La Lettre oubliée à Rachid Mimouni


Cela fait quatorze ans que tu es parti. Quatorze ans ! L’âge de ma fille, aujourd’hui. Et cette lettre restée morte, pour ainsi dire et sans esprit, jusqu’à ce jour, dans un tiroir. Mais dis-moi au juste ! C’était quoi cette p… de peine que tu trimbalais comme une malédiction et que tu t’ingéniais à dissimuler sous ta nonchalance débonnaire ?
- « Une peine à vivre* » seulement, disais-tu, une simple peine, autant pour moi, mais bon sang quelle peine !
Et ces couleuvres? Incessamment avalées et ravalées, crues et sans eau, c’était une attraction foraine, aussi?
La citation de Ben Badis, comme exergue, pour « Le Fleuve détourné* », quant elle ne me fait pas sourire, m’agace par tant de crédulité « Ce que nous voulons, c’est réveiller nos compatriotes de leur sommeil, leur apprendre à se méfier, à revendiquer leur part de vie en ce monde, afin que les suborneurs ne puissent plus exploiter l’ignorance des masses. »
Ne désespère pas, si je t’avoue que ce n’est qu’une vessie de plus, prise pour une lanterne chinoise, une belle chimère luisante, en somme, à faire se gausser sous cape, les cyniques cauteleux, les mêmes, qui ont détourné cet impétueux fleuve, au point de l’assécher et avec, la rade et tout le système de distribution d’eau douce et de la robinetterie d’Alger. Quand aux suborneurs, de mémoire, ils n’ont jamais été aussi à la fête, en grâce et en verve, si tant que la subornation est devenue un culte national.
Mais est-ce une raison, pour capituler devant la mièvrerie de tous ces « Tombeza *» frustrés en déficit de puissance et en mal de reconnaissance? Le monde depuis qu’il est monde, ne s’est-il pas construit sur des luttes ? Et ne sont-ce pas les luttes qui pérennisent l’humanité et ennoblissent le monde ?
« Le printemps n’en sera que plus beau* » la belle affaire, si seulement c’était vrai ! Cela dit, c’est joliment troussé. Mais n’est ce pas là, encore une métaphore ouatée, cinémascopique ? Tous les printemps sont revenus depuis, sauf le tiens bien sûr, et hélas ! Aucun, n’a fleuri, jusque alors nos yeux secs. Avions-nous, en ces années de braise et de plomb, et à ce point, perdu l’acuité, et le sens chromatique des nuances ? Étions-nous devenus tant que ça, si céciteux, daltoniens à notre insu, au point de confondre le vert du paradis, avec le rouge sulfureux de l’enfer ? L’étendard de cette Algérie exsangue, avec un sanglant suaire ?
En ces temps sales et troubles, où nous avions tous mal, et où personne ne mourait de sa belle mort, chacun avait appris à bâillonner sa douleur et, quand celle-ci, se faisait criarde, il s’arrangeait jusqu’à l’infanticide même, s’il le fallait, pour l’apaiser, histoire de ne pas trop irriter la fatalité. Cimetières avides, nous étions devenus, en instance d’un carnage, l’autre, entre le sang innocent des agneaux et celui rubis des poètes, celui des humbles de Ben Talha et de Raïss. Désemparés, nous ne savions plus où aller, qui suivre, avec qui pactiser et à qui se vouer ? Nous n’arrivions plus à distinguer qui d’Iblis, du F.I.S., des milices ou d’Allah, menait la sarabande. Nous ne vivions plus de pain mais de peur. Vivants parmi les morts, en acrobates les uns sur les autres, en étages humains sans eau ni gaz, solidaires et chancelants à la fois, funambules aveugles sur le fil.
Immenses furent le doute et la déroute, qu’à la fin, résignés, nous perdîmes jusqu’à l’usage de la parole et l’once qui nous restait de confiance en nos propres ombres. Que n’aurions-nous pas donné, pour avoir la sécurité humide d’un ergastule, la chambrée fauve d’une caserne, à défaut d’une retraite fortifiée des privilégiés dorés, languissant sous les eucalyptus, les pins et les tilleuls.
Et toi qui se gargarisait d’honneur «l’honneur de la tribu* » mais laquelle, bon sang, de celle qui se repaît aujourd’hui de sa manne de gaz et se pavane avec son Havane et son million de martyrs ? Et que vaut cet honneur lorsqu’il s’essuie les pieds sur des cadavres encore chauds et prend à témoin pour légitimer son patriotisme et sa tyrannie leur mémoire de morts.
Depuis, « La Malédiction* » fut jetée, et nos nuits de chèvrefeuille et de jasmin, naguère, paisibles et sereines, bercées par les complaintes de Cheikha Djenia et celles de M’hamed El Anka, sont devenues des pandémoniums pour monstres, incertaines. Chaque jour qui passait, était un hymne à la vie. Les oiseaux, depuis longtemps, aux voix des muezzins, avaient suspendu leur ramage, et le vent était arrivé presque à bout d’âge.
Et, alors que se resserrait « La ceinture de l’ogresse *» l’horizon rétrécissait, l’air devenait subrepticement impur et le ciel sans miséricorde, se faisait amer. Et nos vies derrière les portes, n’avaient plus rien de fier, étaient devenues pires que celles des cloportes.
Et un matin, tu es parti, comme partent tous les prophètes humiliés vers d’improbables villes et exils. Il n’y eut après toi, ni rédemption, ni rémission. La folie s’était faite un honneur, pour sacrifier la cité, aux barbares et aux prédateurs et guider leurs dagues pour maculer de deuil et d’opprobre sa blancheur lactée, et de son restant d’honneur, la délester, qui, d’une étoile de général, arrachée, qui, d’un croissant de piété, brandis et arborés en piètre razzia de guerre.
Dans la ténèbre, qui pouvait distinguer les lycaons des loups, qui après avoir fait des agneaux et leurs beaux rêves un festin, s’apprêtaient à décimer même les anges et à sceller leur destin, et aujourd’hui même, qui reconnaîtrait les démons d’entre les anges ? Qu’est ce qui t’a pris, d’aller implorer l’Occident, mendier sa miséricorde et surenchérir de la sorte, sur le sang de nos frères ? Qu’escomptais-tu en retour ? Un peu de reconnaissance ? Un peu d’amour ?
Ceux qui sont partis là-bas racontent, que c’est un bienheureux exil, où la parole des réprouvés, est évaluée à son aune d’or, et d’autres qui en sont revenus dépités, rapportent le mépris et l’amnésie qui peuvent annihiler la mémoire et le cœur. Nos frères n’ont jamais été de sempiternels dormants, leur drame n’est pas le sommeil, mais la tyrannie et la peur. Sache qu’il n’y a, en fin de compte que les frères pour pleurer les frères, Et paix à ton âme, malgré tout, paix à ton âme mon frère.

*Principaux romans de Rachid Mimouni

Mohamed Marhoum

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y en a qui s'amusent comme ils peuvent

Anonyme a dit…

... et il y en a qui ne s'amusent même pas, parce que tout simplement, incapables et frustrés.

Anonyme a dit…

il y en a qui pleurent, et moi je pleure...