Ceci - qui venait de s'ouvrir, tu t'en souviens
-, ce fut donc un colloque international.
En Louisiane, ce qui n'est pas, tu le sais, n'importe
où en France. Généreuse hospitalité. Les
invités ? Des francophones appartenant, comme
on dit étrangement, à plusieurs nations, à plusieurs cultures, à plusieurs États. Et tous ces problèmes
d'identité, comme on dit si bêtement
aujourd'hui. Parmi tous les participants, il en fut
deux, Abdelkebir Khatibi et moi-même, qui,
outre une vieille amitié, c'est-à-dire la chance de
tant d'autres choses de la mémoire et du cœur,
partagent aussi un certain destin. Ils vivent,
quant à la langue et à la culture, dans un certain
« état »: ils ont un certain statut.
Ce statut, dans ce qui se nomme ainsi et qui
est bien « mon pays », on lui donne le titre de
« franco-maghrébin ».
Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, je
te le demande, à toi qui tiens au vouloir-dire ?
Quelle est la nature de ce trait d'union ? Qu'est ce
qu'il veut ? Qu'est-ce qui est franco-maghrébin ? Qui est « franco-maghrébin » ?
Pour savoir qui est franco-maghrébin, il faut
savoir ce que c'est que franco-maghrébin, ce que
veut dire « franco-maghrébin ». Mais dans l'autre
sens, en inversant la circulation du cercle et pour
déterminer, vice versa, ce que c'est qu'être franco-maghrébin,
il faudrait savoir qui l'est, et surtout
(ô Aristote !) qui est le plus franco-maghrébin.
Autorisons-nous ici d'une logique dont le type
serait, disons-le donc, aristotélicien: on se règle
sur ce qui est « le plus ceci ou cela » ou sur ce
qui est « le mieux ceci ou cela », par exemple sur
l'étant par excellence, pour en venir à penser
l'être de ce qui est en général, procédant ainsi,
pour ce qui est de l'être de l'étant, de la théologie à l'ontologie et non l'inverse (même si en vérité,
diras-tu, les choses sont plus compliquées mais
ce n'est pas le sujet).
Selon une loi circulaire dont la philosophie est
familière, on affirmera donc que celui qui est le
plus, le plus purement ou le plus rigoureusement,
le plus essentiellement franco-maghrébin, celui là
donnerait à déchiffrer ce que c'est qu'être
franco-maghrébin en général. On déchiffrera
l'essence du franco-maghrébin sur l'exemple
paradigmatique du «plus franco-maghrébin », du
franco-maghrébin par excellence.
À supposer encore, ce qui est loin d'être sûr,
qu'il y ait quelque unité historique de la France
et du Maghreb, le « et » n'aura jamais été donné,
seulement promis ou allégué. Voilà de quoi nous
devrions parler au fond, de quoi nous ne manquons
pas de parler, même quand nous le faisons
par omission. Le silence de ce trait d'union ne
pacifie ou n'apaise rien, aucun tourment, aucune
torture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Il
pourrait même aggraver la terreur, les lésions et
les blessures. Un trait d'union ne suffit jamais à
couvrir les protestations, les cris de colère ou de
souffrance, le bruit des armes, des avions et des
bombes.
Formons alors une hypothèse, et laissons-la
travailler. Supposons que, sans vouloir blesser
Abdelkebir Khatibi, un jour de colloque en
Louisiane, loin de chez lui et loin de chez moi,
loin de chez nous aussi, je lui fasse une déclaration,
à travers la fidèle et admirative affection
que je lui porte. Que lui déclarerait cette déclaration
publique ? Ceci, à peu près: « Cher
Abdelkebir, vois-tu, je me considère ici comme
le plus franco-maghrébin de nous deux, et peut-
être même le seul franco-maghrébin. Si je me
trompe, si je m'abuse ou si j'abuse, eh bien, je
suis sûr qu'on me contredira. Je tenterais alors
de m'expliquer ou de me justifier du mieux que
je pourrais. Regardons autour de nous et classons,
divisons, procédons par ensembles.
A. Il y a, parmi nous, des Français francophones
qui ne sont pas maghrébins: des Français
de Fiance, en un mot, des citoyens français
venus de France.
B. Il y a aussi, parmi nous, des " francophones
" qui ne sont ni français ni maghrébins:
des Suisses, des Canadiens, des Belges ou des
Africains de divers pays d'Afrique centrale.
C. Il y a enfin, parmi nous, des maghrébins
francophones qui ne sont pas et n'ont jamais été
Français, entendons citoyens français: toi, par
exemple, et d'autres Marocains, ou des Tunisiens.
Or, vois-tu, je n'appartiens à aucun de ces
ensembles clairement définis. Mon " identité "
ne relève d'aucune de ces trois catégories. Où me
classerais-je donc ? Et quelle taxinomie inventer ?
Mon hypothèse, c'est donc que je suis ici,
peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la fois
maghrébin (ce qui n'est pas une citoyenneté) et
citoyen français. À la fois l'un et l'autre. Et
mieux, à la fois l'un et l'autre de naissance. La
naissance, la nationalité par la naissance, la
culture natale, n'est-ce pas ici notre sujet ? (Un
jour il faudra consacrer un autre colloque à la
langue, à la nationalité, à l'appartenance culturelle
par la mort, cette fois, par la sépulture, et
commencer par le secret d'Œdipe à Colonne:
tout le pouvoir que cet " étranger " détient sur
les " étrangers " au plus secret du secret de son
dernier lieu, un secret qu'il garde, ou confie à la
garde de Thésée en échange du salut de la ville
et des générations à venir, un secret qu'il refuse
néanmoins à ses filles, en les privant de leurs
larmes même et d'un juste " travail du deuil ". ) Ne sommes-nous pas convenus de parler ici
de la langue dite maternelle, et de la naissance
quant au sol, de la naissance quant au sang et,
ce qui veut dire tout autre chose, de la naissance
quant à la langue ? Et des rapports entre la naissance,
la langue, la culture, la nationalité et la
citoyenneté ?
Que mon " cas " ne relève d'aucun des trois
ensembles alors représentés, telle fut du moins
mon hypothèse. N'était-ce pas aussi la seule justification
de ma présence, s'il en fut une, à ce
colloque ? »
Voilà à peu près ce que j'aurais commencé par
déclarer à Abdelkebir Khatibi.
Ce que tu veux bien écouter en ce moment,
c'est au moins l'histoire que je me raconte, celle
que je voudrais me raconter ou que peut-être au
titre du signe, de l'écriture et de l'anamnèse, en
réponse aussi au titre de cette rencontre, au titre
des Renvois d'ailleurs ou des Echoes from elsewhere,
je réduis sans doute à une petite fable.
Si j'ai bien confié le sentiment d'être ici, ou
là, le seul franco-maghrébin, cela ne m'autorisait
à parler au nom de personne, surtout pas de
quelque entité franco-maghrébine dont justement
l'identité demeure en question. Nous allons y
venir car tout cela, dans mon cas, est loin d'être
si clair.
Notre question, c'est toujours l'identité.
Qu'est-ce que l'identité, ce concept dont la
transparente identité à elle-même est toujours dogmatiquement présupposée par tant de débats
sur le monoculturalisme ou sur le multiculturalisme,
sur la nationalité, la citoyenneté, l'appartenance
en général ? Et avant l'identité du sujet,
qu'est-ce que l'ipséité ? Celle-ci ne se réduit pas
à une capacité abstraite de dire « je », qu'elle aura
toujours précédée. Elle signifie peut-être en premier
lieu le pouvoir d'un « je peux », plus originaire
que le « je », dans une chaîne où le « pse »
de ipse ne se laisse plus dissocier du pouvoir, de
la maîtrise ou de la souveraineté de l'hospes (je
me réfère ici à la chaîne sémantique qui travaille
au corps l'hospitalité autant que l'hostilité — hostis,
hospes, hosti-pet, posts, despotes, potere, potis
sum, possum, pote est, potest, pot sedere, possidere,
compos, etc. ).
Etre franco-maghrébin, l'être « comme moi »,
ce n'est pas, pas surtout, surtout pas, un surcroît
ou une richesse d'identités, d'attributs ou de
noms. Cela trahirait plutôt, d'abord, un trouble
de l'identité.
Reconnais à cette expression, « trouble de
l'identité », toute sa gravité, sans en exclure les
connotations psycho-pathologiques ou socio-pathologiques. Pour me présenter comme
franco-maghrébin, j'ai fait allusion à la citoyenneté.
La citoyenneté, on le sait, ne définit pas une
participation culturelle, linguistique ou historique
en général. Elle ne recouvre pas toutes ces
appartenances. Mais ce n'est pourtant pas un
prédicat superficiel ou superstructurel flottant à
la surface de l'expérience.
Surtout quand cette citoyenneté est de part en
part précaire, récente, menacée, plus artificielle que
jamais. C'est « mon cas », c'est la situation, à la
fois typique et singulière, dont je voudrais parler.
Et surtout, quand on l'a obtenue, cette citoyenneté,
au cours de sa vie, ce qui est peut-être
arrivé à plusieurs Américains présents à ce colloque,
mais quand on l'a aussi, et d'abord, perdue,
au cours de sa vie, ce qui n'est certainement
arrivé à presque aucun Américain. Et si un jour
tel ou tel individu s'est vu retirer la citoyenneté
elle-même (ce qui est plus qu'un passeport, une
« carte verte », une éligibilité ou un droit d'électeur),
cela est-il jamais arrivé à un groupe en tant
que tel ? Je ne fais pas allusion, bien entendu, à
tel ou tel groupe ethnique faisant sécession, se
libérant un jour d'un autre État-nation, ou quittant
une citoyenneté pour s'en donner une autre,
dans un État nouvellement institué. Il y a trop
d'exemples de cette mutation.
Non, je parle d'un ensemble « communautaire
» (une « masse » groupant des dizaines ou
des centaines de milliers de personnes), d'un groupe supposé « ethnique » ou « religieux » qui,
en tant que tel, se voit un jour privé de sa
citoyenneté par un État qui, dans la brutalité
d'une décision unilatérale, la lui retire sans lui
demander son avis et sans que ledit groupe
recouvre aucune autre citoyenneté. Aucune autre.
Or j'ai connu cela. Avec d'autres, j'ai perdu
puis recouvré la citoyenneté française. Je l'ai perdue
pendant des années sans en avoir d'autre.
Pas la moindre, vois-tu. Je n'avais rien demandé.
Je l'ai à peine su sur le moment, qu'on me l'avait
enlevée, en tout cas dans la forme légale et objective
du savoir où je l'expose ici (car je l'ai su bien
autrement, hélas). Et puis, un jour, un « beau
jour », sans que j'aie une fois de plus rien
demandé, et trop jeune encore pour le savoir
d'un savoir proprement politique, j'ai retrouvé
ladite citoyenneté. L'État, à qui je n'ai jamais
parlé, me l'avait rendue. L'État, qui n'était plus
1'« État français » de Pétain, me reconnaissait de
nouveau. C'était en 1943, je crois, je n'étais
encore jamais allé « en France », je ne m'y étais
jamais rendu.
Une citoyenneté, par essence, ça pousse pas
comme ça. C'est pas naturel. Mais son artifice et
sa précarité apparaissent mieux, comme dans
l'éclair d'une révélation privilégiée, lorsque la
citoyenneté s'inscrit dans la mémoire d'une
acquisition récente: par exemple la citoyenneté
française accordée aux Juifs d'Algérie par le
décret Crémieux en 1870. Ou encore dans la mémoire traumatique d'une « dégradation »,
d'une perte de la citoyenneté: par exemple la
perte de la citoyenneté française, pour les mêmes
Juifs d'Algérie, moins d'un siècle plus tard.
Tel fut en effet le cas « sous l'Occupation »,
comme on dit.
Oui, « comme on dit », car en vérité, c'est une
légende.
L'Algérie n'a jamais été occupée. Je veux
dire que si elle a jamais été occupée, ce ne fut
certainement pas par l'Occupant allemand. Le
retrait de la citoyenneté française aux Juifs
d'Algérie, avec tout ce qui s'ensuivit, ce fut le
fait des seuls Français. Ils ont décidé ça tout
seuls, dans leur tête, ils devaient en rêver depuis
toujours, ils l'ont mis en œuvre tout seuls.
J'étais très jeune à ce moment-là, je ne
comprenais sans doute pas très bien — déjà je ne
comprenais pas très bien — ce que veut dire la
citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je
ne doute pas que l'exclusion - par exemple hors
de l'école assurée aux jeunes Français — puisse
avoir un rapport à ce trouble de l'identité dont
je te parlais il y a un instant. Je ne doute pas
non plus que de telles « exclusions » viennent
laisser leur marque sur cette appartenance ou
non-appartenance de la langue, sur cette affiliation
à la langue, sur cette assignation à ce qu'on
appelle tranquillement une langue.
Mais qui la possède, au juste ? Et qui possède-t-elle
? Est-elle jamais en possession, la langue,
une possession possédante ou possédée ? Possédée ou possédant en propre, comme un bien
propre ? Quoi de cet être-chez-soi dans la langue
vers lequel nous ne cesserons de faire retour ?
Je viens de le souligner, l'ablation de la
citoyenneté dura deux ans mais elle n'eut pas
lieu, stricto sensu, « sous l'Occupation ». Ce fut
une opération franco-française, on devrait même
dire un acte de l'Algérie française en l'absence de
toute occupation allemande. On n'a jamais vu
un uniforme allemand en Algérie. Aucun alibi,
aucune dénégation, aucune illusion possible: il
était impossible de transférer sur un occupant
étranger la responsabilité de cette exclusion.
Nous fûmes otages des Français, à demeure, il
m'en reste quelque chose, j'ai beau voyager beaucoup.
Et je le répète, je ne sais pas s'il y en a d'autres
exemples, dans l'histoire des États-nations
modernes, des exemples d'un telle privation de
citoyenneté décrétée pour des dizaines et des
dizaines de milliers de personnes à la fois. Dès
octobre 1940, abolissant le décret Crémieux du
24 octobre 1870, la France elle-même, l'État
français en Algérie, 1'« État français » légalement
constitué (par la Chambre du Front populaire !)
à la suite de l'acte parlementaire que l'on sait,
cet État refusait l'identité française, la reprenant
plutôt à ceux dont la mémoire collective continuait
à se rappeler ou venait à peine d'oublier
qu'elle leur avait été prêtée la veille et n'avait pas
manqué de donner lieu, moins d'un demi-siècle plus tôt (1898), à de meurtrières persécutions et
à des commencements de pogroms. Sans empêcher toutefois une « assimilation » sans précédent: profonde, rapide, zélée, spectaculaire. En
deux générations.
Ce « trouble de l'identité », est-ce qu'il favorise
ou est-ce qu'il inhibe l'anamnèse ? Est-ce
qu'il aiguise le désir de mémoire ou désespère le
phantasme généalogique ? Est-ce qu'il réprime,
refoule ou libère ? Tout à la fois sans doute et
ce serait là une autre version, l'autre versant de
la contradiction qui nous mit en mouvement. Et
nous fait courir à perdre haleine ou à perdre la
tête.
[Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre]
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