Pourquoi l'islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion

Comme toujours après un acte de terreur islamiste, le débat public a également tourné, après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo et dans le supermarché juif à Paris, autour de la question de savoir ce que « l’islam » a en effet à voir avec cela. Toutefois, au niveau politique officiel et dans les mass media, cette question fut, cette fois, posée avec beaucoup moins d’agressivité que lors d’événements antérieurs. Le son de cloche dominant fut que la société ne devait pas se laisser diviser, et qu’aucun point de vue religieux ne saurait justifier la violence terroriste. Mais cela ressemblait plus à une manière de se rassurer. Car il est malheureusement assez clair que les actes monstrueux de Paris apportent de l’eau au moulin du fondamentalisme raciste et nationaliste qui se répand à travers toute l’Europe et qui affirme toujours plus bruyamment que l’islam serait, selon son essence, incompatible avec les valeurs de la « civilisation occidentale », et que donc les musulmans n’auraient plus rien à faire ici.

 Face à cette conception ancrée jusque dans le prétendu cœur de la société, les appels à l’harmonie de la politique officielle semblent bien impuissants. Et cela ne tient pas seulement au fait que des attitudes racistes sont de toute façon largement sourdes aux arguments rationnels, mais également au cadre de référence du discours lui-même. Quand la politique gouvernementale et une grande partie des médias répondent au « choc des civilisations », propagé tout à fait ouvertement par Le Pen, Pegida et UKIP, par la revendication d’un « dialogue entre les cultures », ils reprennent tacitement à leur compte la définition du conflit de leurs adversaires. Tout comme les combattants pour la culture (Kulturkämpfer), ils partent de l’idée que cela résulterait du rapport entre différentes communautés religieuses et les « cultures » sur lesquelles elles se fondent. Les uns prétendent que l’islamisme en général et la terreur islamiste en particulier seraient inhérents à l’islam, pendant que les autres soutiennent qu’il s’agit là de la fausse interprétation d’une religion qui serait dans son « cœur profond » incompatible avec la violence et l’intolérance. Mais tous ceux qui s’engagent dans ce cadre de référence discursif sont déjà tombés, volontairement ou non, dans le piège du culturalisme[1].

Une confrontation sérieuse avec le phénomène du fondamentalisme islamique requiert un changement de point de vue et une critique conséquente des spéculations culturalistes. Pour aller à l’essentiel, vouloir expliquer l’islamisme à partir de l’islam est à peu près aussi insensé que tenter de faire dériver le national-socialisme de l’épopée des Nibelungen ou de l’Edda poétique. Évidemment, les islamistes fanatiques se réclament avec une insistance aussi provocante que lassante du Coran et du prophète, mais en réalité ils se moquent totalement des discussions et spéculations théologiques ; pour eux, l’islam, c’est ce qu’ils en font, c’est-à-dire exactement ce qui correspond à leur besoin identitaire et subjectif. Les récits religieux transmis ne sont rien d’autre pour eux que des chiffres et des codes culturels dont ils se servent pour consolider leur statut-sujet précaire. Les islamistes sont tout sauf des religieux traditionalistes qui auraient manqué le train de la modernité ou refuseraient de sauter dedans. Il s’agit bien plus d’individus tout à fait modernes, marqués par le capitalisme, qui en tant que tels cherchent un appui dans un collectif en apparence puissant, auquel ils puissent s’identifier.

 Cette soif d’identification à un sujet collectif n’a rien de nouveau. Il fait partie de l’équipement de base constitutif de l’individu moderne formaté pour la société marchande et accompagne l’histoire de la modernisation depuis le début du XIXe siècle. Cela ne peut guère surprendre. Car la gageure de devoir se rendre socialement actif comme sujet particulier isolé, toujours soucieux de défendre ses intérêts privés et de ne considérer finalement les autres membres de la société que comme des instruments pour atteindre ce but, cette gageure engendre le besoin pressant de se fondre dans une communauté imaginaire, au sein de laquelle cet isolement et cette instrumentalisation réciproque seraient abolis en apparence. Cette identification à un grand sujet apaise en même temps le sentiment d’impuissance devant son propre rapport à la société, qui fait face à l’individu comme contrainte collective chosifiée, car cela offre la surface de projection idéale pour des fantasmes compensatoires de toute puissance. Si au cours de l’histoire de la constitution du capitalisme ce sont en premier lieu les grands sujets classiques comme la nation, le peuple et les classes qui se sont trouvés sur le devant de la scène, ce sont pourtant les communautés religieuses qui ont depuis bien trois décennies le vent en poupe – et certainement pas seulement dans l’espace estampillé islamique mais également sous la forme du fondamentalisme protestant, des sectes évangéliques en Amérique Latine et en Afrique ou du nationalisme hindou. Au macro niveau de la société, les causes de cette « mégatendance » globale se trouvent certainement dans le déclin des grandes religions séculières de l’époque bourgeoise, avant tout du socialisme et du nationalisme. Car dans la foulée de la mondialisation engluée dans la crise, soit l’État est largement privé de son pouvoir de contrepoids régulateur face aux impératifs du marché, soit – comme dans de nombreuses régions de l’ancien tiers monde – il a été complètement broyé, tandis que dans le même temps la croyance quasi religieuse dans le progrès qui régnait au début tout comme au moment culminant du capitalisme se voit démentie tous les jours par les catastrophes écologiques de plus en plus aigues ainsi que l’exclusion sociale grandissante.

 Face à cela, la fuite dans des fantasmes religieux d’au-delà apparaît à beaucoup de gens comme une issue praticable ; mais cela n’a absolument rien à voir avec un prétendu retour à des formes traditionnelles de la religiosité, même si c’est souvent interprété de cette manière. Nous avons plutôt affaire à un phénomène tout à fait moderne, que l’on peut qualifier de « religionnisme », justement parce qu’il prend la place des grands « ismes » qui ont marqué et déterminé l’ère bourgeoise[2]. Ce caractère fondamentalement moderne s’exprime précisément aussi dans le rapport des individus aux offres d’identité correspondantes. Leur appartenance à une communauté religionniste se définit uniquement à travers l’acte de volonté personnel des individus – celui-ci peut aussi avoir été effectué de manière pas forcément consciente ni rationnelle. C’est précisément à travers cet acte que les individus se manifestent comme sujets de volonté modernes. Ils ne naissent pas dans un univers présupposé de valeurs traditionnelles et religieuses déterminées, de convictions et de pratiques qu’ils s’approprient ensuite naturellement ; ils doivent plutôt se déterminer en faveur ou contre une offre d’identité précise – ou alors se refuser à cette contrainte à l’identification.

 Face à la terreur islamiste, il faut donc se poser la question, non pas de ce que cela à voir avec « l’islam », mais de savoir pourquoi, parmi tous les religionnismes qui ont éclos et grandi au cours des dernières décennies, l’islamisme a pris la forme particulièrement agressive face aux dites valeurs occidentales et pourquoi il a fait émerger une aile terroriste aussi puissante. On ne pourra trouver une réponse à cette question que si nous l’arrachons au ciel des spéculations théologiques fumeuses pour la ramener sur le terrain de l’analyse et de la critique sociale, et si nous étudions de plus près les conditions politiques et sociales spécifiques qui ont favorisé la naissance et le déploiement de l’islamisme.

 Une de ces conditions fondamentales est celle du projet de modernisation de rattrapage capitaliste de grandes parties du Proche et Moyen-Orient, un projet auquel, après la Seconde Guerre mondiale, sous les auspices des luttes de libération nationale, du socialisme et du panarabisme, étaient liés dans un premier temps de grands espoirs, pour échouer plus tard avec l’entrée en crise de l’économie mondiale dans les années 1970. Dans d’autres régions du monde également (surtout dans de grandes parties de l’Afrique et de l’Amérique Latine), cet échec a laissé place à un vide idéologique et identitaire, qui a été en partie comblé de manière religionniste (surtout sous la forme de sectes évangéliques). Dans les pays marqués par l’islam, par contre, une forme spécifique du religionnisme s’est développée, qui fut en mesure, sur le fond de son exigence universaliste (rapport à l’Oumma globale), de nouer un lien social très fort, et à se substituer aux désavouées religions d’ici-bas du nationalisme et du socialisme. En lien avec cela, il y avait également la promesse d’un renouvellement de l’État, par-delà les formes décomposées des régimes laïcistes discrédités et le tracé de leurs frontières nationales, une promesse qui se fondait en outre sur le fondement juridique prétendument d’origine divine de la charia (qui peut être interprétée, toutefois, de manière tout à fait arbitraire). Ce trait politique et universaliste de l’islamisme lui conféra une force d’attraction, une capacité à opérer la synthèse et une efficacité que ne possédaient pas les religionnismes des autres parties du monde[3].

 En plus, l’islamisme possédait, face à ces autres religionnismes, l’énorme avantage idéologique de pouvoir être mobilisé contre « l’Occident », et de ne pas seulement se consolider à travers la construction d’une représentation collective de l’ennemi, mais en outre de recueillir l’héritage du nationalisme et du socialisme, ainsi que de l’anti-impérialisme. Au niveau idéologique, c’est un avantage concurrentiel que ne possèdent pas par exemple les sectes évangéliques en Amérique Latine ou en Afrique, pas seulement parce que celles-ci ont été largement créées par des prédicateurs venant des États-Unis et d’Europe, mais en outre parce qu’elles se définissent précisément comme appartenant à ladite « communauté chrétienne mondiale ». L’islamisme, par contre, dans sa construction identitaire, put revenir aisément à la précédente hostilité ouverte historique entre « Couchant » et « Levant », qui joua un rôle constitutif lors de la formation de « l’Occident » et représenta, et représente toujours, une surface de projection idéale pour définir une identité collective en se distinguant de cet « autre ». Ce qui aggrava encore les choses, c’est qu’en « Occident » également cette confrontation culturaliste fut reprise avec enthousiasme, en partie pour « expliquer » la faillite de la modernisation de rattrapage, qui ne devait évidemment rien avoir affaire avec la logique interne du grandiose système capitaliste mondial qui, dans la foulée de son procès de crise fondamental, déclare « superflues » des régions entières du globe et leurs populations ; en partie, également, par simple besoin idéologique, après la fin de la guerre froide, d’affirmer sa propre identité collective à travers l’invention d’un nouvel ennemi mondial[4]. Ce n’est pas un hasard si la parution de l’écrit incendiaire paradigmatique de Samuel Huntington portant le titre programmatique du « Choc des civilisations » se situa dans les premières années qui suivirent l’effondrement dudit socialisme réel, qui constituait lui-même un maillon central dans le procès de faillite de la modernisation de rattrapage capitaliste (on peut d’ailleurs constater que sur le territoire de l’ancienne Union Soviétique les religionnismes, tant islamiste que russe-orthodoxe, se sont vivement épanouis).

 Cette hostilité ouverte identitaire s’est vue encore renforcée par le fait que de nombreuses régions du globe habitées par des musulmans ont été particulièrement touchées par la guerre et la violence, parce qu’elles se trouvaient et se trouvent encore au centre d’intérêts géostratégiques. Cela affecta naturellement tout d’abord les réserves pétrolières, mais également, durant la guerre froide, la lutte des grandes puissances pour leurs zones d’influence, comme dans le cas de l’Afghanistan, qui a été littéralement broyé par le conflit Est-Ouest et qui est devenu par la suite l’un des points névralgiques de l’islamisme militant. S’ajouta à cela le conflit israélo-palestinien, qui a été chargé, au sein du monde arabe et de l’idéologie anti-impérialiste, d’une énorme signification symbolique largement au-delà de son véritable caractère de problème territorial limité et relativement mineur, et transformé en une surface de projection du ressentiment, dont l’islamisme recueillit également l’héritage. Sur cette question précise, on voit encore une fois très clairement que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam traditionnel, qui, lui, ne connaissait ni antisémitisme ni antijudaïsme ; celui-là est plutôt un produit importé de « l’Occident éclairé » qui n’a pu s’implanter dans ledit espace musulman que dans la foulée de la modernisation de rattrapage capitaliste[5].

 Les guerres et les guerres civiles incessantes au Proche et Moyen Orient, liées à des interventions correspondantes des grandes puissances, n’ont pas seulement contribué à déstabiliser profondément toute la région et à détruire les conditions d’un développement capitaliste et d’une intégration au sein du marché mondial à peu près cohérents, préparant ainsi le terrain pour la force de conviction des promesses de salut islamistes, mais ont en outre conduit en même temps à la brutalisation de générations, surtout de jeunes hommes, qui ont été socialisés dans un état, parfois ouvert, parfois larvé de guerre permanente, et ont intériorisé la disposition à la violence qui l’accompagne. Et cela fournit en fin de compte le cadre pour la création de personnages héroïques mythifiés, auxquels de jeunes hommes, surtout (et pas seulement en provenance des régions en question), purent et peuvent s’identifier. Comme Ben Laden avait déjà été largement fêté comme un nouveau Che Guevarra, l’État Islamique a perfectionné la mise en scène médiatique et l’héroïsation de ses atrocités. L’islamisme militant a réussi ainsi à acquérir le statut d’une culture de contestation radicale, ce qui lui fournit une énorme affluence d’adeptes venant de toute la planète, prêts à se sacrifier[6].

 C’est là que se révèle clairement, encore une fois, le caractère hautement moderne, et en aucune façon religieux et traditionnel, attaché à ce mouvement. Il fournit le matériau pour une construction identitaire de démarcation d’individus de part en part formatés par le capital (surtout de jeunes hommes, mais pas seulement), qui n’ont souvent pas le moindre lien familial ou culturel avec l’islam, et qui se dressent de manière régressive à travers leur « conversion » contre leur entourage. Mais, malgré le nombre important de ces « convertis », ce sont toujours des jeunes migrants avec des liens familiaux dans ledit arc de crise islamique qui constituent les groupes les plus nombreux du soutien islamiste dans les pays capitalistes du centre. Mais cela ne tient pas au fait qu’ils seraient issus d’une certaine tradition religieuse, qu’ils redécouvriraient maintenant, car cela s’explique le plus souvent par une réaction contre l’exclusion sociale et raciste[7]. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse principalement de marginaux sans avenir qui n’auraient de toute façon plus rien à perdre. L’exclusion se déroule souvent de manière beaucoup plus subtile et elle est surtout ressentie comme particulièrement humiliante par ceux-là mêmes qui possèdent absolument les qualités personnelles pour une réussite sociale comme d’habitude définie dans la concurrence, mais n’en butent pas moins de manière renouvelée sur des barrières non directement visibles, érigées par la société majoritaire, et qui réclament beaucoup d’efforts pour être renversées. La situation est similaire dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, où ce sont souvent les classes moyennes dépitées qui s’orientent vers l’islamisme, parce que leurs espoirs de réussite sociale ont été brisés. Ce qui est déterminant, alors, ce n’est pas le fait de savoir si quelqu’un se trouve dans une situation de « pauvreté objective », mais le sentiment subjectif de faire partie des perdants ou de se voir menacé de relégation sociale. Et ces peurs, que le système de concurrence capitaliste produit de toute manière en permanence, sont tout particulièrement attisées dans le contexte du procès de crise globale.

 En ce sens, il existe un point commun fondamental entre les fanatiques islamistes et leurs adversaires militants de Pegida et du Front National. Dans les deux cas, la force motrice est l’impulsion régressive d’évacuer la pression sociale produite par la crise à travers la discrimination d’un ennemi imaginaire[8]. Face à cela, on s’égare complètement en en appelant à une compréhension « interculturelle » ou « interreligieuse » ; car on n’a pas affaire ici à un conflit entre différentes « cultures », mais à une polarisation agressive entre diverses identités collectives régressives au sein même du système capitaliste mondial, une confrontation qui devient elle-même un facteur de la crise globale, en ce sens qu’elle engendre une sorte d’état de guerre permanent. Il est également vain, dans cette situation, de mettre en avant les valeurs républicaines ou démocratiques de liberté et d’égalité. Ces valeurs ont perdu depuis longtemps leur force de rayonnement parce que l’exclusion sociale et raciste, la monétarisation de tous les domaines de la vie et les incessantes campagnes étatiques de contrôle, y compris dans les démocraties occidentales, les ont vidées de leur contenu. Il est bien plutôt indispensable de trouver une nouvelle orientation émancipatrice qui vise le dépassement de la logique capitaliste et de sa subjectivité devenue insensée.

  Norbert Trenkl

 NOTES :
[1] Voir Lohoff 2006.
[2] Voir Lohoff 2008.
[3] Voir Lewed 2008 et 2010.
[4] Voir Trenkle 2008 et 2010.
[5] Voir Holz 2005.
[6] Voir Roy 2005.
[7] Dans le compte rendu d’un colloque sur le salafisme, on peut lire, au sujet des jeunes qui se joignent à ce mouvement : « Les jeunes admirent chez les prédicateurs salafistes le fait qu’ils ne se laissent pas intimider par le rejet ouvert qui les frappe. Au contraire : ils défendent ouvertement leurs points de vue et ne se laissent pas interdire la parole. » La démarcation face à la génération de leurs parents, qui se comporterait, selon la perception des jeunes, de manière défensive face à une situation de marginalisation sociale et d’ascension sociale bloquée, joue également un rôle important. Le salafisme offre ici une possibilité de reprendre l’offensive, d’acquérir une capacité d’action et de vaincre ainsi de manière régressive le sentiment d’impuissance. Voir Alevitische Gemeinde [Communauté alévite] Deutschland e.V. (2013).
[8] Voir Bierwirth 2015.

Aucun commentaire: