« Le harem de la taille 36 »


L'énigme du harem européen s'éclaircit soudain pour moi, dans ce temple de la consommation qu'est un grand magasin new-yorkais, lorsque la vendeuse m'annonça, avec la solennité d'une prêtresse, qu'elle n'avait pas de jupes pour moi. J'avais, me dit-elle, les hanches trop larges.

« Dans ce magasin tout entier, qui fait cent fois le bazar d'Istanbul, vous n'avez pas de jupes pour moi? Vous plaisantez! » (...)
 Mais elle insista avec un rien de condescendance:
« Vous êtes trop forte...
 - Je suis trop forte par rapport à quoi? répondis-je en la fixant attentivement, consciente de me trouver soudain au bord d'un véritable fossé culturel.
- Comparée à une taille 38 (sa voix avait le ton irrécusable d'une fatwa). Les tailles 36 et 38 sont la norme, ou plus exactement l'idéal, poursuivit-elle, encouragée par mon regard interrogatif. Les tailles hors norme, surtout comme la vôtre, ne sont disponibles que dans des magasins spécialisés ». (...)

Mais ce jour-là, dans ce magasin où j'étais entrée avec la sérénité d'une consommatrice souveraine, prête à dépenser de l'argent, j'étais brutalement anéantie. Mes hanches, jusque-là le signe d'une maturité épanouie, étaient dévalorisées et ravalées au rang de difformité. « Qui décide de ce qui est normal? » ai-je demandé à la vendeuse élégante dans l'espoir de récupérer un peu de mon assurance en contestant les règles. (...)

 « Et qui dit que tout le monde doit faire une taille 38? » insistais-je non sans quelque ironie, négligeant volontairement de mentionner la taille 36 (...). La vendeuse me regarda avec une légère anxiété.
« La norme ou plutôt la taille idéale est ce qu'on trouve partout, dans les magazines, à la télévision, sur les affiches. Vous ne pouvez pas l'avoir manquée. C'est Calvin Klein, Ralph Lauren, Versace, Armani, Valentino, Dior, Saint-Laurent, Chrisian Lacroix, Jean-Paul Gaultier... Tous les grands magasins suivent la norme et s'ils vendaient du 46 ou du 48, ce que vous faites, je pense, ils feraient faillite. » (...)
 « D'où venez-vous? » C'est alors que je remarquai qu'elle avait à peu près le même âge que moi - plus près des soixante ans que de cinquante. Sauf que son corps avait la minceur de celui d'une fille de 16 ans (...)
 « Je viens d'un pays où les vêtements n'ont pas de taille précise, répondis-je. J'achète le tissus et la couturière ou l'artisan me fait la robe ou la djellaba que je veux. Ni elle ni moi ne savons qu'elle est ma taille. Au Maroc personne ne s'occupe de ça (...) »
 « Vous voulez dire, demanda-t-elle encore avec de l'incrudilité dans la voix, que vous ne vous pesez pas, tout simplement? Ici, il y a bien des femmes qui perdraient leur job à cause de cela. »

 Elle plaisantait mais sa remarque cachait une réalité cruelle. La vérité me frappait de plein fouet: la taille 38 était un carcan aussi répressif que le voile le plus épais (...). Oui, pensai-je en m'engageant dans les allées moquetées, j'ai enfin trouvé la solution à l'énigme du harem.

A l'encontre du musulman qui limite son oppression à l'espace public, l'homme occidental manipule le temps et la lumière. Il établit, grâce aux sunlights des caméras qui fixent la beauté idéale sur les millions de photos des messages publicitaires, que celle-ci doit paraître avoir quatorze ans. Si elle a l'air d'en avoir quarante ou pire, cinquante, elle s'évanouit dans l'obscurité. En braquant les projecteurs sur la nymphette, en la hissant au rang d'idéal, il remise les plus âgées dans l'ombre et l'oubli. Les malins d'hommes occidentaux... Ils chantent la démocratie à leur femme le matin, et le soir ils soupirent d'admiration devant de très jeunes beautés au sourire aussi éclatant que vide, reprenant sous une nouvelle variante l'éternelle ritournelle chantée par Kant: belle et stupide ou intelligente et laide!

 Nous sommes certes plus intelligentes à quarante ans qu'à vingt, comme le dit si bien le proverbe arabe: « celui qui a vécu une nuit de plus que toi a une ruse de plus dans sa poche » Mais, sur la rive européenne de la Méditerranée, les hommes en ont décidé autrement. Quand une femme a l'air plus mûr, et donc plus sûre d'elle-même, ils l'attendent au tournant. Une femme sûre d'elle-même ne se pèse pas tous les quarts d'heure... Et donc, elle laisse ses hanches s'élargir. Et vlan! Elle est précipitée dans les abîmes de la laideur. Les murs du harem occidental dressent une barrière dangereuse entre une jeunesse séduisante et une maturité repoussante.

 En Occident, les armes utilisées par les hommes pour circonvenir les femmes sont pratiquement invisibles: ils manipulent le temps. Les images, c'est du temps condensé. Ils n'obligent aucune femme à se conformer à l'image idéale ni à porter la taille 38 en lançant la police à ses trousses comme le font les ayatollahs après celles qui laissent glisser leurs tchadors. Ils ne disent rien. Sauf que le jour où vous voulez acheter une jupe, on vous annonce que vous êtes un monstre. On vous laisse digérer seule votre déconfiture. On vous oblige à analyser votre situation et à conclure comme ils le désirent: le vieillissement, pourtant inéluctable, est un acte coupable. (...) Mais le voile tissé par le temps qui passe était plus épais, plus absurde encore que le voile et le contrôle de l'espace des ayatollahs. (...)

 La violence que constitue le harem occidental est peu visible parce qu'elle est maquillée en choix esthétique. C'est comme les pieds des Chinoises : les hommes de Chine avaient décrété que les plus jolies femmes avaient de petits pieds, des pieds d'enfants. Alors les fillettes se broyaient les pieds pour conserver les mesures considérées comme idéales ; la femme parfaite était celle qui avait poussé la recherche de la beauté jusqu'à l'auto-mutilation, et prouvé ainsi que la séduction de l'homme était sa plus grande ambition. De la même façon, la femme parfaite occidentale bride ses hanches afin qu'elles gardent la mesure idéale. Nous les musulmanes jeûnons un mois par an. Les Occidentales jeûnent douze mois par an. « Quelle horreur ! » me dis-je en regardant autour de moi toutes ces Américaines qui avaient l'air de gamines à peine pubères.

 Selon I'écrivain Naomi Wolf, le poids des top models, images contemporaines de la beauté idéale, ne cesse de s'éloigner du poids de la population féminine dans son ensemble. « Il y a une génération, le poids du mannequin moyen était environ 8 % inférieur à celui de l'Américaine moyenne. Aujourd'hui. la différence est de 23 % [ ... ]Le poids de Miss America s'effondre et celui des playmates est passé. en huit ans, d'une différence de 11 % avec l'Américaine moyenne à une différence de 17 %. » Ce rétrécissement de la silhouette idéale est à l'origine, selon Naomi Wolf, de l'accroissement des cas d'anorexie et autres problèmes de santé:

 « Les troubles de la nutrition augmentent de façon exponentielle, et des quantités de névroses sont apparues dans lesquelles la nourriture et le poids servent d'agents déclencheurs [...] à la dégradation de la santé mentale. »

 Le harem occidental prenait à présent tout son sens. Espace sur la rive sud de la Méditerranée, temps sur la rive nord. Mais l'objectif reste le même: donner aux femmes un profond sentiment de gêne, d'incertitude, de honte. L'homme occidental dicte à la femme des règles qui régissent son aspect physique. Il contrôle toute l'industrie de la mode, depuis la conception des cosmétiques jusqu'à la diffusion des soutiens-gorge. L'Ouest est en effet la seule région du monde où le vêtement féminin est une industrie essentiellement masculine. Ailleurs, dans des pays comme le Maroc où vous dessinez vous-même vos vêtements et en contrôlez la fabrication, la mode est une affaire strictement individuelle. Pas en Occident, où l'individualisme règne partout sauf lorsqu'il s'agit de mode. Là, c'est le règne de la loi de la horde: le conformisme est de rigueur. Naomi Wolf explique, dans Le mythe de la beauté, que les hommes ont mis au point une incroyable machine fétichiste:

 « De puissantes industries - 33 milliards par an pour les produits de régime, 20 milliards par an pour les cosmétiques, 300 millions pour la chirurgie esthétique, 7 milliards pour la pornographie - ont jailli de cette mine que sont les angoisses inconscientes. En retour, elles engendrent et façonnent l'hallucination collective comme dans une spirale infernale ». 

 Quand j'ai relaté à Kemal au téléphone l'incident et la théorie que j'en avais déduite, il m'a fait déchanter avec une petite question piège : « Comment cela peut-il marcher? Pourquoi les femmes acceptent-elles ça? » Je me suis aussitôt juré de le priver de qurb pour plusieurs semaines. Quelle cruauté de confronter un chercheur aux limites de sa théorie naissante ! Cette réflexion me plongea dans un long silence ponctué de fax à Christiane ; seule une Parisienne pouvait restaurer mon honneur de chercheuse sérieusement entamé par les doutes de Kemal. Enfin, elle m'envoya un livre qui m'assura un triomphe quasi inébranlable dans mes échanges avec Kemal : La domination masculine, de Pierre Bourdieu.

 Bourdieu y évoque un concept génial, qu'il nomme « la violence symbolique ». « La violence symbolique, explique-t-il, est une forme de pouvoir qui s'exerce sur les corps directement, et, comme par magie, en dehors de toute contrainte physique, mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées, telles des ressorts, au plus profond des corps.» En lisant Bourdieu, j'eus l'impression de mieux comprendre la psyché occidentale. Les industries de la mode ne sont que la pointe émergée de l'iceberg, explique le philosophe. Quelque chose se passe, au-dessous, qui reste secret ; autrement, pourquoi les femmes accepteraient-elles spontanément de se rabaisser ? Pourquoi, par exemple, les femmes choisissent-elles de préférence des hommes plus grands et plus âgés qu'elles? Victimes des manipulations magiques de la violence symbolique, elles acceptent spontanément « les signes ordinaires de la hiérarchie sexuelle » tels que l'âge, la taille, l'argent. C'est cette spontanéité que Bourdieu décrit comme étant le produit d'une sorte d'« ensorcellement ».

Ces méthodes élémentaires de domination sont certainement très efficaces : me priver de nourriture est la meilleure façon de m'empêcher de penser et de détruire ma confiance en moi-même. Quand j'ai faim, je déprime sur-le-champ et je m'accuse de tous les maux. Naomi Wolf et Pierre Bourdieu en arrivent tous deux à la conclusion que ces « codes corporels » paralysent insidieusement l'aptitude des femmes à entrer dans la course au pouvoir. même si le monde professionnel leur semble largement ouvert. Les règles du jeu sont différentes selon les sexes. Les ressources des femmes qui entrent dans la compétition sont à ce point dépendantes de leur aspect physique qu'on ne peut pas parler d'une égalité des chances.

« Une fixation culturelle sur la minceur féminine n'est pas l'expression d'une obsession de la beauté féminine. explique Wolf, mais d'une obsession de l'obéissance féminine. Le régime est le plus puissant des sédatifs politiques qui ait jamais existé dans l'histoire de la femme ; une population qui reste calme dans sa folie est forcément docile. » 

 La recherche, renchérit-elle, « confirme que la plupart des femmes savent trop bien qu'une surestimation de la minceur conduit à "la perte effective de toute estime personnelle et du sens de l'efficacité", et ( ...) qu'"une restriction calorique périodique ou prolongée" modèle une personnalité caractéristique dont les traits dominants sont la passivité, l'anxiété, et l'émotivité ».

De la même manière, Bourdieu, qui insiste plutôt sur la façon dont ce mythe s'inscrit dans la chair même, reconnaît que le rappel constant de leur apparence physique déstabilise les femmes ainsi réduites au rang d'objets d'exposition : « La domination masculine qui constitue les femmes en objets symboliques dont l'être (esse) est un être perçu (percipi) a pour effet de les placer dans un état permanent d'insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique: elles existent d'abord par et pour le regard des autres, c'est-à-dire en tant qu'objets accueillants, attrayants, disponibles. » Être changée en un objet dont l'existence dépend du regard de son propriétaire fait de la femme moderne... une esclave de harem.

 [Fatema Mernissi, Le Harem et l'Occident]

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