De l'ambiguité de la "gauche"europénne et du colonialisme...


Une opposition « Nord/Sud » ?

Franz Fanon disait à propos des masses européennes, qu'elles « se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. » Cependant, l'ensemble du passage dit aussi : « Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant». Cette aide « décisive » peut se mesurer, par défaut!, à l'aune du bilan des indépendances nationales gagnées par les peuples anciennement colonisés. Les nouveaux Etats n'ont pas pu s'extraire du cadre général des rapports de domination à l'échelle internationale, et leurs leaders se sont soit fait assassiner ou renverser rapidement (Lumumba, Ben Barka, Ben Bella...), soit ils se sont adaptés à l'environnement impérialiste (c'est-à-dire la majorité). Même si ce fait n'est pas l'unique raison de l'échec des indépendances, on pourra difficilement concevoir une décolonisation réelle et totale tant que les anciennes métropoles et les principales puissances d'aujourd'hui seront dirigées par « nos maîtres communs », tant que Total, Bouygues, Halliburton et les autres pourront faire la loi un peu partout sur la surface du globe en s'appuyant de leurs Etats. Et il va sans dire que ce ne sont pas des raisons morales qui pousseront à une implication des travailleurs dans le combat anti-impérialiste, mais un intérêt commun que seul le déclenchement des luttes peut révéler à une échelle de masse. Ainsi durant la guerre civile espagnole, c'est à partir du Maroc colonisé que Franco a pu organiser son armée en juillet 1936 pour affronter la République et le mouvement ouvrier. Les troupes coloniales marocaines seront ses troupes de choc. Dans ce contexte, le soutien à l'indépendance marocaine était crucial pour saper les bases arrières du franquisme, comme le revendiquait les courants révolutionnaires à l'époque. Cependant, « craignant la révolution plus que Franco, le gouvernement - de Front Populaire, rassemblant la gauche modérée - avait rejeté tout projet (y compris celui d'Abd El Krim et d'autres Maures) de provoquer la révolution au Maroc par une déclaration d'indépendance. » Pour convaincre les taborg marocains qu'ils renforçaient le colonialisme en massacrant les ouvriers insurgés, et qu'ils avaient au contraire intérêt à s'y rallier, malgré les préjugés réciproques, il fallait être prêt à remettre en cause la domination coloniale. Cette situation n'est pas isolée, la classe dirigeante a souvent utilisé des groupes opprimés en tant que briseurs de grèves, utilisant la précarité des uns et renforçant le racisme des autres. Un autre exemple montre que ces divisions ne sont pas inéluctables. Il s'agit du récit de l'échec de la marche de Kornilov sur Pétrograd insurgée, en août 1917. Le fer de lance de l'armée du général cosaque est la division "sauvage", composée de montagnards Turkmènes venus du Caucase. De l'issue de la confrontation dépend l'avenir de la révolution russe. "A la rencontre de la division "sauvage" fut envoyée une délégation musulmane à laquelle on intégra des autorités indigènes qui s'étaient aussitôt manifestées, en commençant par le petit-fils de l'illustre Chamil, qui avait héroïquement défendu le Caucase contre le tsarisme. Les montagnards ne permirent pas à leurs officiers d'arrêter la délégation : c'eût été en contradiction avec les coutumes séculaires de l'hospitalité. Les pourparlers s'ouvrirent et devinrent, du coup, le commencement de la fin.(...) Sur le wagon de l'état-major de la division "sauvage", les soldats plantèrent le drapeau rouge avec cette inscription: "La Terre et la Liberté". L'important est de montrer que ni les colonisés ni les colonisateurs ne forment un bloc homogène, et qu'il est possible, voire nécessaire d'unir les éléments des deux groupes qui ont intérêt au changement. Cela suppose que des militant-e-s, dans les deux groupes, travaillent à faire émerger les oppositions de classe. Il faudra bien réussir à détacher les salariés de l'idéologie qui les lie à « nos maîtres communs », les gagner à une perspective anti-impérialiste, pour venir à bout de la domination. Dire cela ne signifie pas qu'il faille simplement attendre ce moment, ni s'abstenir de soutenir les mouvements de libération nationale. Mais cette réalité implique qu'aucun projet d'émancipation sérieux ne pourra pas voir le jour sans construire une unité entre les mouvements ouvriers des pays dominants et les peuples opprimés du Sud.

Marx, Engels et le colonialisme

« L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique, et la mise en place des fondements matériels de la société occidentale ». A l'évidence Marx et d'Engels se soumettent aux préjugés orientalistes de leur époque. Leur vision est souvent articulée autour de l'opposition entre la « civilisation » et la « sauvagerie ». Leurs textes ne sont pas des bibles, et il est bienvenu de les dépoussiérer sur cette question comme sur d'autres, comme sur l'homophobie par exemple. Cependant il faut noter qu'une différence de taille les sépare de la position des colons et des patrons européens : le but de l'entreprise coloniale est l'asservissement des peuples, l'objectif de ces théoriciens est l'émancipation sociale par « les travailleurs eux-mêmes ». Cela signifie que leurs idées peuvent évoluer, au contact des luttes et de la réalité. Alors qu'Engels se réjouit effectivement de la victoire de l'armée française sur l'émir Abd-el-Kader en décembre 1847, et que Marx parle du caractère « régénérateur » de la colonisation de l'Inde en 1853, ils commencent par la suite à réviser leur position.De même que ce sont les grèves des ouvriers anglais qui ont fait de Marx et Engels des communistes, c'est la résistance des peuples qui les ont amené à l'anticolonialisme. En 1858, la révolte des Cipayes, en Inde, marque un tournant décisif : alors que toute la presse européenne se lamente sur les tueries dont sont victimes les Européens et sur la sauvagerie des révoltés, seuls Marx et Engels prennent leur défense, montrent qu'il s'agit d'une lutte pour la liberté et que l'origine de la sauvagerie vient des colonialistes. Ils ne se départiront plus de cette position, en soutenant les révoltes en Inde et en Chine, puis en se confrontant à l'expérience des luttes de la paysannerie russe. Vers la fin de sa vie, Marx prendra ses distances avec la « théorie historico-philosophique qui s’imposerait fatalement sur tous les peuples », avec l'idée, héritée de Hegel et de la philosophie idéaliste, d'un Progrès absolu dans l'histoire qui s'incarnerait dans le développement des sociétés occidentales. Le cadre de son analyse, si on en extirpe les déformations orientalistes, reste à mon avis valide : le capitalisme, en se développant, pose les bases de son renversement en même temps qu'il sème la misère et le chaos. Autant les insurrections paysannes qui ont rythmé l'histoire des colonies, de l'Algérie à l'Indochine, ont été écrasées dans le sang par les armées mieux équipées envoyées par les métropoles, autant la modernisation progressive des sociétés colonisées donne des armes aux peuples pour mettre dehors les colons. « Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde n'émancipera la masse du peuple ni n'améliorera substantiellement sa condition sociale, car ceci dépend non seulement du développement des forces productives, mais aussi de leur appropriation par le peuple. Mais ce qu'elle ne manquera pas de faire, c'est de créer les conditions matérielles pour les deux. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait plus ? A-t-elle jamais effectué un progrès sans traîner les individus et les peuples à travers le sang et la boue, à travers la misère et la dégradation ? Les Indiens ne récolteront pas les fruits des éléments de la nouvelle société semés de-ci de-là parmi eux par la bourgeoisie anglaise, jusqu'à ce qu'en Angleterre elle-même les classes dominantes n'aient été supplantées par le prolétariat industriel, ou que les Hindous eux-mêmes ne soient devenus assez forts pour rejeter définitivement le joug anglaisMarx ne connaissait les populations des pays colonisés que par les récits des voyageurs, ethnologues..., et en reprenait certains clichés orientalistes et racistes. Alors que beaucoup de marxistes ont occulté cet aspect de sa pensée, ou, pire, s'en sont inspiré, il est indispensable de critiquer et de dépasser ce point de vue. Cependant son projet restait tourné vers l'émancipation des peuples. Et force est de constater que son analyse du capitalisme, comme système poussé à s'étendre sur toute la planète et à favoriser la création d'une classe ouvrière mondiale capable de le renverser, est confirmée par l'histoire du vingtième siècle. Nous n'avons plus d'illusions à avoir sur le rôle « progressiste » de l'expansion des multinationales et des armées impérialistes aux quatre coins du globe, mais nous pouvons nous appuyer sur le potentiel d'un mouvement ouvrier présent dans de nombreux pays anciennement colonisés comme l'Inde, la Chine, la Corée du Sud, le Brésil, le Venezuela, l'Egypte, le Nigeria... où des luttes populaires et ouvrières radicales ont éclaté ces dernières années. Le succès de Forums sociaux mondiaux comme celui de Mumbaï en janvier 2004, les journées internationales contre la guerre comme celles qui ont précédé l'invasion de l'Irak en février 2003, représentent un point d'appui crucial pour unir les peuples et les mouvements ouvriers dans leur diversité dans une lutte commune. Il se dessine dans ces combats un nouvel espace politique pour reformuler un projet marxiste et internationaliste qui ne soit pas eurocentré.

Un colonialisme des soviets ?

La révolution de 1917 en Russie semble donner une idée de ce que peut-être une politique anticoloniale reliant l'émancipation des peuples opprimés et la perspective du socialisme. L'empire tsariste était une « prison des peuples », où les Russes ne représentaient que 43 % de la population mais étaient présents, en tant que colons, dans toutes les régions annexées. Ils dominaient les administrations, bénéficiaient des postes les mieux payés, imposaient leur langue sur l'immense territoire allant de l'Ukraine à l'Asie Centrale. La Déclaration des droits du gouvernement issu de la révolution d'Octobre invite chaque nation de Russie à « décider indépendamment, lors de son Congrès souverain des Soviets, la participation ou non, et sur quelle base », au gouvernement fédéral. La constitution adoptée en juillet 1918 permet aux soviets locaux « qui se distinguent par un mode de vie et une composition nationale particulière » de s'unir et de choisir, ou non, d'entrer dans la nouvelle république fédérale, socialiste et soviétique de Russie. Entre 1917 et 1923, 17 régions autonomes et républiques se constituent au sein de la fédération russe, et cinq républiques indépendantes d'elle. Sur la question coloniale comme sur d'autres, on peut opposer point par point la politique de Staline avec celle des bocheviks du début des années 1920, sous la direction de Lénine et de Trotsky. L'historien tchétchène Abdurhman Avtorkhanov compare « le génocide de Staline et Jdanov » contre les nations musulmanes du Caucase dans années 1940 avec « la politique plus prudente et flexible » poursuivie par les bolcheviks dans la période 1921-1928, qui « était une période de paix politique maximale, d'harmonie entre les différentes nations du Caucase et de popularité du gouvernement des soviets. (...) Tout était fait pour renforcer la conviction des populations du Nord Caucase qu'elles avaient réellement réalisé leur indépendance si longuement désirée.» La politique des nationalités dans la fédération russe était décidée et mise en oeuvre par des nationalistes non-russes, au sein d'un Commissariat des peuples aux affaires nationales (Narkomnats en russe). Un grand nombre des organisations et des leaders nationalistes d'Asie Centrale furent gagnés au communisme ou décidèrent de s'allier au pouvoir des soviets. C'est le cas du groupe Kazak pan-islamique Ush-Zhus, qui rejoint le Parti communiste en 1920 ; des militants Tatars radicaux regroupés dans le Mili Firqa en Crimée; des guérillas pan-islamiques Jengelis, qui combattirent avec l'Armée Rouge puis avec le Parti communiste d'Iran. En Azerbaïdjan se formèrent le Parti socialiste musulman Hummet, et le Parti communiste perse Adelet. Au Daghestan, le pouvoir des soviets était établi essentiellement grâce à la participation du dirigeant musulman Ali-Hadji Akouchinsky. Il faut enfin citer Sultan Galiev, nationaliste tatar gagné au bolchevisme au moment de la révolution, puis liquidé par Staline. Cette génération de militants fut, pour l'essentiel, massacrée par la bureaucratie au cours des années 1930. En octobre 1918, le Narkomnats publia un décret sur l'éducation des minorités nationales stipulant que, dès qu'une école comprenait 25 élèves d'un groupe non-russe, un enseignement dans la langue maternelle serait proposé. Selon l'historienne Hélène Carrère d'Encausse, pourtant peu suspecte de sympathie à l'égard du bolchevisme, « les statistiques démontrent une nouvelle réalité idéologique : le droit à l'éducation n'était plus le privilège d'une minorité, mais était appliqué tous, sans distinction d'origine nationale. » En 1924, la publication littéraire et administrative se faisait en 25 langues différentes, atteignant 34 langues l'année suivante et 44 en 1927. Alors que les écoles à l'époque du tsar imposaient l'alphabet cyrillique pour transcrire les différentes langues de l'Empire, plusieurs alphabets (arabe, latin...) coexistaient au sein de la fédération russe, puis de l'URSS naissante. Avant la transformation de la révolution russe en son contraire avec la victoire du stalinisme, l'URSS a représenté durant quelques années la plus importante expérience de construction d'un Etat multinational qui ne repose pas sur l'oppression des minorités, et la critique actuelle des « politiques d' intégration » et des discriminations racistes en France pourrait s'enrichir de cette expérience. Pourtant, cette politique du droit à l'auto-détermination nationale ne se fit pas sans difficultés. Dès l'annonce de la révolution en octobre 1917, la Russie est attaquée sur tous les fronts. A l'Est comme à l'Ouest, 17 Etats oublient leurs différends, qui ont provoqué la première guerre mondiale, envahissent la Russie et financent les armées blanches en son sein pour renverser le nouveau régime. Ces années de guerre civile sont meurtrières, et marquent les rapports entre le pouvoir des soviets et les nationalismes d'Asie Centrale. Ainsi, les bandes armées qui choisissent de s'allier avec les Blancs sont combattus sans pitié par l'armée Rouge, et les « indépendances » qui signifieraient que des nations dominées historiquement par la Russie tsariste deviennent des colonies des puissances européennes ou japonaise, ne sont évidemment pas accordées par les bolcheviks. Et si Trotski à la tête de l’armée rouge, tel Bugeaud, ne s’est jamais privé de mater les “contres révolutionnaires” Tatares et de raser leurs mosquées, signe ostentatoire de leurs mentalités archaïques, il existait aussi d'autres courants à qui la révolution russe a permis pendant quelques années une émancipation politique et culturelle dans les anciennes colonies de l'empire tsariste.

Les bolcheviks et l'islam

En 1920 se tient le Congrès des peuples d'Orient à Bakou, en Azerbaïdjan. 2850 délégués y participent, représentant des dizaines de nationalités de la Turquie à la Chine. Voilà le compte-rendu du discours qu'y tint Zinoviev au nom de l'Internationale communiste : « Camarades ! Frères ! Le temps est venu de commencer une véritable guerre sainte contre les voleurs et les oppresseurs. L'Internationale communiste se tourne aujourd'hui vers les peuples d'Orient et leur dit : Frères, nous vous appelons à une guerre sainte contre l'impérialisme, et d'abord contre l'impérialisme britanique. (Tempêtes d'applaudissements, ovation prolongée. Les membres du congrès se lèvent et brandissent leurs armes. L'orateur ne peut plus pendant longtemps continuer son discours...) Que cette déclaration solennelle soit entendue à Londres, à Paris, dans toutes les villes où les capitalistes ont encore le pouvoir ! Qu'elle inspire le serment solennel par les représentants de dizaines de millions de travailleurs d'Orient, qu'en Orient le poids de l'oppression britannique, le joug qui pèsent sur les travailleurs doivent cesser ! » L'islam est la religion de la majeure partie des peuples d'Asie colonisés par l'empire britanique et par l'ancien empire russe, dont sont issus les délégués au congrès de Bakou. Le pan-islamisme est assez influent parmi les courants qui combattent l'impérialisme britanique. Dans cette mesure, les bolcheviks proposent une alliance à un certain nombre d'organisations pan-islamiques (voir ci-dessus), et Zinoviev n'hésite pas à en appeler au djihad contre l'ennemi commun pour se faire comprendre à une large échelle. Lors des discussions de ce congrès, plusieurs orateurs, surtout des musulmans du Turkestan, critiquent effectivement le comportement « grand-russe » de certains communistes. L'un deux, Naboutabekov, s'en prend aux persécutions déchaînées contre les pratiques religieuses, qui « sément la contre-révolution dans les masses. » Au nom de la révolution, il s'écrie : « Débarrassez-nous de vos colonisateurs travaillant sous le masque des communistes ! » Dans la plupart des régions d'Asie Centrale, le prolétariat industriel était en général formé en majorité de Russes, imbibés d'esprit colonial. Pour eux ainsi que pour les membres de l'administration, le slogan bolchevik de la dictature du prolétariat pouvait être utilisé pour perpétuer leur place dans la société à l'époque du tsarisme. Face à ce problème et aux conflits qu'il engendre, la politique de la direction du parti bolchevik, et en particulier de Lénine, se situe extrêmement clairement dans les camps des colonisés. Son objectif est de faire apparaître au grand jour les contradictions de classe au sein de la société musulmane, que la situation coloniale tend à masquer, pour rallier au communisme la majorité de la population. Trois axes peuvent résumer cette politique : la défense de la liberté religieuse, la répression contre les colons et la formation d'une classe ouvrière et d'une génération de militants communistes locaux. Les bolcheviks n'ont jamais fait inscrit l'athéisme dans leur programme, et ont su accueillir des militants musulmans de gauche au sein de leur parti. Partant du principe que la religion est une conséquence de l'oppression et de l'aliénation, leur priorité était de racheter les crimes du tsarisme en restituant les mosquées, monuments, livres et objets sacrés islamiques aux pratiquants. Le vendredi fut décrété journée chômée dans toute l'Asie centrale. Un système judiciaire parallèle fut mis en place en 1921, avec des tribunaux islamiques administrant la justice selon les lois de la charia. Le but était de proposer aux gens un choix entre les justices religieuse et révolutionnaire. Une commission spéciale de la charia fut instituée auprès du Commissariat Soviétique à la Justice. Certaines sentences contraires à la loi soviétique, comme la lapidation ou l’ablation des mains, furent interdites. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces affaires devaient être confirmées par un degré supérieur de juridiction. Il faut dire que le processus révolutionnaire avait influencé les musulmans de Russie. Le 1er mai 1917 se tint à Moscou le Premier Congrès Pan-Russe des Musulmans. A l’issue d’un débat passionné, le congrès vota les droits des femmes, faisant des musulmans russes les premiers au monde à émanciper les femmes des restrictions typiques des sociétés islamiques de cette période (notamment sur le mariage et l'héritage). La tolérance religieuse envers les colonisés était parallèle à la sévérité avec laquelle étaient traités les colons. En 1920, face aux exactions en Asie Centrale, Lénine préconisait « l’envoi dans des camps de concentration en Russie de tous les anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité, de l’administration, etc., qui étaient des produits de la période tsariste et qui grouillaient autour du pouvoir des soviets (parce qu’ils voyaient en lui la perpétuation de la domination russe)». Sur les territoires en majorité peuplés d'Ingouches et de Tchétchènes, la direction bolchévik soutient la revendication d'expulsion des colons Cosaques, et ce sont 65 000 d'entre eux qui sont rapatriés, rendant leurs terres aux paysans. Cette mesure vient récompenser la loyauté de ces peuples avec les soviets durant la guerre civile. Cette politique n'a rien à voir avec les déportations de population qu'imposera Staline ensuite : il ne s'agit pas de punition collective de populations insurgées mais de réparer les torts hérités du passé et d'assurer une paix durable, fondée sur la justice. Enfin, l'accent est mis sur la formation d'une classe ouvrière autochtone à même de contrôler démocratiquement le développement économique et les décisions politiques. Plusieurs usines sont « délocalisées » de Russie vers l'Asie Centrale, avec un salaire égal, et une politique de « discrimination positive » est mise en place pour l'accès à l'éducation des nouvelles générations. On peut voir que la révolution russe a représenté dans ses premières années un point d'appui important pour les peuples colonisés. Il faut aussi rappeler qu'elle a donné a donné une formidable impulsion à la plus grande révolution anticoloniale du siècle passé, la révolution chinoise. Si elle comporte sans doute sa part d'erreurs et d'excès, dans une situation de pouvoir soviétique fragile et isolé, elle se situe à l'opposé de ce que fera la bureaucratie stalinienne par la suite.Par rapport au point de vue développé par Marx et Engels, les luttes des travailleurs et des peuples en Russie ont permis de faire avancer l'approche marxiste de la question nationale. Les expériences et théories de militants comme Lénine et Trotsky permettent de dépasser les limites et confusions de leur position sur le colonialisme : le clivage entre nations dominantes et nations dominées est pensé comme structurant les relations internationales dans le cadre du système impérialiste, et le nationalisme des opprimés est clairement distingué du nationalisme des oppresseurs dans une stratégie d'émancipation globale. Leur approche permet de penser ensemble la lutte de libération nationale et la lutte pour le pouvoir aux travailleurs à l'échelle internationale.Le stalinisme, en tant que caricature de la pensée vivante du marxisme dans le but de préserver les intérêts d'une bureaucratie, a durant des décennies exercé son hégémonie sur les luttes de libération nationale. La principale conséquence en a été la séparation entre cette libération et la révolution sociale, avec les résultats que l'on connaît. C'est pour cela qu'il peut être utile aujourd'hui de se réapproprier l'expérience de la Russie révolutionnaire et de son appel, vite étouffé, à l'émancipation des peuples colonisés et à l'unité du genre humain sous la bannière du socialisme.

Le parcours de Malcolm X

L'évolution de Malcolm X lui-même permet de penser qu'il existe une articulation entre lutte spécifique et combat internationaliste. La radicalisation de Malcolm X, et avec lui celle de dizaines de milliers de Noirs américains dans les grandes villes des années 1950-1960, passe au départ par un renversement des valeurs : face à l'oppression de la société blanche, à la négation de toute identité noire (le X de Malcolm en témoigne, en remplacement du nom du propriétaire blanc de ses ancêtres), il en vient à glorifier tout ce qui est noir, et à considérer le Blanc comme un ennemi en tant que tel. La lutte noire est conçue comme séparée de la lutte globale, la frontière de classe est rejetée au profit de la division Noir/Blanc. La plupart des organisations noires radicales sont non-mixtes, en raison du paternalisme dont font preuve les libéraux blancs quand ils militent dans les organisations intégrationnistes. Le mouvement ouvrier reproduit majoritairement le racisme dominant, qui structure les entreprises et toute la société américaine. Des siècles d'esclavagisme, puis de ségrégation, ont rendu très difficile toute lutte commune entre les Noirs et les travailleurs Blancs. Pourtant, un certain nombre d'expériences amèneront Malcolm X, sur la fin de sa vie, à rejeter le sectarisme de son organisation, la Nation of Islam, à se rapprocher d'organisations révolutionnaires majoritairement composées de blancs et à développer des idées internationalistes. Confronté à des militants non-Noirs, notamment les indépendantistes algériens, il commence à percevoir les limites du nationalisme noir et à rechercher une « philosophie politique globale » permettant d'articuler la révolution noire avec la révolution mondiale, comme il l'appelle de ses voeux dans un de ses derniers discours. Malcolm X a effectivement toujours jalousement défendu l'autonomie du mouvement noir. Cependant sur la fin de sa vie, il en est venu à penser cette autonomie comme le premier temps, la condition, d'une convergence tout aussi nécessaire avec les autres couches de la société qui ont intérêt à se débarrasser du capitalisme. C'est cette conviction qui a effrayé la classe dirigeante américaine au point de commanditer son assassinat par un groupe de sectaires noirs. Durant la décennie qui a suivi la mort de Malcolm, le mouvement noir a joué un rôle déterminant dans la contestation aux Etats-Unis. Il a notamment participé à la défaite US au Vietnam, aux côtés des luttes étudiantes et des révoltes des soldats envoyés sur place. La tension entre l'autonomie de ce mouvement, et la convergence avec d'autres luttes, n'a pas cessé d'agiter les débats des militant-e-s de l'époque.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Pour réagir à la première partie ("... tant que Total, Bouygues, Halliburton et les autres pourront faire la loi un peu partout sur la surface du globe en s'appuyant de leurs Etats"), je vous soumets le titre d'un livre: "Le Togo, de l'esclavage au libéralisme mafieux" de Gilles Labarthe.

Les éléphants blancs...
Combien de bonnes idées économiques entrant dans le cadre d'un développement durable passent à la trappe dès lors que la logique d'une rentabilité assurée par la puissance historique des "éléphants blancs", prédomine outrageusement, ou écrase pernicieusement le reste? Comment en sortir: par la "rupture" ? la vraie, la frontale, la totale?

Il a raté une belle occasion cet été en Afrique le petit Nicolas. Et quand on sait qu'il a pris le pas inverse... Mais quelquepart je n'ose imaginer le bazar qu'une telle "rupture" pourrait provoquer ... Ah que j'aimerai voir ça un jour dans ma vie. "C'est bon, c'est bon!" comme le disait le journaliste dans "Le Président" lorsque Gabin fît éclaté tous les tabous du capitalisme décomplexé devant l'AN...

Anonyme a dit…

@Arnaud
Concernant "le développement durable" (un oxymoron?) et la rupture, il ne s'agit plus de choix, repenser globalement les activités humaines deviennent une obligation, il en va de la disparition de l'humanité (qui la regrettera celle là?), nous sommes embarqués dans un train –que se soit en première classe, en deuxième, en troisième, ou dans le wagon à bestiaux- , qui fonce à "tombeau ouvert" droit dans un mur..Si les signes précurseurs du drame sont de plus en plus criants, cela n'empêche pas nos contemporains de faire les soldes, de naviguer dans un univers où le narcissisme est roi, de se croire les représentants de LA civilisation…Et nos « élites » de croire qu’elles « maîtrisent » encore quelque chose !