Se prévalant d’un état d’urgence en voie de constitutionnalisation, un gouvernement socialiste qui n’en est plus à un reniement près, vient d’infliger un nouveau camouflet aux citoyens de seconde zone qui ont pourtant contribué à son élection. Alors qu’ils demandaient depuis 30 ans le droit de vote des étrangers, pour affirmer la dignité de leurs parents, il leur est répondu par la gifle cinglante de la déchéance de nationalité. Ce que le congrès ne pouvait pas pour la première réforme – faute parait-il de majorité constitutionnelle - il le pourrait pour l’autre, car la protection de la nation l’exigerait. Et la cible en est toute trouvée : les nouveaux français. Disposant de l’avantage indu d’une double nationalité mêlant une France exigeant une loyauté sans faille, à des États avec lesquels elle s’acoquine pourtant sans entrave, voilà qu’il leur faut supporter le fardeau d’une nouvelle infamie née de la suspicion entretenue à leur encontre en raison de leurs noms imprononçables et de leur identité trouble, et ce quels que soient les actes dont ils se seront rendu responsables.
Désormais, Hollande et Valls cèdent sans restriction aux désirs les plus fous de certains droitiers haineux et d’une extrême droite qui n’a même plus besoin d’être élue pour faire appliquer son programme : on frémit. Que ces deux futurs candidats socialistes à la présidentielle obtempèrent devant des injonctions qu’ils dénonçaient naguère n’est que la suite logique de la dédiabolisation d’une pensée fascisante qu’ils alimentent de fait, tout en s’en défendant la main sur le cœur : on s’inquiète. Que cela trahisse les manières brouillonnes d’un gouvernement contraint à une improvisation hasardeuse, qu’il a fallu faire tenir d’aplomb une fois le coup parti, quand il ne cède pas à l’opportunisme, ne doit plus divertir de l’essentiel : répliquer au dernier camouflet infligé par un pouvoir à la dérive aux citoyens dont les allégeances multiples ou les convictions radicales en font des ennemis de l’intérieur.
Cette punition collective prend la forme d’un vertigineux empilement entre état d’urgence, assignations à résidences, dont certaines viennent d’être cassées par le Conseil d’état, déchéance de nationalité pour crimes et délits liés à des actes de terrorisme, et extension du permis de tuer grâce à l’état de nécessité qui supplante la légitime défense. Cet emballement sécuritaire constitue la dernière diversion hasardeuse de gouvernants égarés dans un champ politique miné par leurs soins. Recours exhumés des régimes d’exception de Vichy et de la guerre d’Algérie, ils sont triturés par des apprentis sorciers pour ficeler sur un coin de table une mesure qui certes frappe les imaginations et met la sphère médiatique en émoi mais n’en dénote pas moins une parfaite irresponsabilité. À pratiquer la surenchère, entre refus du bout des lèvres de l’amalgame et vieux réflexe de désignation des coupables, l’appareil d’état aggrave la désorientation qui l’entrave depuis des décennies. Or, prétendre protéger la nation en désignant lesdits bi-nationaux à la suspicion, parce qu’ils seraient le puit sans fond du terroriste de demain, c’est professer ce que l’on se défend de faire. Et, plus insidieux encore, c’est occuper l’esprit et la vie de ces citoyens, bouc émissaires commodes en les contraignant à constamment se défendre du soupçon qui pèse sur eux plutôt que de continuer à être ce qu’ils et elles sont déjà : les citoyens ordinaires d’un pays qui peinent à les accepter pour tels et leur jette constamment à la figure racisme et discrimination. À ce degré d’acharnement, la pathologie n’est plus du côté que l’on croit.
Or qu’on ne s’y trompe pas, l’indignité de la mesure de déchéance ne réside pas dans le fait qu’elle ne sera pas dissuasive maintenant ni édifiante lorsqu’elle sera peut-être mise en œuvre au terme de longues peines. Elle procède de l’effet d’amalgame immédiat et redoutable qui est dénoncé à l’envi et pratiqué sans entrave. Lesdits bi-nationaux sont dès à présent dans le viseur des censeurs et inquisiteurs de tous poils. La déchéance vient entériner un état de fait qui deviendra donc un état de droit au nom de la protection d’une nation contre une partie de ses citoyens jugés a priori indignes en raison de ce qu’ils sont. Leur déchéance est déjà à l’œuvre collectivement parce qu’il est prouvé depuis longtemps et sans que cela inquiète quiconque que leur vie ne vaut rien et qu’elle est donc suspendue à l’arbitraire d’abus de pouvoir au point de la supprimer en toute impunité. L’obscénité d’un ordre politique injuste et inégalitaire réside dans ces pratiques qui ont lieu sous nos yeux.
La déchéance des bi-nationaux est anticipée par les délits de faciès, les dénis de droit, les vexations, humiliations et intimidations qui font le lit des discriminations routinisées de l’administration et des institutions, devenues une mauvaise habitude presque inextirpable. Le racisme systémique trouve à s’exprimer sans que quiconque ne cille devant l’outrage fait à la dignité des personnes et au droit commun. C’est ainsi que la victime est tenue pour coupable de ce qui lui arrive, fusse la mort. Aux assises de Bobigny le 15 janvier 2016, le verdict acquittant le policier ayant tué d’une balle dans le dos Amine Bentounsi vient d’en faire la démonstration implacable. Ainsi le racisme s’est mué en une vertu patriotique que l’on s’arrache sur le marché d’une morale ethniquement pure et est prônée au plus haut niveau de l’état lorsque la justice disculpe des policiers déviants et incompétents. Avec le verdict attendu dix ans du procès des policiers mis en cause dans la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, la preuve est faite que la déchéance d’humanité de certains membres de la société française est déjà à l’œuvre, ouvrant la voie à la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité, ravalée à une simple formalité. Si cet inutile excès de zèle de l’exécutif ne vise pas les nouveaux français d’ascendance migrante et coloniale, qui donc vise-t-il ? Car, ils et elles n’ont aucun mal à se reconnaître les destinataires de cet ultime camouflet.
En renforçant la légitimité de pratiques d’exception faites pour des temps exceptionnels, qu’ils réactivent face à une menace terroriste opportunément agitée par ses meilleurs porte-voix, Hollande et Valls se trompent d’époque et se fourvoient sur la méthode. Il n’y a plus de légitimité à maintenir un quelconque empire, fut-il économique et énergétique : le silence imposé lors de la cop 21, en recourant à l’assignation à résidence le rappelle éloquemment. Il feint d’ignorer le fait que ses décisions, relayées par un Valls apparemment aux ordres, entrave le mouvement de larges segments de la société française, pas seulement à gauche, vers une société plus juste et plus égalitaire, plus soucieuse de rapports responsables aux peuples pris sous le feu de guerres impériales qui sèment un chaos persistant. Sans imagination, ni clairvoyance, en policier bureaucrate élu qu’il accepte de devenir, il entend administrer la répression contre le confortable ennemi de l’intérieur dont la France s’est dotée tout en promouvant sans relâche à l’extérieur une civilisation supposée irréprochable. En cela, il s’inscrit fidèlement dans une généalogie visant à défigurer toujours plus, s’il en était besoin, une constitution à bout de souffle et s’acharne sur celles et ceux qui en incarnent la part refoulée. Ainsi ce serait contre la présence définitive d’un refoulé colonial rappelé par ces bi-nationaux que s’exprimerait par la voie constitutionnelle cet autre refoulé fascisant.
Depuis longtemps déjà, l’assignation à résidence des arabes, noirs et musulman-e-s n’exige pas l’état d’urgence réactivé par les attaques du 13 novembre, car les contrôles en tout genre vont bon train. Pourtant, instauré en 1955, sévissant durant toute la guerre d’Algérie, exhumé pour mater d’autres « événements » en Nouvelle-Calédonie en 1985, puis brandi en 2005 comme une punition de 3 semaines face aux gesticulations d’une jeunesse populaire mal élevée, l’état d’urgence est en passe d’être perfectionné dans sa mécanique répressive par l’adjonction à l’assignation à résidence d’une déchéance de nationalité à large spectre. Déchoir un peu plus ceux qui sont déjà pris dans l’étau de la suspicion, prisonniers de leur corps, étranger quoi qu’ils fassent, c’est le sort qu’entend leur réserver un état devenu policier. Car si cette loi n’est censée s’appliquer qu’à des cas extrêmes, nous dit-on, il est aisé de mesurer l’ampleur de l’opprobre que son adoption jettera encore plus sur de vastes groupes de français selon leur faciès, leur nom et leur origine, religion, réelles ou supposées. Et d’anticiper le déchainement de haine ainsi autorisée à s’exprimer toujours plus.
Pour comprendre, sans excuser, les ressorts qui motivent ses instigateurs, remontons jusqu’aux sources de la mécanique totalitaire à laquelle Hollande et Valls cèdent sans discernement. Ils gisent dans le passé qui a forgé leur vocation politique et semblent se retourner contre eux pour leur sauter à la gorge.
En cédant à de basses manœuvres politiciennes sans en apercevoir les conséquences massives, Hollande est hanté - à son insu ? - par le spectre de personnages qui ont fait en leur temps des concessions à un état autoritaire aux relents putschistes, dont les vestiges sont consignés dans la constitution de la 5ème république, à laquelle il entend apporter sa marque. Voulue et pensée par et pour un seul homme, le général de Gaulle, cette constitution a fourni le cadre d’accomplissement de son dessein : liquider l’empire français sous la forme d’un état colonial pour mieux le reconfigurer dans les contours actuels, notamment de la françafrique, et mettre fin à ce qu’il a bien compris être une guerre d’indépendance en Algérie. Avant son retour, un certain Mitterrand avait tout autorisé et avalisé, y compris la torture, pour venir à bout des rebelles et mater l’insurrection algérienne. Les héritiers de cette lutte émancipatrice, qui un jour coexisteront avec « la génération Mitterrand », savaient tout de ses compromissions et convictions inflexibles qu’il n’a jamais reniées. Ce sont ces deux spectres emblématiques du passé amnistié de la France impériale et coloniale qui hantent un Hollande à la peine, s’efforçant, comme son prédécesseur préconisant la déchéance de nationalité à Grenoble dans un discours romophobe en diable, d’enfiler le costume trop grand pour lui du chef de guerre, du corps du roi, n’en révélant que mieux la pauvre défroque.
Hanté par d’autres fantômes, Valls a livré son interprétation du monde exposé à la terreur lorsqu’au lendemain du congrès de Versailles du 16 novembre 2015, il s’est appuyé sur l’exemple du Royaume-Uni thatchérien réprimant l’IRA et de l’Espagne franquiste criminalisant l’ETA pour justifier qu’il ne serait pas possible de déjouer tous les attentats et d’assurer une complète sécurité à tous les français, sauf si... Passée inaperçue dans le torrent de déclarations et de commentaires, cette référence à des états qui n’avaient rien de démocratique et tout de policier dont l’un fut le théâtre de sa jeunesse ne laisse pas d’étonner, même s’il a tenté récemment de l’édulcorer. Un éclairage oblique de cet argument équivoque nous est offert par Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel, dont l’intrigue sexuelle nouée par la perversité de personnages bifaces était rythmée, comme en contrepoint, par l’explosion de bombes à la lisière de ce monde convaincu de son bon droit et saturé par une insatiable quête de jouissance. Hunger de Steve McQueen complète le tableau en nous rappelant le prix élevé que toute répression prélève sur le corps de celui qui est désigné comme l’ennemi sans que cela ne fasse ciller quiconque. Comme l’indique des sondages favorables au tour d’écrou qui vient, l’indifférence s’installe imperceptiblement face à l’extension des multiples formes de la violence d’état croyant répondre à l’extrémisme violent.
Ainsi Hollande comme Valls manifestent les signes d’une dépendance à l’égard d’un passé trouble qui les habite et semble parler par leur voix, comme s’ils ne pouvaient en réprimer les secousses les plus profondes. Pour des motifs propres à la biographie de chacun et à leurs mobiles secrets, le spectre du totalitarisme fraie insidieusement sa voie dans les esprits confus du tandem socialiste qui nous gouverne. La reprise en main autoritaire restée tapie en leur for intérieur, trouvant sans mal à s’y lover, attendant le moment de frapper, vient de vaincre leur réticence d’honnête homme de gauche, tels qu’ils se plaisent à se voir. L’état d’urgence, la déchéance de nationalité et l’arsenal législatif annoncé tout comme leurs probables dommages collatéraux le démontrent. Tout cela parce qu’ils seraient animés par un obscur désir de protéger la nation.
Les masques sont tombés et révèlent le sinistre visage d’un nationalisme militarisé et grimaçant dont le rictus raciste rappelle des périodes sombres qu’on pensait remisées dans le passé, définitivement. Reste à les y renvoyer.
En marchant sur Versailles ?
Nacira Guénif
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