Les monuments coloniaux : lieux de mémoire contestés

Exposé dans le cadre du CADTM de Bambi Ceuppens, le 27 septembre 2008

Le 12 décembre 2004, la Presse Canadienne titrait : “La statue de la reine Victoria à Québec pourrait retrouver sa tête.” La statue de bronze de la reine Victoria, érigée à Québec, l’ancienne capitale, en 1897 à l’occasion du soixantième anniversaire de son couronnement, avait été dynamitée le 12 juillet 1963, probablement par des nationalistes du Front de Libération du Québec. En 2008, lors des préparatifs du 400ème anniversaire de la plus ancienne ville du Canada, des pressions s’exercent pour restaurer la statue. François Marchand, ancien conseiller municipal de Québec et promoteur de la réhabilitation, souligne qu’il n’est ni un partisan du FLQ ni un monarchiste et qu’il ne s’agit donc pas d’un geste politique : “Le régime britannique fait partie de notre histoire et je pense que nous sommes suffisamment matures aujourd'hui pour le reconnaître et le commémorer”. Denis Angers, responsable des festivités, est du même avis : « Nous sommes le produit de tout ce que nous avons été. Le meilleur, le pire, le drôle, et le triste. La reine Victoria a été notre souveraine durant 64 ans, le plus long règne de l'histoire britannique. Alors pourquoi pas?"

Selon le Mouvement de Libération Nationale du Québec il s’agit ni plus ni moins que d’une odieuse provocation, parce que la reine Victoria est le symbole du colonialisme britannique et de ses pires atrocités qui firent souffrir Québécois et Métis du Canada. Hélas je n’ai pas réussi à savoir si entre-temps la statue a été restaurée et replacée. Depuis l’attentat, elle se trouvait dans l’exposition permanente du Musée de la civilisation, dans la section « Mémoire refoulée » (je n’invente rien), tandis que la tête s’était retrouvée dans la « Réserve muséale de la Capitale nationale ». Au cours de restaurations antérieures, il était apparu impossible de réunir la tête et les épaules, très endommagées, parce que des morceaux manquaient. Murielle Doyle, directrice du Centre de conservation de Québec, estime que la statue est impossible à restaurer et qu’il vaudrait mieux en faire une copie.

Les nationalistes québecois grâce à qui la reine Victoria a perdu la tête s’inscrivent dans une longue tradition. Au cours de années ‘20 du siècle dernier, des nationalistes irlandais firent sauter une statue du roi Guillaume III. En 1937 ils dynamitaient un monument commémoratif du roi Georges II. L’action la plus spectaculaire eut lieu en 1966 lorsqu’ils firent sauter une colonne supportant la statue du général Horatio Nelson en plein centre de Dublin. Par miracle il n’y eut pas de victimes et seul le monument fur endommagé. En 2005 on commémorait le 200ème anniversaire de la victoire de Nelson sur les Français à l’issue de la bataille de Trafalgar, où il perdit la vie, et la tête de la statue fut exposée aux Archives de la ville de Dublin, non loin de la colonne disparue.

Cette iconoclastie cadre parfaitement avec une longue tradition. Lorsque les premiers protestants témoignèrent leur dégoût de l’Eglise catholique, trop éloignée du christianisme originel, ils détruisirent des statues de Dieu et de ses saints (qu’ils ne reconnaissaient d’ailleurs pas comme tels). Quelquefois ce furent non seulement des statues mais des bâtiments entiers qui durent y passer. Le 5 novembre, les Britanniques se remémorent qu’en 1605 des révolutionnaires catholiques voulurent faire sauter le Parlement. En 1793 des Liégeois détruisirent la cathédrale Saint-Lambert, l’une des premières et des plus grandes cathédrales gothiques d’Europe après Notre-Dame de Paris. Une telle pulsion destructrice n’est d’ailleurs pas toujours inspirée par la seule religion. Les Liégeois ont indéniablement été inspirés par les révolutionnaires français détruisant la Bastille et il va sans dire que les nationalistes ont aussi dû se montrer à la hauteur de leur réputation.

Dans l’introduction du catalogue « Iconoclash », l’anthropologue français Bruno Latour souligne que l’iconoclasme occidental peut se ramener au concept d’acheiropoiétè : l’idée que quelqu’un ou quelque chose doit sa valeur à ne pas être faite de la main de l’homme. C’est dans ce contexte que le mot « manipulation » (manus étant le terme latin pour main) a acquis une connotation négative qu’il n’avait pas à l’origine, alors que l’un des éléments déterminants de la culture est précisément que l’homme, en tant qu’être de culture, crée des objets. Les iconoclastes s’attaquant aux images ne le font pas tous parce qu’ils contestent aux autres le droit de représenter des personnes ou des dieux spécifiques, mais on peut avancer avec quelque certitude qu’ils le font tous afin de condamner les idées que représentent ces images, créées par des hommes. Souvent ils témoignent moins de leur dégoût des personnages représentés que des personnes qui les ont créés ou qui les perpétuent, en tant que symboles d’idées qu’ils rejettent.

Au sens le plus général un symbole est quelque chose qui figure ou évoque autre chose. Comme les symboles sont forgés par des personnes, ils n’ont pas de signification unique, universelle ; ils n’ont que la signification que les gens leur donnent. Ces significations peuvent varier en fonction du point de vue de l’auteur, à savoir le commanditaire de l’image, son créateur effectif et le public. L’iconoclasme renvoie précisément à un conflit sur les significations. La contestation à propos de la main tranchée d’un Congolais représenté dans un monument de Léopold II à Ostende en est un parfait exemple : dans les discussions quant à savoir si cette main doit être replacée ou non, il ne s’agit pas seulement de la confrontation entre un argument juridique (oui) et un argument moral (non), mais également entre deux arguments moraux (oui ou non). Ces dernières années, en Belgique, à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie, des monuments publics et des stèles commémoratives ont fait l’objet d’actions de protestation, la plupart ludiques, afin de dénoncer certains aspects du passé colonial belge. A cet égard les statues de Léopold II sont une cible privilégiée. Pourquoi Léopold II ? Pour commencer, la connaissance de la mémoire publique des Belges quant à leur passé colonial peut se résumer à trois sortes de « monuments » au sens propre et figuré du mot : Léopold II, Tintin au Congo et le Musée Royal de l’Afrique Centrale (MRAC) à Tervuren. Des trois, Léopold II semble être la cible préférée parce qu’il représente les pages les plus sombres de l’histoire de la colonisation belge du Congo. Mais on peut dire aussi qu’il est une cible facile. D’abord, ses exploits dans l’Etat indépendant du Congo rejettent dans l’ombre tout ce qui s’est passé ensuite au Congo belge, ce qui fait de lui un fusible tout trouvé : car si Léopold II gérait son Etat indépendant en tant que possession privée, par contre le Congo belge était dirigé par l’Etat belge, via un parlement démocratiquement élu. Et si nous, citoyens belges, ne portons aucune responsabilité pour ce que Léopold II a fait dans son Etat indépendant, par contre nous sommes bien les héritiers de la gestion belge au Congo belge. On est à l’abri dans l’ombre de Léopold II parce que cette ombre est si grande qu’elle détourne l’attention de tout ce qui n’allait pas au Congo belge. Léopold a posé une norme de cruauté que personne ne peut égaler. Geert Van Istendael peut bien écrire que Missions et Société (Générale) au Congo belge étaient, comparées à la gestion de terreur de Léopold II, une bénédiction pour la population locale (1993 – 1930). De telles analyses ne nous disent rien du régime colonial en soi parce que nous sommes tous, comparés à Léopold II, des saints ou au moins des demi-saints.

Nous pouvons aussi nous demander pourquoi les Belges s’indignent manifestement avec plus de facilité à propos des Congolais qui perdaient la vie il y a plus de cent ans dans l’Etat indépendant du Congo, qu’à propos des millions de Congolais morts au cours de la dernière décennie, dans le plus sanglant des conflits depuis la deuxième guerre mondiale, et à propos des milliers de Congolais dont la vie ou la santé est actuellement menacée et dont la vie pourrait encore être sauvée, alors que pour les victimes de Léopold II, il n’y a plus rien à faire.

La dévolution de l’Etat indépendant du Congo à l’Etat belge en 1908 n’est pas commémorée cette année. Toute l’année 2008 se trouve sous le signe de l’Expo ’58, un thème plus léger et plus sûr qui fait l’objet de toute une nostalgie, étant entendu qu’on ne prête pas trop d’attention à l’exhibition de sujets congolais lors de cette Exposition universelle. Et les multiples projets commémoratifs empreints de nostalgie ne permettent guère d’apprendre quoi que ce soit à ce propos. Et s’il y a si peu d’intérêt en Belgique pour le passé colonial, si la connaissance de ce passé se limite à peu près à trois monuments, Léopold II, Tintin au Congo et le MRAC, serait-il possible que l’attention portée à Léopold II a moins à voir avec un débat public sur le passé colonial qu’avec l’avenir de la Belgique ? Que Léopold II fait l’objet d’actions publiques moins à cause de ce qu’il a perpétré dans « son » Congo qu’à cause du fait qu’ayant été roi, il est vu comme un symbole de la monarchie belge et donc de la Belgique en tant que telle ? Serait-il possible que certains activistes soient plus préoccupés des futures relations entre Flamands et francophones que par les anciennes relations entre Belges et Congolais ?

En tout cas il apparaît que la plupart des actions autour des monuments coloniaux publics en Belgique sont portées par des acteurs belges « blancs » et que peu de Congolais y sont impliqués. Il est vrai que les Congolais rendent hommage chaque année aux tombes de leurs compatriotes qui ont laissé leur vie à l’exposition universelle de 1897. Mais cette commémoration annuelle ne suscite guère d’intérêt auprès des Belges « blancs » ou des médias belges. Et pourtant le passé colonial est en première instance un passé partagé des Belges et des Congolais. Il est intéressant d’étudier les différentes manières dont les Congolais cohabitent avec leurs statues coloniales dans l’espace public.

Le 2 février 2005, à la veille du vernissage de l’exposition « La mémoire du Congo » au MRAC à Tervuren, le ministre congolais de la culture, Christophe Muzungu, réinstalle le monument équestre de Léopold II au centre de Kinshasa; cette nouvelle fait les titres de presque tous les journaux belges. Quant à la nouvelle que le ministre, après les protestations de Kinois, fait presque illico retourner la statue à l’Institut des Musées nationaux du Congo, elle est beaucoup moins présente dans cette même presse.

Lors d’un entretien récent avec Johan Lagae et Christine Dupont, l’historien congolais Jacob Sabakinu précise le contexte. Il souligne que dès 1991-1992 la commission socioculturelle de la Conférence nationale avait décidé de réinstaller de vieux monuments coloniaux à leur emplacement d’origine et de rebaptiser places et rues, afin de réhabiliter l’histoire précoloniale, coloniale et postcoloniale. Malgré les critiques émises contre le travail de cette Commission par le gouvernement suivant du président Kabila, le gouverneur de Kinshasa, Théophile Mbemba, réunit une commission culturelle dans le cadre d’un plan d’urbanisation de la ville. Cette commission culturelle était composée d’historiens (parmi lesquels Sabakinu) et d’architectes de l’Académie des Beaux-Arts. S’inspirant des décisions prises par la Conférence nationale, cette commission proposa de rebaptiser les places publiques et les rues et de réinstaller les vieux monuments à leur emplacement initial. Sabakinu défend ces propositions, soulignant que “sans référence à la mémoire, un peuple n’existe pas” et que “le devoir de mémoire est une nécessité pour des nations qui aspirent à un développement durable.”

Lors d’un colloque qui s’est tenu en janvier de cette année au Centre d’Etudes et de Documentation fédéral (CEGES-SOMA) sur la mémoire sociale des anciens coloniaux, après l’intervention de Donatien Dibwe dia Mwembu, de l’Université de Lubumbashi, qui étudie la mémoire sociale des habitants sur l’histoire de leur ville, certains chercheurs belges marquèrent leur surprise devant les idées nuancées de ces habitants, selon Dibwe, quant à l’aspect colonial de cette histoire. Peut-être cette réaction nous parle-t-elle surtout des préjugés de certains chercheurs qui semblent penser que les Congolais ont l’esprit vengeur ou irrationnel. Mais l’exemple du Québec et de l’Irlande semble indiquer que des pays ou régions qui se considèrent comme anciens colonisés, occupés, etc. peuvent plus facilement donner une place à leur passé que les pays ou régions responsables de cette colonisation, occupation, etc. Il semble plus aisé pour les colonisés de se souvenir des souffrances qui leur furent infligées et de les situer que pour les anciens coloniaux auteurs de ces souffrances. Les ex-colonisés peuvent transformer les monuments coloniaux érigés à la gloire de la colonisation en monuments commémorant leurs souffrances. Les Congolais ne détruisent pas le patrimoine colonial parce qu’il a été conçu par les Belges, ils veulent le conserver parce que, à l’exception des statues, il a été créé par des Congolais. Le long de la voie ferrée Kinshasa-Matadi, les Belges ont érigé une statue pour commémorer la construction de cette voie qui a coûté la vie à beaucoup de Congolais, avec l’inscription : “Le chemin de fer les libéra du portage”. Parole venant de gens qui se faisaient porter par les Africains dans un tipoi au lieu de se servir de leurs pieds, comme ces mêmes Africains, et qui sacrifièrent littéralement des vies humaines pour permettre ce chemin de fer … J’ignore si cette statue s’y trouve toujours. Mais en nos temps postcoloniaux et jusqu’à nouvel ordre, cette inscription est toujours parlante en soi, et ne nécessite guère de commentaires.

Il est évident que la Belgique n’est pas le Congo et que le patrimoine colonial, places, rues, etc. baptisées d’après des figures du passé colonial belge, occupent ici, au sens littéral comme au sens figuré, une autre place. Manifestement les gens gèrent plus facilement le sentiment d’avoir dû subir une certaine période ou situation sans l’avoir choisie, que le sentiment de prendre conscience, après coup, que d’autres les considèrent comme des colonisateurs, des auteurs de violences ou quoi que ce soit du même style. Tandis qu’en Belgique le débat sur le passé colonial est absent, que le 100ème anniversaire de la dévolution du Congo passe dans le silence et que le débat existant se limite à des actions autour de quelques monuments coloniaux, les Congolais, comme les Dublinois et les Québecois, inscrivent le débat sur les vieux monuments associés aux colonisateurs ou aux occupants dans un cadre plus vaste portant sur l’ensemble de leur histoire. En Belgique nous devons encore franchir le pas entre un débat sur des monuments coloniaux et un débat sur le lieu de ces monuments coloniaux au sein d’un cadre plus large, celui du passé colonial en tant que tel d’une part, et des relations actuelles entre Belgique et Congo ainsi que des relations entre Belges et Congolais ici en Belgique d’autre part.

Aujourd’hui en Belgique, les Congolais constituent la troisième minorité non européenne après les Marocains et les Turcs, mais ils restent largement invisibles. Dans les débats publics, le terme contestable d’allochtones est quelquefois étendu des Marocains et Turcs aux Africains subsahariens en général, mais contrairement aux pays voisins comme la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, les Burundais, Congolais et Rwandais ne sont pas considérés ici comme les immigrants postcoloniaux qu’ils sont de fait. Contrairement aux pays qui nous entourent, les cultures de nos anciens mandats et colonies n’ont guère eu d’influence sur les cultures belges. Alors que les livres de cuisine de l’époque victorienne présentaient déjà comme allant de soi des plats au curry et que le poulet tikka masala a remplacé le fish-and-chips au Royaume-Uni comme plat populaire par excellence, la colonisation léopoldienne et belge de pays centrafricains n’a pratiquement laissé aucune trace chez nous. La musique congolaise est renommée partout, sauf en Belgique. Cette situation contribue à l’invisibilité des Congolais en Belgique et à leur absence des débats sur le passé colonial. Quand les Belges excluent les Congolais de cette discussion ou du moins négligent de les inviter à participer, les réduisant ainsi à un sujet de discussion plutôt que de les considérer comme des partenaires de débat, ne répètent-ils pas une fois encore le passé colonial ? Il est bon de sonder ses reins et son cœur, mais le nombrilisme est une forme d’égocentrisme qui profite davantage aux gens qui récitent leur mea culpa qu’à ceux vis à vis desquels ils veulent s’excuser.

En 1998, alors que la France et les Etats-Unis commémoraient le 150ème anniversaire de l’esclavage, beaucoup de Français d’origine antillaise ont déploré que les commémorations soient placées sous le signe de l’abolition, pour la plus grande gloire et le plus grand honneur des abolitionnistes français, et non sous le signe des Africains que les Français avaient sans vergogne réduits en esclavage. L’an dernier également, à l’occasion du 100ème anniversaire de l’abolition de la traite des esclaves en Grande-Bretagne, l’accent a plutôt porté sur les actions héroïques des abolitionnistes européens que sur les souffrances. Par contre, les anniversaires des soulèvements d’esclaves africains eux-mêmes et le centième anniversaire de la révolte de 1897 des esclaves d’Haïti (Saint-Domingue) la première nation moderne fondée par des esclaves qui l’avaient emporté sur leurs maîtres, ces anniversaires sont passés dans un silence international. La France n’a voulu reconnaître l’indépendance de sa colonie qu’en échange de quelque malheureux 150 millions de francs (ramenés plus tard à la moitié) ; elle voulait par là punir ses anciens esclaves d’avoir osé s’approprier les valeurs de la Révolution française en exigeant leur liberté.

L’historien haïtien Michel-Rolph Trouillot cite dans son fameux livre “Silencing the Past : Power and the Production of History” une entrevue où l’ancien président Jacques Chirac déniait de but en blanc qu’Haïti ait jamais été une colonie française, comme si admettre ce fait ne cadrait pas avec l’image de la France comme pays qui offre la liberté à « ses » esclaves et peuples colonisés, alors même qu’ils se sont battus pour cette liberté. Trouillot ajoute que même l’éminent historien Eric Hobsbawm, que personne n’a jamais accusé de racisme, n’évoque pas la révolution haïtienne dans sa célèbre étude « The Age of Revolutions ». Pas mal d’Européens, lorsqu’ils essaient d’étudier leur passé esclavagiste ou colonisateur, ont tendance à se placer eux-mêmes sous les feux de la rampe.

Si l’on en croit certains survols belges de l’histoire coloniale, il y a eu d’abord Léopold II, le visionnaire qui offrit une colonie à la Belgique et en passant délivra les Congolais des prétendus marchands d’esclaves arabes, et ensuite Jef Van Bilsen, tout aussi visionnaire, et auteur d’un plan pour l’indépendance congolaise. Ce genre de récit réduit les Congolais au rôle de figurants dans leur propre histoire. Après s’être emparés de leur pays, voilà que les Belges s’approprient l’histoire des Congolais, en restreignant les événements à de l’histoire coloniale belge, sans voir qu’il s’agit aussi et avant tout de l’histoire du Congo.

Aucune histoire ne se réduit à une description de la lutte entre les bons et les mauvais, auteurs perfides et victimes innocentes. Depuis la publication du livre du journaliste américain Adam Hochschild, Edmund Dene Morel est considéré comme le héros ultime, le petit homme qui se dressa contre Léopold II au nom des Congolais et en sortit victorieux. Ce faisant, Hochschild néglige sciemment (car il ne le sait que trop bien) que Morel, aussi fougueusement qu’il avait combattu Léopold II, mais avec moins de succès, lança plus tard une action de protestation internationale contre la présence en Rhénanie de troupes coloniales françaises d’Afrique du Nord après la première guerre mondiale. Il décrivait la « race » africaine (sans distinguer Africains du Nord et Africains subsahariens) comme étant la plus développée sexuellement. Les recrues, affirmait-il, venaient de tribus qui vivaient encore à un stade primitif. Leurs femmes ne les avaient pas accompagnés et comme ils étaient sexuellement sans pudeur et incapables de contrôle, ils constituaient un danger pour toutes les femmes et fillettes, qu’ils risquaient de violer. Selon Morel ces femmes tomberaient immanquablement malades après de tels viols parce que tous les « nègres » (« negroes ») avaient la syphilis et qu’en outre tout viol d’une femme « blanche » par un « nègre » (« negro ») entraînerait, pour des raison physiologiques connues, de graves blessures pouvant même entraîner la mort.

Le racisme de Morel vis à vis de la présence de soldats africains en Europe est tout aussi indiscutable que les atrocités perpétrées contre les Congolais dans l’Etat indépendant du Congo, actes contre lesquels il avait protesté. Quiconque aurait l’idée de remplacer les statues de Léopold II par des statues de Morel serait sûr de se heurter aux actions de protestation d’Africains bien informés. Et néanmoins, Morel constitue un bon symbole de la période léopoldienne, bien plus complexe que les habituels récits de barbarie ne nous le laissent croire, précisément parce qu’il n’était aucunement le chevalier blanc que dépeint Hochschild, mais un personnage infiniment plus complexe. Il serait faux de réduite la période léopoldienne aux atrocités perpétrées contre les Congolais. Léopold II a jeté les bases de l’organisation d’un état colonial, largement reprises par la Belgique en 1908, y compris la prétendue « politique indigène ». Le Congo belge est l’héritier direct de l’Etat indépendant du Congo. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y avait moins de ségrégation raciale avant 1908 que par après, et les Africains pouvaient plus facilement faire carrière dans l’administration coloniale avant 1908 qu’après cette date. C’est ainsi que le Nigérian Herzekiah Andrew Shanu acheva sous Léopold II sa carrière de sous-commissaire de district. Après 1908 la chose eut été littéralement impossible. Aussi improbable que cela puisse nous sembler, pendant la première moitié du vingtième siècle, les habitants d’Elizabethville (devenue Lubumbashi), ville qui n’a jamais été concernée par le commerce du caoutchouc, pensaient qu’au temps de Léopold II les « blancs » mangeaient à la même table que leurs boys qu’il considéraient comme leurs employés, mais qu’Albert Ier, lui, contrairement à son oncle, ne respectait pas les lois de l’Afrique et du Congo et que sous son règne les « blancs » avaient introduit une sorte d’esclavage (Fabian 1991 : 75). C’est une indication significative de la ségrégation raciale qui ne fut élaborée systématiquement qu’à partir des années ‘20. ¨

Pour paraphraser Claude Lévi-Strauss, nous pourrions dire que les monuments coloniaux publics de Léopold II sont « bons à penser » la colonisation, parce qu’ils forment des traces rares, visibles et identifiables du passé colonial dans le paysage belge. Ils sont aussi « bons à penser » parce que leur présence et leur visibilité peuvent inviter au dialogue avec les Congolais qui résident en Belgique et avec qui les Belges partagent ce passé colonial. Mais en même temps ces monuments se prêtent mieux à de la symbolique qu’à un débat public sur la période coloniale parce qu’ils sont par trop univoques, sans vie et inamovibles : ils sont juste là, ne font rien sans interventions humaines, et le potentiel d’interventions humaines est finalement réduit : ces monuments, on peut les édifier, les glorifier, les dénoncer, les détruire, les couvrir d’inscriptions … mais c’est à peu près tout. On ne peut les faire croître ni les faire réfléchir sur le passé et on peut à peine les transformer. Finalement on ne peut les utiliser que comme des marionnettes de ventriloque, et c’est un rôle colonial : chacun peut leur faire dire ce qu’il veut sans qu’elles ne puissent offrir une médiation, elles n’invitent pas à un véritable engagement parce qu’elles ne peuvent participer au débat, contrairement aux Congolais en Belgique ou à une institution précédemment coloniale comme le MRAC, créé par Léopold II comme outil de propagande coloniale. Un bon débat public requiert davantage une bonne métaphore qu’un symbole univoque. Et au sein d’un bon débat public les significations plurielles des monuments coloniaux doivent être reconnues comme symboles.

C’est seulement lorsque l’on n’arrive pas à donner symboliquement une place aux vieux monuments, coloniaux ou autres, que l’on veut les retirer de leur lieu physique. Mais en éliminant toutes traces du passé, on risque d’éliminer le passé lui-même. Si nous « épurions » la Belgique de toute trace du passé colonial, comment les Congolais pourraient-ils encore souligner les continuités entre le passé colonial et le présent ? A cet égard, n’oublions pas que lorsque la Conférence Nationale a attiré l’attention sur le passé colonial, ce n’est absolument pas (Sabakinu l’admet lui-même) en réaction contre Mobutu qui, lui, avait voulu effacer toutes les traces du passé colonial pour souligner l’authenticité supposée continue des cultures zaïroises, comme si la colonisation belge n’avait jamais eu lieu.

Par ailleurs, l’exemple d’Ypres montre que c’est possible. Après la première guerre mondiale, le gouvernement britannique insista pour que la ville, entièrement détruite pendant la guerre, soit laissée en ruines comme souvenir perpétuel de la Grande Guerre. On comprend que les Yprois ne tiennent pas à abandonner leur ville aux morts et à aller s’installer ailleurs. Au lieu de construire une nouvelle ville, ils choisirent de reconstruire leur ville perdue. Aucun urbaniste n’approuverait le choix d’alors. Mais plus la Halle aux Draps reconstruite, dominant la place du marché à Ypres, vieillit, plus nous prenons conscience de son inauthenticité. Et nulle part ailleurs le passé guerrier ne se maintient aussi vivant que dans Ypres reconstruit. Étrangement, la mémoire de la Grande Guerre vit en Belgique, en France, au Canada, en Grande-Bretagne, non parce qu’il reste des témoins directs de cette période mais peut-être précisément parce qu’ils n’y sont plus. La présence de témoins directs de la période historique spécifique semble plutôt être un obstacle que faciliter le débat public sur cette période, parce qu’elle augmente l’opposition entre croyants et non-croyants, entre partisans et opposants, entre auteurs et victimes, au détriment des significations multiples que présentent les différentes traces du passé pour des personnes différentes. L’anticlérical le plus enragé ne peut que regretter aujourd’hui la destruction de la cathédrale Saint-Lambert, parce que même l’anticlérical le plus enragé a cessé de réduire cette cathédrale à un symbole du pouvoir des princes-évêques, mais qu’il l’inscrit dans un récit beaucoup plus vaste incluant le passé tout autant que la réflexion actuelle sur le sujet. S’il faut en déduire qu’aucune société ne chérit autant son patrimoine religieux qu’une société sécularisée, la conclusion sera-t-elle que celui qui veut éliminer les monuments coloniaux est plus colonial qu’il n’en est lui-même conscient ?

Une attitude d’apparence radicalement anticoloniale devient coloniale quand elle maintient la distinction manichéenne entre colonisateurs et colonisés et que seule change l’évaluation des deux pôles. Rien de neuf : Sartre le concevait déjà quand il décrivait la négritude de Léopold Sédar Senghor comme un racisme antiraciste et plaidait pour une nouvelle synthèse, dans le sillage de la négritude comme antithèse du racisme européen.

Comment doit-on faire, comment peut-on faire ? En guise de conclusion je donnerai deux exemples, l’un d’activistes, l’autre d’intellectuels. Pour les activistes, nous allons aux Pays-Bas, longtemps considérés par les Flamands comme le pays-guide ; pour les intellectuels, forcément nous allons en France, nous basant sur le nombre de livres sur Sarkozy dans les librairies bruxelloises, et où habitent aussi la plupart des Bruxellois francophones.

Pendant près de 400 ans, les Pays-Bas ont été une puissance coloniale avec des colonies allant de l’archipel indonésien à l’est jusqu’à l’Inde occidentale et au Surinam à l’ouest. Les colonies asiatiques furent initialement fondées par une entreprise privée, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales (VOC) créée en 1602 ; la Compagnie des Indes Occidentales (WIC), fondée en 1621, vécut moins longtemps. Alors que le Surinam devenait indépendant en 1972, les Antilles néerlandaises restèrent néerlandaises, en conséquence de quoi plus de 400.000 Néerlandais originaires du Surinam et des Antilles vivent aux Pays-Bas; la grande majorité d’entre eux descendent d’anciens esclaves venus d’Afrique.

En 1998 le parlement néerlandais lança un débat sur la création d’un monument commémorant l’esclavage. Après concertation avec l’administration, un collectif d’activistes approuva la création d’un monument et la fondation d’un institut de recherche sur l’histoire de l’esclavage. Mais le gouvernement déplora assez rapidement des difficultés avec le collectif. Il craignait que ce partenaire ne se radicalise et ne concrétise sa vision radicale dans un monument national pour tous les Néerlandais. Il faut se souvenir que le débat sur le passé esclavagiste néerlandais avait lieu à un moment où les Néerlandais commençaient à se poser des questions sur l’identité néerlandaise, en réaction à la présence d’immigrés venant des anciennes colonies et d’ailleurs. Alors le gouvernement finit par créer son propre comité, constitué d’intellectuels et d’artistes « blancs » et « noirs ». Un financement par le gouvernement signifiait forcément qu’il avait voix au chapitre dans la construction finale du monument. Finalement il décida de ne pas édifier un monument commémorant l’abolition de l’esclavage mais bien un monument célébrant l’idéal de société multiculturelle, avec le slogan « liés par la liberté ». Ce ne fut pas du goût de la plupart des Antillais et Surinamiens, qui s’offusquèrent également du fait que le monument ne serait pas placé sur le Dam à Amsterdam, où se trouve le monument commémorant la seconde guerre mondiale. Lors de l’inauguration du monument en un lieu moins central d’Amsterdam, certains portaient des affiches : « 5 ans d’occupation : monument sur le Dam !!! 400 ans d’esclavage : monument à l’Oosterpark ???!!! » Sur plus de 3.000 monuments publics aux Pays-Bas, la grande majorité est dédiée au souvenir de la seconde guerre mondiale.

En 2005, trois ans après l’érection du monument qui n’attire encore que des Antillais et Surinamiens, le Premier ministre Peter-Jan Balkenende déclencha un tollé quand, en réaction à une critique de l’opposition, il rétorqua que la vieille mentalité VOC était de retour : les Néerlandais étaient à nouveau animés d’un dynamisme international. Beaucoup d’Antillais et Surinamiens s’indignèrent de ce que le Premier ministre puisse glorifier la période VOC, caractérisée par l’esclavage. Des organisations surinamiennes et antillaises exigèrent des excuses de la part du Premier ministre et appelèrent à une manifestation de protestation au pied du monument national de l’esclavage, puis à l’institut national de recherche sur l’esclavage, lequel refusait d’adhérer à leur point de vue, arguant qu’il ne s’occupait pas seulement du passé mais surtout des Surinamiens et Antillais dans les Pays-Bas contemporains. Beaucoup de Néerlandais « autochtones » reprochèrent aux activistes de ne pas savoir de quoi ils parlaient : ce n’était pas la VOC (en Inde orientale ou en Indonésie) mais la WIC (aux Indes occidentales, càd Antilles et Surinam) qui aurait été impliquée dans la traite des esclaves ; certains défiaient les Surinamiens de retourner dans leur pays. En réalité l’esclavage a existé tant aux Indes orientales qu’occidentales et c’est la VOC qui a introduit l’esclavage en Afrique du Sud et en Maurétanie. En 1860, 50% de la population de l’ancienne Batavia (devenue Jakarta) étaient des esclaves amenés de l’île indonésienne d’Ambon.

Le débat néerlandais met à nu deux points névralgiques : l’incapacité pour tous les Néerlandais de se retrouver dans un débat public sur l’implication des Pays-Bas dans la traite esclavagiste et l’impuissance à mesurer l’importance entre le passé et le présent. La déclaration de Jacques Chirac sur Haïti que j’évoquais auparavant, la proposition controversée de donner dans l’enseignement un éclairage positif sur la colonisation française et enfin le fameux « Discours de Dakar » prononcé par Sarkozy en 2007 montrent que la classe politique française, pas plus que son homologue néerlandaise, n’est parvenue à être au clair avec son passé colonial. Par ailleurs, nulle part en Europe le débat intellectuel sur cette période historique chargée n’est aussi développé qu’en France même. Fidèles à l’image traditionnelle des intellectuels français, les universitaires français qui effectuent des recherches sur l’histoire coloniale sont particulièrement engagés. En 1993 un certain nombre d’historiens fondaient le groupe de recherche Achac qui travaille sur la colonisation, l’immigration et le postcolonialisme, avec notamment Nicolas Bancel et Pascal Blanchard. Alors que beaucoup ressentent comme une contradiction le fait que Morel, adversaire acharné de Léopold II, soit en réalité un raciste invétéré, le groupe de recherche Achac ne questionne pas ce paradoxe spécifique, mais en fait le point central de son analyse : la République française, édifiée sur les valeurs révolutionnaires de liberté, égalité, fraternité et sur les droits de l’homme universels, était intimement coloniale dès son début. La colonisation française ne fut pas une aberration de l’idéal républicain français, mais une émanation de cet idéal. Contrairement aux chercheurs de l’institut esclavagiste néerlandais qui estiment que le souci du passé détourne l’attention des problèmes socio-économiques auxquels les Antillais et Surinamiens sont confrontés aujourd’hui, l’Achac relie expressément son analyse des rapports coloniaux avant 1960 aux relations entre Français et immigrants postcoloniaux aujourd’hui. Le titre de l’un de ses livres « De l’indigène à l’immigré » en dit long à cet égard.

En France comme dans d’autres anciennes puissances coloniales, l’exclusion de sujets coloniaux reflétait l’exclusion de certaines catégories de Français, en première instance les femmes qui d’abord n’avaient pas même de citoyenneté. L’Affaire Dreyfus dévoila de manière cruciale l’antisémitisme de toutes les couches de la société. Le titre de la fameuse étude d’Eugen Weber, «Peasants into Frenchmen» (« La fin des Terroirs ») montre jusqu’où allait l’Etat pour créer des citoyens français au départ de gens dont la plupart n’avaient même pas le français pour langue maternelle, même si des chercheurs ultérieurs ont souligné que l’Etat n’avait jamais vraiment réussi à cet égard. L’anthropologue américaine Anne McClintock avance que la domestication des colonies d’outremer allait de pair avec la racialisation des métropoles coloniales. Les Celtes en France et en Grande-Bretagne, les juifs, les roms et les sinti ailleurs. Pour dominer d’autres classes, càd pour les « créer » en tant que classes, la bourgeoisie doit tout d’abord se transformer elle-même en une classe. Il n’est pas anodin que le philosophe Michel Foucault parlait à cet égard d’un processus d’autocolonisation. Quant au thème de cette autocolonisation en Belgique, le terrain est encore vierge, alors que sans lui nous ne pourrons comprendre ni la colonisation du Congo ni les débats actuels sur la société multiculturelle contemporaine. Suivant les publications qui paraissent sur le racisme, celui-ci serait né en Belgique dans les années ’30 avec la montée du fascisme et du nazisme, et ce qui se passait au Congo y serait totalement étranger. Il se fait que hier j’avais rendez-vous avec un ex-colonial qui prétendait mordicus que le tribalisme congolais est pire que le racisme. Cette allégation en dit long sur les différentes manières dont les Belges voient encore toujours la colonisation belge et minimalisent son impact sur la société congolaise aussi bien que belge d’aujourd’hui. Bien des Belges refusent encore toujours de prononcer le mot racisme et soulignent qu’au Congo, les Belges se sont rendus coupables tout au plus de paternalisme. A ces personnes, je ne puis que conseiller la lecture de la Charte coloniale, la loi établissant et réglementant jusqu’à l’absurde les distinctions entre « blancs » et « noirs », Congolais, Belges et étrangers. Mais là encore, c’est une réalité qui se laisse difficilement appréhender à partir des statues équestres de Léopold II.

Le constat le plus remarquable est qu’il n’y a pratiquement pas eu de monuments publics édifiés dans l’espace public afin de commémorer la colonisation belge du Congo et qu’il n’y a pas non plus de débat public sur cette période historique. Sans monuments coloniaux, il n’y a manifestement pas de débat public possible sur le passé colonial. Mais les monuments coloniaux sont tout au plus une bonne introduction pour un débat public ; il ne peuvent en devenir l’objectif final. Je dirais que ceci ouvre le débat.

Bambi Ceuppens

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Vanitas, vanitatis, omnium

S’il est une qualité que j’approuve chez les pigeons de ville, n’en déplaise aux hygiénistes urbains, c’est cette audace irrévérencieuse qu’ils ont, de pouvoir déféquer, en toute liberté et impunité sur les monuments. Et c’est la plus belle politesse qui soit, rendue à la mégalomanie et à la vanité des hommes. Marhoum