John & Jane

«L'un des plus grands changements dans l'ordre culturel global créé par le cinéma, la télévision, la vidéo.. concerne le rôle de l'imagination dans la vie sociale...» (Arjun Appadurai). Américanisation de l'Inde ou indigènisation de l'Amérique ? Ou illustration de la phase III ?

Chaque soir, Namrata, Vandana et Oaref deviennent Naomi, Osmond et Nikki. Employés d'un call center de Bombay, ils répondent pendant la nuit, à cause du décalage horaire, à des consommateurs qui appellent des numéros verts aux Etats-Unis. Comme des immigrés pénétrant sur le sol américain, ils doivent changer de noms. Pourtant, ils n'ont pas quitté leur pays ni franchi de frontière, c'est la frontière qui les traverse : chaque soir, en s'asseyant devant leur écran, ils deviennent américains. «Cela doit être difficile d'avoir son corps en Inde pendant que son esprit est en Amérique», déclare Ashim Ahluwalia, le réalisateur indien d'un documentaire sur les call centers de Bombay (John & Jane). «Traversant les continents au téléphone, ils vendent des produits et calment les nerfs des consommateurs. Chaque fois qu'ils interviennent, ils rêvent de l'Amérique. Et pendant qu'ils rêvent, ils changent ?» Les six employés filmés dans John & Jane présentent à des degrés divers des symptômes de distorsion de la personnalité. Après quatorze heures de travail, on les voit au petit jour abandonner leur identité américaine comme des Cendrillon indiennes et redevenir ce qu'ils sont, Namrata, Vandana et Oaref, pour aller se coucher.

Le film décrit l'envers de la délocalisation économique et financière : une migration temporelle et culturelle, celle de ces «esprits», que le réalisateur appelle «the souls of the outsourced», les âmes délocalisées. Assignés à résidence la nuit sous les néons des grandes salles d'appels qui résonnent du brouhaha des conversations téléphoniques, ces nouveaux migrants ne voyagent plus dans l'espace, mais dans le temps. Ils «télétraversent» les continents. Ils émigrent dans le temps virtuel d'une onde téléphonique. Happés par un monde virtuel dont ils ne connaissent que les prospectus commerciaux et les séries télévisées, ces employés voient leur identité se confondre peu à peu avec une Amérique fantasmée. Les candidats aux call centers doivent gommer leur accent indien grâce à des stages de phonétique (accent neutralization classes). Mais les formations proposées visent aussi à initier les individus à la culture et au mode vie occidentaux. Les salariés doivent être parfaitement au fait de l'actualité politique et sportive pour pouvoir en parler avec leurs clients. Les séries américaines, dont les employés des call centers indiens sont abreuvés, constituent aussi un excellent moyen de se familiariser avec les habitus américains. L'offre de ces stages intitulés sensibilisation transculturelle (cross-culture sensitivity) a explosé en Inde en raison de la multiplication des call centers et de la délocalisation des structures de back office des entreprises européennes et américaines.

Amelia Gentleman, journaliste de The Observer, estime que «les call centers sont un symbole de l'Inde du XXIe siècle et inspirent films, best-sellers et séries télévisées». Pour Chetan Bhagat, dont le roman One Night@the Call Center est resté six mois sur la liste des best-sellers, les call centers incarnent les tensions d'une nation prise entre deux époques, entre les influences indiennes des générations plus âgées et l'influence occidentale à laquelle sont exposées les jeunes Indiens. Le roman est «une tentative visant à érotiser l'industrie, à faire de l'entreprise un lieu culturellement excitant, hip et cool, analyse Makarand Paranjape, un professeur de littérature anglaise. Bien sûr, c'est de la pure fiction : il n'y a rien d'excitant dans ces call centers, qui sont des lieux de déshumanisation et d'acculturation. C'est le melting-pot dans lequel toutes les influences culturelles se rencontrent». Des milliers de jeunes diplômés des deux sexes passent leurs nuits dans la promiscuité de lieux confinés, brisant les distances traditionnelles entre les sexes, travaillant à l'heure américaine dans des bureaux modernes et élégants, adoptant l'identité d'étrangers américains, accomplissant des tâches automatiques mais gagnant des salaires auxquels leurs parents ne peuvent aspirer.

En 2006, on comptait en Inde quelque 350 000 travailleurs troquant chaque nuit leur identité pour une rémunération très supérieure au salaire moyen. C'est le «nouveau rêve indien», qui a remplacé les vieux rêves d'exil. Peu à peu, ces jeunes «s'intègrent (...) au pseudo style de vie américain qu'ils sont forcés d'adopter, au point de subir une transformation fondamentale, ils deviennent leur job», commente Radhika Chadha, une consultante indienne en stratégie.

«John & Jane, dit son réalisateur, est un film sur le besoin que nous avons tous de devenir des Américains hybrides. C'est le cas en Inde, mais c'est en train de le devenir partout ailleurs dans le monde (...). Ils formatent nos goûts et notre esthétique et, dans une certaine mesure, sans que cela signifie qu'ils y réussissent, notre identité.» Le cas de métamorphose le plus impressionnant dans John & Jane est celui de Naomi, une jeune Indienne qui s'éclaircit la peau et décolore ses cheveux pour ressembler à Marilyn Monroe. Elle parle avec un accent américain même en dehors des heures de travail. Blonde jusqu'aux sourcils, elle avoue avec un faux accent du Middle West : «Je suis totalement très américanisée» («I'm totally very americanized»).

Christian Salmon

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