Les rentiers de la pensée...

Caroline Fourest campe la continuité héroïque d’une histoire où le droit de blasphémer a été acquis contre des autorités obscurantistes, et doit, désormais, être maintenu et défendu, quoi qu’il en coûte, contre un nouvel assaut, d’autant plus douloureux que son origine se situe dans ces pays du Tiers Monde qui furent longtemps synonymes de lutte contre l’oppression. Des notables, enchantés de se voir appelés au refus de lâches compromis inspirés par la mauvaise conscience applaudissent, mais des jeunes gens dans l’auditoire rient et chantent, « La pensée ne doit pas se soumettre ? Mais elle est soumise… » L’intention est claire : il s’agit d’un blasphème – le libre examen, puisque l’on peut blasphémer contre lui, appartient au registre de la foi, mais une foi qui se nie elle-même pour mieux persécuter les autres. Pour mieux imposer le monopole de ces valeurs que nous avons été appelés à promouvoir. Ralentir, pour ne pas étouffer. Pour ne pas être prise en otage, pour ne pas me soumettre à l’alternative qui étrangle. Et pour cela, peut-être, se souvenir d’abord de ce que, dans cette Université, nombreux sont les chercheu/r/ses et enseignant/e/s qui, sans penser à mal, tiennent pour scientifiquement légitime que la pensée, au même titre que tout autre comportement humain, puisse être définie comme fonction d’autre chose – soumise, en d’autres termes, à ce qui ne pense pas. C’est la science, ici, qui ne doit pas se soumettre, ne doit pas craindre de scandaliser l’opinion (y compris celle des collègues « humanistes »). Qu’on ne leur demande pas si les pratiques scientifiques elles-mêmes ne sont pas des comportements humains parmi d’autres – ils/elles se soumettent aux seuls « faits », et le fait même d’interroger la manière dont ces faits sont construits exposera à l’accusation de les réduire à de simples constructions – blasphème !
La pensée ne doit pas se soumettre… pour qu’il ne s’agisse pas d’un article de foi, ce devrait être une proposition qui porte avec elle une définition de la pensée, de ce qui s’appelle penser. Cela implique qu’il ne s’agit pas d’un attribut humain - on ne pense pas comme on respire, ou comme on marche, plus ou moins bien. Ce serait plutôt un exercice un peu étrange, dont les humains peuvent prendre le goût, dont ils peuvent devenir capable – pas en général, seulement lorsque ce qui importe est de résister à un « on sait bien », à la formulation toute faite d’une question. Mais ils peuvent devenir capables de bien d’autre choses – capables de dire « non », une capacité qui n’a pas de relation privilégiée avec la pensée, capables de s’entendre et de s’organiser, capables de lutter pour un possible, malgré les probabilités. Ou encore capables d’imaginer, et aussi de croire … de résister au désespoir et au sentiment de l’absurde.
Il y aurait donc pensée là où, et dans la mesure où, il y aurait production d’une capacité à examiner ce qui semble aller sans dire, et cela non en ce qui concerne les autres, mais là où nous risquons d’être accusés de blasphème par nos proches. Là où nous risquons d’être dénoncé/e/s comme traîtres, agents de démobilisation. L’idée, défendue en haut lieu, que le « libre examen » est un « processus utilisé par les sociétés ouvertes pour garantir et renforcer leurs valeurs » n’est alors rien d’autre qu’une domestication de cet exercice toujours suspect qu’est la pensée « en tant qu’elle ne doit pas se soumettre » : pense, mais de manière responsable ; n’oublie pas que les « sociétés ouvertes » sont entourées d’ennemis : mets à l’épreuve nos valeurs, certes, mais pour mieux les défendre. Bien sûr, si l’université dite « du libre examen » se veut être le lieu qui accueille cet exercice suspect, tout à fait distinct des savoirs qu’elle produit et enseigne, elle requiert en tant qu’institution une société qui reconnaît les valeurs - démocratie, laïcité, liberté d’expression, etc. – que nous avons l’habitude d’assimiler à l’héritage des Lumières. Mais les Lumières ont beaucoup d’héritiers, et ce que j’appelle ici pensée nul n’en est héritier au sens d’un droit. Penser, il faut le « faire », et ce « faire » doit, entre autres, risquer l’accusation d’ingratitude – « vous mordez la main qui vous nourrit ! » La pensée ne doit pas se soumettre, y compris à la défense de ce qui tolère qu’elle s’exerce publiquement.
Cela ne signifie pas une indifférence par rapport à ce monde. Je suis fière que notre université ait fermé pendant la guerre, ait su conclure que les conditions lui permettant d’exister avaient été détruites. Je me demande parfois si l’université d’aujourd’hui serait capable de tirer des conclusions de ce genre. Et nombreux à l’époque, qui faisaient partie de cette université, sont morts pour défendre des valeurs. Je soutiendrai seulement que l’exercice de la pensée n’a pas de lien privilégié avec la capacité de mourir pour une cause. Bien sûr, l’université est tout autre chose que le lieu où règnerait la pensée. Elle rassemble des pratiques de recherche hétérogènes, dont aucun n’a de lien privilégié avec la pensée, et accueille des étudiant/e/s aux origines et aux attaches hétérogènes, dont aucune ne donne un accès privilégié à la pensée. Mais une université comme la nôtre, qui affiche de surcroît que la pensée ne doit pas se soumettre, doit, ou plus précisément devrait d’abord non certes renier l’héritage des Lumières, mais affirmer que celui-ci, dans la mesure où il est question de pensée, exclut les rentiers, ceux qui l’utiliseraient notamment pour mettre entre parenthèse le défi créé par cette double hétérogénéité. Elle devrait transformer cette double hétérogénéité en une question qui suscite la pensée pour chacune de ses composantes, qui met à l’épreuve toute tentation d’incarner la Lumière, quelle qu’en soit la source. Sa grandeur (suspecte aux yeux des bien pensants) serait non de promouvoir – la pensée ne se promeut pas – mais de risquer le pari que les attachements et les héritages sont capables de cette épreuve qui les dissocierait des prétentions à l’autorité, au pouvoir de mettre d’accord et de juger, à l’incarnation de valeurs à vocation consensuelle. C’est une utopie, dira-t-on peut-être. Et certes nous sommes loin du compte. Mais ce qui nourrit ma capacité de dire « non » à ce qui ricane de la sorte, c’est le sentiment de honte que j’ai éprouvé, parfois, en rencontrant des gens pour qui l’université était un lieu « où là, au moins, on pense », un lieu dont ils étaient heureux qu’il existe, comme si cette existence, rendue possible par le financement public, c’est-à-dire par eux, faisait partie de leur dignité. Dire « non » au cynisme, c’est refuser de trahir cette confiance, qui me semble bel et bien adressée à ce que j’ai appelé pensée, aussi mal placée soit-elle en l’occurrence.

Isabelle Stengers

1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'y étais, ce fut le meilleur moment de ma soirée!!

Merci, Bob... :-D