leurs ouailles, anciennement serviteurs et taillables, quand cette parole se renferme vaillamment sur elle-même et sonne l'authenticité prétendue primordiale. Arguez, non moins vaillamment, que vous calculez non pas votre être mais votre demeurant. Pour ce que vous partez au loin. Ne craignez point qu'ils vous accusent de ramer en intellectuel. De toutes manières, ils le feront. C'est qu'ils craignent que vous le soyez. Ils partagent, l'ancien maître et l'ancien opprimé, la croyance que l'identité est souche, que la souche est unique, et qu'elle doit à tout balan renchérir. Allez au-devant de tout ça. Allez ! Faites exploser cette roche. Ramassez-en les morceaux et les distribuez sur l'étendue. Nos identités se relaient, et par là tombent en vaine prétention ces hiérarchies cachées, ou qui forcent par subreptice à se maintenir sous l'éloge. Ne consentez pas à ces manœuvres de l'identique. Ouvrez au monde le champ de votre identité . » (Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde)

* « Dans identité, il y a identique : être identique à soi-même, mais à condition que le "moi" qu'on se fabrique ne soit pas un moi de complaisance , un moi mythique, produit d'une fantasmagorie de la distinction et de la sélection (il y a moi et il y a les autres, l'excellence étant bien sur du côté du moi...). Dérive qui, de problème d'origine, de source, de racine peut faire précipiter le propos dans la fallacieuse opposition de "l'authentique" et de "l'inauthentique", avec tout ce que cette opposition peut comporter de risques, risques de contre-sens et risques de perversion, tant intellectuelle que politique: d'un côté, identité et authenticité flatteusement identifiées l'une avec l'autre, au bénéfice du moi, bien sûr; de l'autre côté, altérité et inauthenticité, elles aussi confondues, aux dépens de l'autre, bien sûr - on devine alors l'inclination fascisante vers laquelle peut conduire cette opposition trop facilement pervertible, comme cela se produit toutes les fois qu'on se laisse aller à l'investir de quelque intention étrangère, intention d'auto-célébration ou de revanche, toutes deux étant complémentaires, voire équivalentes. » (Abdelmalek Sayad, Histoire et recherche identitaire)

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