Pour une « raison subalterne »


Au début des années '80, un nouveau courant de pensée apparaît en Inde, avec la création du groupe nommé Subaltern Studies, d’inspiration postcoloniale. S’inspirant tout particulièrement des travaux d'Antonio Gramsci, les historiens qui adoptent cette approche démontrent que le nationalisme indien, dont on connaît l'ambiguïté(1), qui animait ces « subalternres », paysans ou ouvriers, avait un caractère spécifique, tant en matière de stratégies que de méthodes politiques, particularités qui jusqu’ici étaient restées méconnues ou occultées. Par sa volonté d’adopter le point de vue des dominés, «la tradition des vaincus» (Walter Benjamin), cette perspective historique nouvelle ressemblait à l’« histoire d’en bas » chère à Eric Hobsbawm, elle mettait en lumière des mobiles de l’action révolutionnaire qui jusqu’ici avait été disqualifiés et ignorés (religiosité, mythe, millénarisme, utopie…).

Par ailleurs, les historiens « subalternistes » refusaient la doxa historique selon laquelle tout ce qui s’est passé en Occident se doit de se passer en Inde à l’identique. Ils rejetaient également l’idée de « modernisation » comme schème d’intelligibilité de l’histoire des pays anciennement colonisés. Cette doxa bien établie leur inspirait le plus grand scepticisme et une forme de résistance. L’alternative à ce « grand récit » de la modernisation occidentale fut la proposition d’une « modernité autre ».

A partir de la fin des années ‘80, la thèse « d’une modernité alternative ou hybride » a été approfondie. On le sait, lorsqu’on emprunte la théorie classique de la modernisation, l’histoire de la modernité dans les pays colonisés est invariablement perçue en terme de déficit, de retard ou de rattrapage. Suivant le mot de Dipesh Chakrabarty, ces sociétés semblent avoir été renvoyées une fois pour toutes dans la « salle d’attente de l’histoire ».

Pourtant la prétention universalisante de la modernité occidentale occulte le fait qu’elle est elle-même située, qu’elle est le résultat de conditions locales. Aussi transposée à d’autres époques et en d’autres lieux, elle sera nécessairement modifiée par des conditions locales autres, elle serait Autre. Mais un « autre » de quel type ? Nouveau ? Original ? Bancal ? Comment considérer cette altération par rapport à la norme, par rapport à un idéal-type ? Si l’on accepte que ces créations de modernité alternatives sont légitimes qu’est-ce que cela implique ? Et bien cette acceptation signe la fin d’un monopole. Met à mal une hégémonie. Puisqu'il revient à « provincialiser l’Europe » et à affirmer l’identité d’autres cultures qui aspirent elles aussi à l’Universel.
Ainsi Dipesh Chakrabarty et Gayatri Chakravorty Spivak ont étudié les divers aspects que prenait ce processus de « traduction », que ce soit en matière cognitive, technologique, culturelle, politique…, montrant que cette « transposition » n’avait rien d’une simple superposition. Puisqu’au lieu de donner naissance à des formes corrompues ou défectueuses de la modernité, c’était bien à des formes alternatives, différentes de modernité qu’on avait affaire ici. Et cette différence était elle-même objet de luttes de pouvoir.

L’approche « subalterniste » (nécessairement post-coloniale) permet par exemple de dépasser les faux débats qui se fondent sur des oppositions fallacieuses. Par exemple, l’opposition entre laïcité et communautarisme (« repli identitaire ») n’équivaut pas à une opposition entre modernité et archaïsme comme on l’entend trop souvent : les deux positions s’inscrivent dans la modernité, mais dans le cadre d’une modernité complexe, ouverte, en devenir.

Elle ouvre également une perspective nouvelle sur les controverses contemporaines notamment sur le statut de la femme, qu’on aime tant à instrumentaliser aujourd’hui. Ainsi, si il est vrai, que toutes les femmes vivant dans une société patriarcale occupent une position « subalterne ». Il n’est pas moins vrai que ces femmes possèdent aussi une identité de classe, de « race » et de communauté. Il est donc nécessaire, s’il l’on veut opérer un changement aussi efficace qu’ « honnête » de repérer la façon dont la construction des rapports sociaux de genre est complexifiée par l’interaction avec les identités de classe, de « race » et de communauté.

Elles permettent enfin de mettre à jour les stratégies concrètes, parfois très subtiles, que mettent en place les groupes subalternes dans leurs luttes pour la justice sociale et la reconnaissance. Stratégies qui renvoient à la représentation (« qui représente qui » et « dans quel but »?), visent à assurer une autonomie relative, à passer des alliances stratégiques avec d’autres groupes. Leur point commun est d’être très critique quant à la pertinence d’un programme de réformes juridiques décidé au sommet et de à se fonder sur une dynamique interne et par le bas, à mobiliser des ressorts propres à ces groupes.

Dans le monde des idées les nouveautés n'apparaissent pas par hasard, ni dans n'importe quel lieu, précisemment, ce n'est pas un hasard si cette « raison subalterne» est née et a pris son envol dans l'Inde d'aujourd'hui, cette Inde puissance émergente...
(1) Ni la bourgeoisie ni le prolétariat indigènes n'ont été capables de recouvrir une fonction hégémonique au sein de la société civile : la nation a été construite par un appel de l’extérieur (des colonisateurs) auquel se sont associées les classes dominantes indigènes. L’Inde a ainsi connu ce que Guha a appelé une «dominance without hegemony» dont l’héritage a été le modelage de la nation sur la base d’identités communautaires religieuses créées par les colonisateurs anglais...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonsoir
Il faut faire un tour sur le blog Assouline sur le Monde, il y a du beau monde,