Je vais en donner un exemple évident: supposons que l'on puisse donner à chaque conflit industriel la signification d'une menace pour la vie économique du pays, et donc pour « l'intérêt national ». Une telle signification construirait ou définirait les problèmes relatifs au conflit économique et industriel dans des termes qui seraient systématiquement favorables aux stratégies économiques, Soutenant ainsi tout ce qui permet la continuité de la production, stigmatisant tout ce qui risque de l'interrompre et donnant une légitimité à toutes les politiques mises en place par le gouvernement pour limiter le droit de grève ou affaiblir la capacité de négociation et le pouvoir des syndicats. (Il convient d'observer ici, pour la pertinence du raisonnement, que de telles significations sont liées au fait de tenir pour acquis la notion d'intérêt national. Elles se fondent sur l'hypothèse que nous vivons tous dans une société où les liens qui relient le travail et le capital sont plus forts, et plus légitimes, que les griefs qui nous divisent dans l'opposition entre travail et capital. Cela veut dire que l'une des fonctions d'une signification de ce type est de construire un sujet auquel s'appliquera le discours, par exemple en changeant un discours dont le sujet est « les travailleurs contre les employeurs » en discours dont le sujet, collectif, devient : « nous, le peuple ».) Que, dans l'ensemble, les conflits industriels soient réellement signifiés dans ce sens est une conclusion qu'ont fortement confirmée les analyses détaillées fournies, par exemple, par les recherches du Glasgow Media Group publiées dans Bad News & More Bad News.
Bien entendu, il est vrai qu'un conflit industriel n'a pas de signification unique et donnée. Il peut signifier un trait nécessaire de toute économie capitaliste, un élément du droit inaliénable des travailleurs à garder pour eux leur travail, ou la défense nécessaire des standards de vie de la classe ouvrière, ce qui correspond au rôle même des syndicats, pour lequel il leur fallut mener un longue et difficile bataille historique. Alors comment se fait-il que le premier sens soit préféré de façon récurrente dans la manière de construite les conflits industriels dans notre société ? Comment les autres définitions se trouvent-elles exclues ? Comment les médias, supposés impartiaux, produisent-ils des définitions du conflit industriel qui favorisent systématiquement l'un des acteurs de celui-ci, en dépit de leurs prétentions à rapporter les événements de manière équilibrée et impartiale? Ce qui apparaît avec force ici, c'est que le pouvoir de signifier n'est pas une force neutre dans la société. Les significations jouent le rôle d'une force sociale réelle et positive dans les questions controversées et conflictuelles de société, et elles affectent leurs résultats. La signification des événements fait partie de ce pour quoi il faut se battre, car c'est le moyen par lequel sont créés les accords sociaux collectifs, et donc le moyen par lequel le consentement à tel ou tel résultat peut être mobilisé. L’idéologie, dans cette perspective, n'est pas seulement une « force matérielle » réelle, pour utiliser une expression ancienne - réelle parce que « réelle » dans ses effets. Elle est aussi un lieu de lutte (entre des définitions concurrentes) et un enjeu - un prix à gagner - dans la conduite de luttes particulières. Cela signifie que l'idéologie ne peut plus être considérée comme une variable dépendante, comme le simple reflet d'une réalité préétablie dans l'esprit. Ses résultats ne sont pas non plus prévisibles par dérivation à partir d'une simple logique déterministe. Ils dépendent de l'équilibre des forces dans une conjoncture historique donnée: la « politique de signification ».
La question du cadre et de la classification occupe une position centrale dans la manière dont se forme un ensemble particulier de significations privilégiées. Lévi-Strauss, s'inspirant de modèles linguistiques transformationnels, suggérait que le sens dépend non pas de la signification intrinsèque de termes isolés particuliers, mais de l'ensemble organisé d'éléments reliés entre eux à l'intérieur d'un discours. Dans le spectre lumineux, par exemple, la série de couleurs serait ainsi divisée de façon différente dans chaque culture. Les Inuits ont différents mots pour désigner ce que nous appelons la « neige». Le latin dispose d'un seul mot, mus, pour l'animal que l'anglais désigne par deux mots, le « rat» et la « souris ». L'italien distingue legno et bosco quand l'anglais parle seulement du « bois ». Là où l'italien utilise à la fois bosco et foresta, l'allemand, lui, n'a que le mot Wald. (Ces exemples sont empruntés à l'article d'Umberto Eco, « Social life as a sign system »). Ce sont des distinctions non de nature mais de culture. Ce qui importe, du point de vue de la signification, ce n'est pas le sens intégral de chaque terme servant à désigner la couleur - par exemple le « mauve » - mais le système de différences entre toutes les couleurs dans un système de classification particulier, et l'endroit où, dans un langage particulier, le point de différence entre deux couleurs est positionné. C'est par ce jeu de différence qu'un système de langage assure une équivalence entre son système interne (les signifiants) et les systèmes de référence (les signifiés) qu'il utilise. Le langage constitue la signification en ponctuant le continuum de la Nature d'un système culturel; de telles équivalences ou correspondances sont par conséquent diversement marquées. Il n'y a ainsi aucune coïncidence naturelle entre un mot et son référent; tout dépend des conventions en usage dans la langue et de la manière dont le langage intervient dans la nature pour lui donner un sens. Il faut observer qu'au moins deux positions épistémologiques assez différentes découlent de ce raisonnement. Une position kantienne ou néo-kantienne dirait que rien n'existe sauf ce 'qui existe dans et pour le langage ou le discours. Une autre position serait de dire que, bien que le monde n'existe pas en dehors du langage, nous ne pouvons lui donner un sens qu'à travers son appropriation dans le discours. D'un point de vue épistémologique, ces deux positions se sont beaucoup opposées ces dernières années.
Ce qui signifie, c'est donc la position de certains termes particuliers au sein d'un ensemble. Chaque positionnement marque une différence pertinente à l'intérieur du schème de classification impliqué. Lévi-Strauss ajoutait à cela un élément plus structuraliste: à savoir que ce n'est pas l'expression particulière des locuteurs qui fournit l'objet d'analyse, mais le système de classification sous-tendant ces expressions et à partir duquel celles-ci sont produites, comme une série de transformations variantes. Ainsi, en passant de la narration de surface de mythes particuliers au système ou à la structure générative à partir du ou de laquelle ceux-ci sont produits, on peut montrer comment des mythes apparemment différents (au niveau de la surface) appartiennent en fait à une même famille ou constellation de mythes (au niveau de la structure profonde). Si l'ensemble sous-jacent est un ensemble limité d'éléments qui peuvent être diversement combinés, alors les variables de surface peuvent, dans leur sens particulier, être infiniment diverses et produites de manière spontanée. Cette théorie correspond étroitement à certains aspects de la théorie du langage de Chomsky, qui essayait de montrer comment le langage peut être libre et spontané, et en même temps régulier et « grammatical ». Les changements de signification dépendent ainsi des systèmes de classification impliqués et de la manière dont les différents éléments sont sélectionnés et combinés pour produire différentes significations. Les variations de la signification, de surface d'une affirmation ne peuvent cependant pas résoudre en elles-mêmes la question de savoir si il s'agit ou non d'une transformation du même ensemble classificatoire.
Ce passage du contenu à la structure, ou du sens manifeste au niveau du code est absolument caractéristique de l'approche critique. Il implique une redéfinition de ce qu'est l'idéologie - ou, du moins, de la manière dont celle-ci fonctionne. Ce point est clairement analysé par Veron :
Si les idéologies sont des structures [ ... ] alors elles ne sont ni des « images» ni des « concepts» (nous pouvons dire qu'elles ne sont pas des contenus), mais des ensembles de règles qui déterminent une organisation et le fonctionnement des images et des concepts [ ... ]. L'idéologie est un système de codification de la réalité et non un ensemble déterminé de messages codés, [ ... ] en ce sens, l'idéologie devient autonome par rapport à la conscience ou à l'intention de ses agents; ceux-ci peuvent être conscients de leur point de vue sur les formes sociales, mais pas des conditions sémantiques (les règles et les catégories ou la codification) rendant ce point de vue possible [ ... ] Dans cette perspective, une « idéologie » peut alors être définie comme un système de règles sémantiques servant a produire des messages [ ... ], c'est l'un des nombreux niveaux d'organisation des messages, du point de vue de leurs propriétés sémantiques.
Les critiques ont affirmé que cette approche renonçait à étudier le contenu des messages particuliers pour ne s'intéresser qu'à leur structure sous-jacente, et qu'elle négligeait toute considération sur la façon dont les locuteurs eux-mêmes interprètent le monde - même si cela a toujours eu lieu dans le cadre de ces ensembles partagés de signification qui servent de médiateurs entre les individus acteurs/locuteurs et les formations discursives a l'intérieur desquelles ils parlent. Néanmoins, si l'on ne pousse pas trop loin la thèse dans une perspective structuraliste, elle s'avère très utile pour reconceptualiser l'idéologie. Lévi-Strauss considérait les schémas de classification dune culture comme un ensemble d'éléments « purs », formels (même si, dans ses premiers travaux, il s'intéressait davantage aux contradictions sociales qui s'articulent en mythes, à travers les opérations combinées de leurs ensembles génératifs). Plus tard, d autres théoriciens ont avancé l’idée, que les discours idéologiques d'une société particulière fonctionnent dune manière analogue. Les schémas de classification d une société, dans cette perspective, consistent ainsi en éléments ou principe idéologiques. Les formulations discursives particulières sont donc idéologiques non en raison du biais manifeste ou des distorsions de leurs contenus de surface, mais parce qu'elles sont produites à partir de, ou sont des transformations fondées sur, une matrice ou un ensemble idéologique limité. De même que le raconteur de mythe peut ne pas avoir conscience des éléments élémentaires à partir desquels sa version particulière d'un mythe est construite, de même les présentateurs de télévision peuvent ne pas avoir conscience des cadres et classifications à partir desquels ils travaillent et reproduisent les répertoires idéologiques de la société.
Dans leur langue maternelle, les locuteurs peuvent normalement produire des phrases grammaticales, mais ils sont rarement capables de décrire les règles de syntaxe qui permettent à ces phrases d'être intelligibles et correctes d'un point de vue syntaxique. De la même manière, les discours peuvent inconsciemment s'inscrire dans les cadres idéologiques et les schémas de classification d'une société et les reproduire - de sorte qu'ils semblent idéologiquement « grammaticaux » - sans que ceux qui les produisent ne le sachent. C'est en ce sens que les structuralistes soulignaient que, si la parole et les actes de paroles des individus peuvent être un problème individuel, le système de langage (les éléments, les règles de combinaison, les ensembles classificatoires) est un système social; et donc que les locuteurs sont autant « parlés » par leur langage qu'ils le parlent. Les règles du discours fonctionnent de telle sorte qu'elles positionnent le locuteur comme si il était l'auteur intentionnel de ce qui est parlé. Mais le système dont dépend cette « auteurité » [authorship] reste profondément inconscient. Les théoriciens ultérieurs firent remarquer que, bien que ceci décentrât le « je » auteurial, le plaçant sous la dépendance des systèmes de langage parlant à travers le sujet, cela laissait un vide là où, selon la conception cartésienne, ce « je » englobant existait au préalable. Dans les théories influencées par la psychanalyse freudienne et lacanienne (et qui s'inspiraient elles aussi de Lévi-Strauss), cette question de la manière dont le locuteur, le sujet de l'énonciation, se positionne dans le langage est non pas simplement l'un des mécanismes par lesquels s'articule l'idéologie, mais encore le principal mécanisme de l'idéologie elle-même. Plus généralement, on voit sans peine de quelle façon la proposition de Lévi Strauss - « les locuteurs produisent le sens, mais seulement sur la base de conditions qui ne sont pas l'œuvre du locuteur, et qui passent à travers lui dans le langage, inconsciemment» - peut être assimilée à la proposition marxiste plus classique selon laquelle « les gens font l'histoire, mais seulement dans des conditions déterminées qui ne sont pas leur œuvre, et qui leur passent au-dessus de la tête ». Plus tard, ces homologies théoriques ont été exploitées, développées et contestées avec vigueur.
Il y a bien entendu, outre ces homologies avec l'approche de Lévi-Strauss, d'autres différences significatives. Ainsi les répertoires à partir desquels les significations particulières sont produites ne sont pas simplement des schémas formels d'éléments et de règles, ce répertoire peut-être interprété comme des ensembles d'éléments idéologiques. Dans ce cas, ce sont les conceptions même de la matrice idéologique qui doivent être radicalement historicisées.
La « structure profonde » d'un discours doit être comprise comme un réseau d'éléments, de principes et d'hypothèses issus des discours élaborés historiquement et dans la durée, qui se sont accumulés au fil des années, dans lesquels toute l'histoire de la formation sociale s'est sédimentée et qui constituent désormais un réservoir de thèmes et de prémisses où, par exemple, les présentateurs de télévision peuvent puiser pour donner un sens à des événements nouveaux et dérangeants. Gramsci, qui se référait, moins formellement, au répertoire des idées traditionnelles, aux formes de la pensée épisodique fournissant les éléments, considérés comme allant de soi, de notre savoir pratique, appelait ce répertoire « sens commun ».
Il faut donc expliquer comment il se fait qu'en tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants de philosophie comment ils naissent, comment ils se répandent, pourquoi ils suivent dans leur diffusion certaines lignes de fractures et certaines directions, etc. [ ... ] Mais cette élaboration doit être faite et ne peut l'être que dans le cadre de l'histoire de la philosophie qui montre quelle élaboration la pensée a subie au cours des siècles et quel effort collectif a coûté notre façon actuelle de penser, qui résume et rassemble toute cette histoire passée, même dans ses erreurs et délires.
Gramsci affirmait dans un autre contexte :
Chaque couche sociale a son propre « sens commun » et son propre « bon sens », qui sont au fond la conception de la vie et de l'homme la plus répandue. Chaque courant philosophique laisse une sédimentation de « sens commun » : cette sédimentation est la preuve de l'efficacité historique de la philosophie. Le sens commun n'est pas quelque chose de rigide et d'immobile; il se transforme continuellement en s'enrichissant de notions scientifiques et d'opinions politiques entrées dans les mœurs. [ ... ] Le sens commun créé le futur folklore, c'est-à-dire une phase relativement solidifiée des connaissances populaires d'un temps et d'un lieu déterminés.
La conception formaliste du « répertoire culturel » retenue par le structuralisme n'offrait pas de support théorique permettant d'élaborer une conception adéquate de l'idéologie jusqu'à ce qu'elle fût, de cette façon, profondément historicisée. C'est seulement ainsi que l'intérêt pour les « grammaires » universelles de la culture, qui fut d'abord celui de Lévi-Strauss, a commencé à jeter un éclairage nouveau sur les grammaires historiques qui divisaient et classifiaient le savoir des sociétés en répertoires idéologiques particuliers.
L’étude structurale du mythe suggérait qu'outre les manières dont le savoir sur le monde social était classifié et structuré, la manière dont les éléments d'un inventaire produisent certaines histoires ou certains discours sur le monde obéit à une logique particulière. Pour Lévi-Strauss, c'est la « logique de l'arrangement », et non les contenus particuliers d'un mythe, qui « signifie ». C'est à ce niveau que les récurrences et régularités pertinentes peuvent être le mieux observées. Par « logique », Lévi-Strauss n'entendait pas la logique au sens philosophique du rationalisme occidental. Son propos était en effet de montrer que celui-ci n'est qu'un type parmi d'autres d'arrangement discursif, qui n'est pas intrinsèquement différent, en termes de fonctionnement, de la logique de la pensée dite pré-scientifique ou mythique. Le mot « logique » signifie ici, simplement, une chaîne apparemment nécessaire d'implications de discours et d'hypothèses. Dans la logique occidentale, les propositions sont dites logiques quand elles obéissent à certaines règles d'inférence et de déduction. Ce que le théoricien de la culture entend par logique, c'est seulement que toutes les propositions idéologiques sur le monde social se fondent sur les mêmes principes, prédicats ou inférences. Elles forment un cadre de propositions liées entre elles, mêmes si elles ne remplissent pas les conditions de la déduction logique. Les prémisses doivent être supposées vraies pour que les propositions qui dépendent d'elles puissent elles aussi être considérées comme vraies. Cette notion d'« implication des propositions » [entailment] ou, comme le disent les sémanticiens, d'enracinement ou d'implantation [embeddedness] des discours, s'est avérée d'une importance cruciale dans le développement de l'analyse idéologique. Pour illustrer ce point à l'extrême, on peut dire qu'une phrase comme « la grève des ouvriers de Leyland affaiblit encore davantage la situation économique de la Grande-Bretagne » repose sur tout un ensemble d'affirmations, considérées comme allant de soi, sur la manière dont fonctionne l'économie et ce qu'est l'intérêt national. Pour que cette phrase soit crédible, toute la logique de la production capitaliste doit être supposée vraie. La même chose peut être dite de toute affirmation rapportée dans un bulletin d'informations conventionnel, à savoir que, sans toute une série de prémisses ou d'éléments implicites de savoir sur le monde, considérés comme allant de soi, toute affirmation descriptive devient littéralement inintelligible. Cette « structure profonde » de présuppositions, qui rend une affirmation idéologiquement « grammaticale », est rarement explicitée et reste largement inconsciente, à la fois pour ceux qui l'utilisent pour donner un sens au monde et pour ceux à qui l'on demande de lui donner un sens.
En effet, la forme descriptive et déclarative de cette affirmation rend invisible la logique sous-jacente dans laquelle elle est enracinée ou implantée [embedded]. Elle donne à affirmation une évidence incontestée, une valeur de vérité évidente. Ce qui n'est en réalité qu'une proposition sur ce que sont les choses disparaît dans - et devient - une affirmation substantive de discours purement descriptifs: « les faits objectifs de l'affaire ». La logique de son implication [entailment] ayant été occultée, chaque proposition semble fonctionner, pour ainsi dire, d'elle-même, Elle passe pour une proposition libre, pour une affirmation naturelle et spontanée sur la « réalité ».
[Stuart Hall, extrait de « La redécouverte de l'“idéologie” : retour du refoulé dans les Media Studies » in Identités et cultures - Politiques des Cultural Studies]
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