D’un « Juste » israélien


Un avion qui lance une roquette dans une rue noire de monde, un bébé atteint au cerveau par des éclats de missile, un avocat qui propose d’« étrangler » Gaza, un père qui identifie la moitié du corps de son fils grâce à ses chaussettes, des rues entières « mises à nu » par les bulldozers Caterpillar… semaine après semaine, jour après jour quand les événements se précipitent, Gideon Levy (1) décrit les horreurs infligées par l’armée et l’aviation israéliennes à la population de Gaza. Et en même temps, il tend un miroir aux lecteurs de Haaretz : il leur montre leur « effarante indifférence », il leur explique que les dirigeants de l’opération « Plomb durci » risquent de se retrouver un jour devant un tribunal à La Haye, il leur assène que « le sang des enfants tués à Gaza est sur nos mains et non sur celles du Hamas, et nous ne pourrons jamais échapper à cette responsabilité. » « J’aime Gaza », écrit Gideon Levy dans sa préface pour les lecteurs français. Les articles ici réunis sont à la fois un plaidoyer et un réquisitoire, et aussi une raison de se réconcilier avec le journalisme.

« Je suis un « bon garçon » typique de Tel Aviv, un produit banal du système éducatif israélien. Je ne viens pas d’une famille engagée et j’ai fait mon service militaire quand j’ai eu l’âge. J’ai même fait pire que ça : j’ai travaillé pour Shimon Perès pendant quatre ans... Pendant tout ce temps, on m’a dit que les Arabes étaient mauvais et cherchaient à nous détruire, qu’Israël était David et faisait face au Goliath Arabe. J’ai écouté Golda Meir quand elle disait qu’après la Shoah, les Israéliens pouvaient tout se permettre. J’aurais dû rester dans cet état d’esprit, normalement. Mais voilà, je suis allé dans les territoires palestiniens, j’y ai rencontré des gens, et j’ai évolué du tout au tout. Depuis 25 ans j’essaye de raconter au peuple israélien une histoire qu’il ne veut pas entendre. »

« Israël dispose de tout un réseau pour donner à ses citoyens des informations qui les rendent fiers d’eux-mêmes. Et les médias pratiquent l’auto-censure sur ces sujets. Sans leur collaboration depuis le début, l’occupation n’aurait jamais duré tant de temps. Vous savez, les Israéliens ne sont pas des monstres, ils ont des valeurs pour la plupart. Quand ils voient une vieille dame dans la rue, ils l’aident à traverser, parfois même quand elle ne veut pas (rires). Et je suis sûr qu’en ce moment même des avions d’aide humanitaire s’envolent pour Haïti. Mais tout change quand on parle de l’occupation et des Palestiniens. C’est en grande partie dû à une intense campagne médiatique de déshumanisation des populations arabes visant à montrer qu’elles sont en dehors des droits de l’homme, des normes internationales. Comme ce ne sont pas des êtres humains, personne ne s’émeut de ce qui arrive. Beaucoup de gens là-bas pensent qu’Israël est l’armée la plus morale du monde. Pas la deuxième, la première ! Ils en sont convaincus. Et pour eux, Gaza n’est qu’une seule chose : une base du terrorisme. Si on les écoute, Gaza regorgerait d’armes, serait un des plus grands arsenaux du monde, l’égal des États-Unis ou de la Russie. C’est ridicule. »
« Quand le 27 décembre 2008, Israël a lancé l’attaque contre Gaza, cela s’est confirmé. On ne peut désigner cela comme une guerre, c’est une agression. Et personne n’a bronché. Le samedi, les familles partaient en jeep sur les collines pour montrer aux enfants les nuages blancs des bombes au phosphore. »En ce moment, on parle beaucoup de l’Égypte qui construit un mur à Gaza. Mais il faut bien parler de ce mur que construit l’Europe. L’Union Européenne participe au blocus économique et au boycott du Hamas. Et au niveau humanitaire, elle n’a rien réalisé des promesses antérieures. »
« Au moment le plus sombre de la deuxième Intifada, en allant à Rafah avec d’autres journalistes. Nous sommes tombés sur une maison détruite, une ruine. Dans une chambre minuscule, dans l’ombre, il y avait une vieille dame paralysée et traumatisée. Jusque là, elle n’avait eu qu’une seule chose qui comptait dans sa vie, sa fille, avec qui elle dormait la nuit précédente. Un missile a frappé la maison d’à côté et le mur de leur maison est tombée sur elles. Sa fille est morte. En sortant, le journaliste français m’a demandé ce que j’en pensais. Je lui ai répondu, face à sa caméra, que j’avais honte d’être israélien. Que le pilote qui avait lancé ce missile l’avait fait en mon nom. Plus tard, il m’a appelé pour m’expliquer qu’il ne pouvait pas diffuser mes propos. Sur le coup, j’ai pensé que c’était un problème technique, et je lui ai répondu que j’étais prêt à le redire. Mais non, le problème était ailleurs. Il m’a dit : "Ma rédaction ne veut pas, parce que les spectateurs français ne toléreraient pas une telle phrase." »

« À mes yeux, la seule bonne nouvelle c’est que les politiques et l’état-major israélien y réfléchiront peut-être désormais à deux fois avant d’attaquer. C’est en grande partie la conséquence de l’action d’un homme : Richard Goldstone.
Mais tout ce qu’Israël a trouvé à répondre aux accusations de cet homme, sioniste déclaré et juriste très réputé, c’est de déclarer qu’il était antisémite et que c’était un traître. Goldstone leur a proposé de mener eux mêmes le travail d’enquêtes, sur les bombes au phosphore, les écoles détruites, les 1 400 morts. A cela, Israël a répondu non, très brutalement, d’une manière qui rappelle l’Iran ou la Corée du Nord. Cependant, certains commencent à penser que des dirigeants israéliens pourraient être arrêtés à l’étranger pour crimes de guerre. Il y a des juriste qui en ce moment même montent à l’étranger des dossiers concernant le massacre de Gaza. De là à dire que les enfants de Gaza peuvent dormir sur leurs deux oreilles…
»

« Israël est un pays très étrange qui ne connait pas ses frontières, géographiques et autres. C’est aussi le seul pays au monde qui peut se permettre d’avoir un rapport de superpuissance avec les EU. Et puis, tous les hommes politiques sont de droite, parlent d’une seule voix. Dans les années 1970, il y avait une blague qui disait : "Deux Israéliens partagent trois opinions." Aujourd’hui, ce serait plutôt : "Trois Israéliens ont une seule opinion."
Il y a une expérience simple. Si vous demandez à n’importe quel homme politique quelles seront les conséquence dans dix ans d’une politique continuant à augmenter les colonies et à poursuivre l’occupation, il ne saura pas quoi répondre. Vous lui demandez : vous voulez quoi, au fond ? Il ne peut pas répondre. Tous les hommes politiques que je connais pensent à court terme, deux semaines, un mois, un an tout au plus. Ils sont incapables d’avoir une vision d’avenir.
» (*)
(1) Gideon Levy est journaliste à Haaretz, le quotidien de référence en Israël.

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