Il y a quelques jours, le comédien français marocain Gad Elmaleh a dû annuler trois représentations de son spectacle, programmé au Festival de Beiteddine, suite aux pressions de plusieurs groupes dont le Hizbullah fut l’aile médiatique la plus suggestive. Ces groupes dénonçaient des liens étroits qu’il aurait entretenu avec l’État d’Israël. Quelques jours plus tard, le comité du Festival de Beiteddine annonçait qu’ Elmaleh était toujours le bienvenu, mais il semblait que la décision fut prise en France par les managers du comédien ayant pris peur pour la sécurité de ce dernier. Aussitôt que cette nouvelle fut annoncée, une ruée d’accusations a fusé des différents éléments francophones du pays dont principalement le journal l’Orient-Le Jour, et certains groupes sur le site internet facebook pour condamner les pratiques médiatiques du Hizbullah, perçues comme des intimidations. « C’est la honte » pouvait-on lire un peu partout sur facebook et dans le courrier des lecteurs de l’Orient-Le Jour. Et oui, qu’est ce que vont penser les gens!
Ce qui provoque la rédaction de ce texte ce sont ces réactions, bien démesurées, à l’annulation de ces représentations, et qui sont symptomatiques d’une situation intellectuelle en état de décomposition avancée. En observant le langage tenu dans ces accusations, on y repère deux dynamiques récurrentes de la production intellectuelle francophone libanaise : « La honte » ressentie vis-à-vis du monde « blanc » dit civilisé, et par ce mouvement même, le sentiment de supériorité qu’éprouve cette niche sociale par rapport à « l’autre » dit totalitariste et répressif. Dans ce qui suit nous allons voir comment ces francophones se débarrassent de ce sentiment de honte en définissant le Hizbullah, en le figeant dans des conceptualisations condamnables, en affirmant qu’il viole la sanctification du « monde civilisé », en moralisant à n’en plus finir, et en l’étiquetant par des termes et des propos qui ne répondent nullement au contenu même des dénonciations que le Hizbullah émettait en premier lieu.
L’intellectuel n’est jamais autant pressé de parler longuement que lorsqu’il s’agit de sujets culturels, car c’est à ce niveau qu’il peut le mieux affirmer un pouvoir vis-à-vis de l’autre. L’Orient-Le Jour salivait au moment où la nouvelle de l’annulation a été annoncée. Le journal a consacré son article en-tête à cette bouleversante nouvelle (avant même l’information sur les conflits armés qui avaient lieu à Beyrouth la veille), ainsi qu’une colonne signée par son génie intellectuel Ziyad Makhoul qui a lui même écrit l’en-tête. Il faut donc le dire, la nouvelle est importante. L’Orient-Le Jour sera maintes et maintes fois critiqué sur ce site, mais pour ce poste je relève juste un aspect de leur journalisme papier-toilette: la rapidité par laquelle ces lumières de l’intellect aboutissent à leurs conclusions conceptuelles. La colonne de Makhoul titre « L’ayatollisation » et présente le point de vue classique de la petite-bourgeoisie chrétienne qui voit en Hizbullah un parti-mouvement-groupe qui menace la présence de la « liberté » dans le pays des trois cèdres et demis. Quelques jours plus tard, Carlos Eddé, le chef d’un bloc politique chrétien, politiquement insignifiant et inutilement paternaliste dans ces dires, déclare que le Hizbullah veut « faire porter au Liban un “tchador culturel”… ». Différentes terminologies, même stratégie laminée par l’ignorance et le mépris.
Ce type de francophone (qui correspond à un certain imaginaire, une lecture de l’histoire, que certain chrétiens au Liban, mais aussi le musulman christianisé, “gentrified”, épouse) brandit souvent l’arme de la sanctification légale ou internationale. Cette imploration pour des « valeurs universelles » ne représente en définitif qu’une stratégie additionnelle de distinction sociale par laquelle ce francophone (ou aussi le chrétien, le bourgeois, l’occidentalisé, le blanc, etc) se différencie et annule le discours de l’autre. Les appareils médiatiques du Hizbullah ne cherchaient-ils pas à proposer une autre lecture de la légitimité quand ils proposaient que Gad Elmaleh, ami d’Israel, ne devrait pas être le bienvenu au Liban? Le Hizbullah n’essayait-il pas de se référer aux mêmes techniques de sanctifications politiques, jouant le jeu actuel des groupes de pression? Non, la misère francophone cherche ici à rappeler la sentence, le sanctifié, comme si le Hizbullah ne l’acceptait pas à la base, pour mettre Hizbullah en dehors de ce discours, pour ainsi dire « hors-jeu». Ce rappel est encore celui de la différenciation: la logique du francophone veut que le discours du Hizbullah ne puisse être considéré sérieusement. La réponse se fait de biais, comme celle du nouveau député du Metn, Sami Gemayel (ancien chef d’un parti étudiant fortement isolationniste prônant la fédéralisation du pays sur des lignes confessionnelles) goulument cité dans l’Orient:
« Député du Metn, Samy Gemayel s’est déclaré « stupéfait » par cette annulation. « Ce qui s’est passé est du racisme, une confusion inadmissible entre politique, culture et religion », accuse le communiqué publié par le bureau du jeune député, qui a insisté sur le nécessaire respect par le Liban, qui en est l’un des signataires, de l’article 27 de la Charte des droits de l’homme. »
A lire donc, l’article d’Al Manar pour voir s’il y a vraiment “confusion inadmissible entre politique, culture et religion”, ou même, chose surprenante, “racisme”! Serait-ce juste une realité fantasmée de ‘clash de civilisation’ que le petit Gemayel nourrit? Il faudra étoffer les constructions idéologiques pour pouvoir être plus convaincant…
Il serait inutile et dangereusement ulcéreux de relever chacune des profondes débilités proférées par les journalistes francophones libanais qui ont écrit à propos de cette affaire. A lire, pour les courageux, cet amas de sornettes apocalyptiques de Michel Hajji-Georgiou, où la maladie de définir « le terrorisme intellectuel » se propage dans un style lourd et sentencieux ! Chaque phrase de cet article, chaque expression, chaque élément linguistique, transpire de la volonté de distinction dont il est question. Il se peut bien que Hajji-Georgiou finisse par se rendre compte que sa définition sied mieux à ce qu’il écrit qu’à ce qu’il critique: le terrorisme intellectuel, un terrorisme pratiqué par l’élite francophone: la critique décalée et hors propos. En cette article n’est heureusement plus en ligne, vu que l’Orient le jour garde ses archives payantes, vu la qualité de ce qui est écrit…
L’autre danger est l’invocation de la « société civile ». Jamais un concept n’a été utilisé de manière aussi discriminatoire. Faut-il le rappeller que c’est une des raisons pour laquelle ces concepts, tel ‘liberalisme’, ‘liberté’, etc existent, pour créer cette différentiation de l’autre?
Selon l’article de Makhoul dans L’Orient:
« Extrêmement prompte à réagir, la société civile s’est mobilisée, notamment sur FaceBook. “Quelle sera la prochaine étape ? Où allons-nous ? C’est la réputation du Liban qui est en jeu ; rester passif, c’est prendre le risque de laisser le pays tout entier glisser sur la pente du terrorisme intellectuel. La société civile doit réagir, se taire, c’est accepter”, lit-on ainsi un peu partout sur la Toile. »
Il reste à noter que c’est la « société civile » (apparemment une autre) qui avait pointé du doigt la venue de Gad Elmaleh, ensuite reprise par les médias proche du Hizbullah. Les emails qui prévenaient des liens entre le comédien français et Israël proviennent de multiples sources. J’en ai reçu plus d’une dizaine avec différents liens, certains convaincants et d’autres pas, révélants les possibles références qu’Elmaleh aurait fait en ce qui concerne sa sympathie pour Israël. Aucun de ces emails n’avait été envoyé par des membres du Hizbullah, bien au contraire ils provenaient souvent de personnes ouvertement critiques du parti. Mais là encore, pourquoi prendre au sérieux ce que Hizbullah affirme vu que l’on peut passer outre?.
J’aimerais ici relever encore cette phrase pour revenir au thème de la honte cité plus haut: « c’est la réputation du Liban qui est en jeu ». Il s’agit donc bien toujours d’une affaire de distinction. Tout au long de ce déballage de scénarios apocalyptiques, vraisemblablement trahissant un élitisme, un chauvinisme forcené, et une incompréhension obstinée de l’autre, nous ne trouvons nulle part un questionnement sérieux des liens qu’aurait « l’artiste » Gad Elmaleh avec l’État d’Israël. La peur de la honte crée une autre dynamique: celle par laquelle il faut nettement différencier et modeler l’autre, le terroriste, le totalitaire, pour pouvoir dire : « ce n’est pas nous. »!
Il ne faudra pas s’attendre à ce que les articles des journaux français tel le Nouvel Observateur ou Libération se posent cette question dans leurs articles tant cités par les groupes sur facebook. Mais le fait que les français (à travers leur petite sphère intellectuel de journaux français) n’interrogent pas beaucoup la nature de la relation qu’entretient Gad Elmaleh avec Israël ne me paraît pas tellement intéressant comme problématique. Ce n’est évidemment pas un sujet central dans l’économie du sens en France, une économie qui peine à incorporer les subtilités du conflit Israëlo-Arabe.
Le fait que Gad Elmaleh cherche à nier ou cacher tout lien ou tout soutien financier et moral qu’il ait eu dans le passé à Israël est évidemment compréhensible. Elmaleh perdrait la plupart de son public d’arabes justement, que ça soit du Maroc, de la France, ou d’autres provinces francophones comme le Liban. Ceci explique aussi qu’Elmaleh préfère ne pas mettre les pieds au Liban dans ce climat de tension, une décision que son précieux manager a dû prendre à sa place voyant la dimension ambiguë d’un tel projet: stopper toute démarche qui pourrait remettre sur le tapis les questionnements sur les liens de Gad Elmaleh avec l’État d’Israël.
Gad Elmaleh n’a peut être pas servi dans l’armée Israélienne et il se peut que plusieurs des informations qui circulent à ce sujet s’avèrent être fausses ou exagérées. Et il est certain qu’Al Manar, la chaine télévisée proche du Hizbullah ait exagéré sa campagne montrant la photo d’un soldat Israélien ressemblant au comédien, mais qui n’est probablement pas lui. Al Manar a d’ailleurs extrait cette image d’un autre site internet. Mais Elmaleh entretient définitivement une relation de support moral et financier avec Israël. A voir par exemple, les contributions pour la Tsedaka, et pour les soldats israéliens, à travers une “association de solidarité pour le bien-être des soldats israéliens“. C’est important le bien-être pour un militaire.
Cela va sans dire que lorsque l’appareil médiatique anti-Hizbullah veut accuser les actions de ce dernier, la scandaleuse exagération et démonisation à laquelle il s’y prête n’est jamais remise en cause et ne paraîtra pas tellement choquante. Le vrai problème “idéologique” serait sans doute les points de vue diamétralement opposé en ce qui concerne la relation ou l’affiliation à l’Etat dIsraël. Si Elmaleh a vécu en Israël, et contribue un soutien financier à certains groupes sociaux ou politiques en Israël, si Elmaleh proclame même verbalement combien il aime Israël, cela suffit pour que des groupes de pressions libanais ou autre critique sa venue au Liban. N’est ce pas donc ca le ‘libéralisme’? Il faudra qu’on explique mieux la rapidité avec laquelle libéralisme peut devenir terrorisme et vice versa.
Le francophone libanais, en général, n’est pas vraiment concerné par le sujet, ce qui explique sont enervement quand l’on vient déranger sa saison estivale. Les seuls journalistes qui ont pris la peine d’évaluer les arguments du Hizbullah sont Pierre Abi Saab et Samah Idriss. Aussi à lire, l’article de Raed Charaf qui prend des trajectoires similaires à celle de ce poste en analysant les réactions démesurés de la “société civile”.
“La honte”: l’affaire Gad Elmaleh au Liban
Publié par Le Bougnoulosophe à 7/13/2009
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2 commentaires:
Merci pour le lien!
Je lis votre blog depuis longtemps déjà, et ça donne des forces. Bonne continuité!
Moi aussi, je lis depuis longtemps, mais commente peu souvent
Bon, Gad Elmaleh, je m'en passe. Et, on devrait s'en passer. Pas seulement en raison de sa religion, j'en ai rien à cirer de sa religion, ni de la tienne
Tu aimes, adores qui tu veux, je m'en tape
Mais interdire Gad, je m'en réjouis, interdire la connerie, le soutien inconditionnel à Israël. J'ai pas dit que l'un allait avec l'autre, mais , là, c'est le cas.
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