"Islamophobie et judéophobie – L’effet miroir " de Ilan Halevi (Premier chapitre)


L’islamisme, nous dit-on, c’est l’identité, la bannière, le programme et le credo des terroristes, des assassins d’innocents, des poseurs de bombes dans les marchés, dans les trains, dans le métro, dans les mosquées, c’est l’univers mental des – pilotes-suicides du 11 Septembre. L’islamisme, parfois appelé « intégrisme » (« fondamentalisme », chez les anglophones), est au cœur de ce que George W. Bush, au lendemain des attentats de New York et de Washington, désignait comme l’« Axe du Mal ». Vingt ans plus tôt, un autre président américain avait baptisé le bloc soviétique l’« Empire du Mal ».

 Dans les reconstructions apeurées du réel que ces appellations conjurent et accréditent, un terrible péril menace l’humanité, nos libertés et la civilisation en général, et il faut résister ou se résigner à la plus dégradante des servitudes. Car, nous dit-on, la haine que les islamistes nourrissent contre l’humanité en général et l’Occident en particulier ne serait en rien le résultat d’une quelconque action ou interaction entre eux et le reste du monde, mais découlerait de leur programme intrinsèque, en un mot, de leur nature.

 L’aversion que cette hantise induit, en même temps qu’elle la sous-tend, porte un nom : on l’appelle islamophobie, c’est-à-dire la haine (la phobie, étymologiquement, c’est ce qui fait fuir, c’est l’éloignement par la fuite) de l’islam. C’est de cette hantise que nous entendons débattre ici : tenter de retracer sa genèse et observer ses effets.

Notez bien : de l’islam, et non de l’islamisme. Nous reviendrons sur cette distinction, et sur cet amalgame, le premier dans une longue série de dérapages conceptuels. Car qui dit de l’islam, et pas seulement de l’islamisme, dit forcément des musulmans, et pas seulement des islamistes. Pourrait-on professer à l’encontre de l’islam des opinions, quelles qu’elles soient, qui ne rejaillissent pas sur l’idée qu’on se fait des musulmans réels, et donc aussi sur les comportements et les relations entre les musulmans et les autres ? Les replis et l’enchaînement de ces glissements sémantiques renferment une série de périls dont la virulence est largement sous-évaluée. C’est cette mécanique que nous entendons appréhender et contre laquelle nous croyons qu’il convient de se prémunir, dans l’ordre du discours, de l’énoncé et de l’intelligence des choses comme dans celui de la pratique sociale.

 C’est confesser d’entrée de jeu à quel point notre propos est peu abstrait et dépourvu du détachement que la rigueur scientifique requiert de l’historien et du chercheur en général. Mais la reconnaissance de cette urgence est également source de légitimité pour ce propos, car il y va de la guerre, de la mort, de la souffrance et de l’absolue nécessité de leur résister.

 Si j’insiste sur cette dimension pratique, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’opinions d’ordre métaphysique ni sur la création du monde, ni sur le sexe des anges. Outre que l’histoire humaine a enregistré des tueries d’envergure qui prenaient ce type de disputation prétendument théologique pour prétexte, il existe aujourd’hui une géopolitique guerrière et massivement meurtrière de ce débat devenu planétaire. À l’heure où j’écris ces lignes (1), les fluctuations de la tension-américano-iranienne, l’incapacité de la coalition américano-britannique à transformer son occupation de l’Afghanistan en solution politique, la déstabilisation du Pakistan, l’interminable naufrage de l’Irak dans l’horreur absolue, l’aggravation du conflit israélo-palestinien, la fragilisation continue du Liban, avant et après l’agression israélienne de l’été 2006 contre la population de la bande de Gaza – pour ne citer que les points nodaux les plus évidents d’une crise régionale qui sert littéralement d’abcès de fixation aux contradictions de la société internationale – illustrent l’omniprésence de cette dimension(2). En dépit de la différence française et de l’acception française, unique au monde, de la laïcité, la polémique, faut-il dire la passion, soulevée en France par la question du hijab (le foulard abusivement qualifié de « voile islamique »), et de son interdiction, tout d’abord à l’école, mais maintenant aussi à l’hôpital et peut-être, bientôt, comme certains le réclament, dans l’espace public en général, pour les fonctionnaires comme pour les usagers, s’inscrit dans ce contexte mondialisé, même si cette évidence est niée par la plupart des protagonistes de ce débat drapé dans ses apparences hexagonales et républicaines(3).

 Pour éviter toute équivoque, nous reviendrons très brièvement sur les antécédents et la préhistoire de l’islamophobie dans l’Occident chrétien. Très brièvement, car nous nous intéressons avant tout à ses manifestations contemporaines, et tout particulièrement actuelles. Mais on ne saurait écarter l’arrière-plan historique du champ de notre appréhension, en tant que substrat préexistant, terreau propice aux constructions plus récentes de l’imaginaire collectif.

 De la conquête arabe de Jérusalem, au VIIe siècle de l’ère chrétienne, à la chute de Byzance, de Poitiers à Lépante, en passant par Roland à Roncevaux, l’Arabe, le Maure, le Sarrasin, le Turc, le Mongol, l’Afghan ont donné une figure multiforme, mais uniformément musulmane, de l’Ennemi. Ennemi absolu : héréditaire, contre lequel se joue une bataille dans laquelle la coexistence n’est pas une option, dans une guerre pour le contrôle exclusif du territoire, oscillant déjà entre la purification ethnique par expulsion et refoulement des populations ou leur extermination pure et simple. Cet affrontement commence par la conquête arabe du Croissant fertile et de l’Afrique du Nord, se poursuit avec cinq siècles de reconquête en Espagne, et mille ans d’expansion slave, ponctués par les Croisades, avant de culminer dans les guerres de conquête coloniale.

 Pendant des siècles, ces guerres sont considérées comme saintes. De part et d’autre, on se bat sous la bannière de la religion et l’extermination de l’Autre est un devoir sacré. La posture de l’Occident chrétien face à l’islam est bien différente de celle qu’il adoptera face aux « indigènes » d’Afrique et aux « Indiens » du Nouveau Monde, où la logique missionnaire le dispute à l’intérêt commercial (4). Pourtant, ce ne sont pas des guerres dont la finalité concerne l’Autre. Il ne s’agit ni de le convertir ni de l’asservir à un quelconque projet économique. Il s’agit bien de le repousser, de le faire disparaître du paysage. Ce n’est qu’après la Révolution française, avec l’expansion coloniale moderne, que le discours « civilisateur » prend le pas sur la guerre conduite au nom de la Religion, la guerre pour Dieu et Son règne « temporel » ici-bas.

 Le XIXe siècle, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, se termine par le dépeçage de l’Empire ottoman, ultime avatar de l’État islamique multinational, dit l’« homme malade de l’Europe ». La conquête européenne, française et britannique pour l’essentiel, de terres musulmanes, en Afrique et en Orient, fait écho au soutien des puissances européennes et à la sympathie des peuples européens eux-mêmes pour les mouvements de libération des nations « chrétiennes » assujetties au joug ottoman. C’est tout particulièrement vrai pour les Grecs, mais aussi pour les Macédoniens, les Bulgares, les Serbes du Kosovo, les Albanais, etc.

Les guerres coloniales, d’ailleurs, débouchent directement sur les guerres de décolonisation, avec un siècle ou un siècle et demi de domination, jalonné de soulèvements et de répression, de révoltes écrasées et de haines accumulées, de deuils inachevés et d’injustices. Ces dernières seront passées, par le détour de l’impunité, aux pertes et profits de l’histoire.

 Dans la seconde moitié du XXe siècle, avec la décolonisation politique des pays musulmans, c’est le travailleur immigré, maghrébin en France, turc en Allemagne, pakistanais en Angleterre, libyen ou érythréen en Italie et, dans tous ces cas de figure, principalement musulman, qui va dessiner une figure à la fois nouvelle et ancienne de l’Autre et offrir un nouveau soubassement socio-économique à la phobie dont nous parlons. Tout cela, notons-le bien, pendant quelque treize siècles. Ce qui, quand même, laisse des traces dans la mémoire des sociétés : bien avant la chute du Shah en Iran, avant l’invasion soviétique de l’Afghanistan, avant la fondation du Hamas palestinien et du Hezbollah libanais, avant l’invention et le brevetage d’al-Qaida, avant le 11 septembre 2001.

 C’est le terreau, l’engrais organique (ainsi que l’on nomme pudiquement le fumier) sur lequel pousse, depuis plus de trente ans, mais de façon accélérée au cours de la dernière décennie, ce que nous appelons, par convention de langage, la nouvelle islamophobie. Ce nouveau discours de la guerre, cependant, met en branle des concepts et des mots-clefs dont les objets se dérobent à leur intitulé. Lorsque Marx et Engels, dans leur Manifeste de 1848, évoquaient le spectre du communisme, c’était pour défendre et illustrer ce dernier. À l’exception des (cruciales) années 1941-1946, l’histoire du XXe siècle a vu le monde divisé selon les lignes de ce clivage. Elle s’est déroulée selon l’affrontement entre États se réclamant ouvertement du communisme et d’autres résolus à l’extirper par la force, chaque bloc exerçant toutes sortes de pressions pour imposer un alignement absolu de tous, « avec nous ou contre nous », dans une logique d’affrontement où la mollesse est trahison ou collaboration avec l’ennemi et complicité avec les abominables crimes dont chaque camp accuse l’autre.

 Ici, par contre, le langage est piégé. Car selon les principaux chefs d’orchestre de cette bataille planétaire, l’ennemi ne serait pas l’islam, mais l’islamisme. Or, cet islamisme, assimilé au terrorisme, est un ennemi sans visage, à l’image de ces hommes posant et paradant en cagoule devant les caméras des médias de leurs présumés adversaires. De la même façon qu’aucun criminel de guerre ne se revendique « terroriste », puisque tous prétendent perpétrer leurs forfaits au nom des idéaux les plus nobles, aucun encagoulé de l’audiovisuel ne se revendique « islamiste », puisque précisément tous prétendent incarner l’islam tout court, rejetant tous les autres islams dans les ténèbres extérieures de la jahiliyyah (l’« ignorance » préislamique) ou de l’usurpation, et fondant ainsi le dérapage conceptuel évoqué plus haut.

 Posons donc d’emblée que le langage est ici piégé, et qu’il va nous falloir tout reprendre par le début, avec l’ambition de faire autant que possible table rase des paresses de la pensée et de la monnaie courante des approximations et des idées reçues. Car dans le domaine de la violence pratique, ceux que leurs ennemis déclarés qualifient d’islamistes ne se reconnaissent pas comme tels, tandis que les plus engagés dans la lutte idéologique contre cet épouvantail affirment non seulement ne pas être islamophobes, mais affirment de surcroît que l’islamophobie elle-même n’existe pas – sinon comme un mensonge inventé par les islamistes eux-mêmes afin de se faire passer pour des victimes, alors que ce sont eux qui menacent la vie et la liberté des non-musulmans (et, accessoirement, des musulmans non islamistes).

 Il faut donc se poser la question : l’islamisme existe-t-il ? Entendons, existe-t-il comme un phénomène unique, comme sujet singulier, en dehors de l’islam per se ? Le concept n’est-il pas tout d’abord une invention d’islamologues occidentaux ? Ne sont-ils pas ceux qui ont accouché, de façon concurrente et complémentaire, des concepts d’islam politique (comme s’il existait un islam non politique ou apolitique, et comme si l’islam ne s’était pas toujours conçu comme Din, religion, Dunia, monde, et Dawla, État), puis d’islam radical, enfin de jihadisme, et puis, récemment, d’islamo-fascisme ? N’est-ce pas, comme le disent beaucoup, à commencer par le pape Benoît XVI, l’islam tout court qui fait problème ? Et si c’est le cas, quel problème et problème pour qui ?

 Au lendemain de la Guerre froide, une fois le spectre du communisme définitivement conjuré, l’islam apparaît effectivement comme l’ultime et l’unique système à la fois rival et autre. Rien d’autre de ce qui résiste ou semble résister à l’hégémonie américaine et euro-américaine – ni le communisme chinois, vietnamien, nord-coréen ou cubain, ni le populisme nationaliste d’Hugo Chávez, ni l’altermondialisme allégé du président brésilien Lula – ne se présente comme un système rival et complet, comme une autre civilisation, dont le regard transformerait sa rivale en barbarie. C’est qu’avec le passage de l’Empire du Mal, ainsi que Ronald Reagan nommait le bloc soviétique, à l’Axe du Mal de George W. Bush Junior, et avec l’islam(isme) en tant que nouvel ennemi global de substitution, l’islamophobie semble s’installer pour ce siècle dans la fonction qui fut celle de l’anticommunisme au XXe siècle.

 Parallèlement à cette mutation de la perception européenne et américaine de l’islam en tant qu’univers culturel, qui fait de l’allié conservateur d’hier l’ennemi terroriste d’aujourd’hui, émerge une nébuleuse de courants néo-islamistes plus ou moins étroitement manipulés par divers États, mais producteurs souvent autonomes de discours caricaturaux, voire de pratiques terroristes décentralisées(5).

 On ne saurait alors sous-estimer la centralité de l’expérience afghane où les apprentis sorciers des services secrets occidentaux ont engraissé les monstres qu’ils vont plus tard, après usage, dénoncer, vilipender et finalement jeter aux chiens. Le concept d’intégrisme est tiré du dictionnaire de la catholicité, où un courant dit « intégriste » s’oppose depuis des décennies à la modernisation de l’Église, et particulièrement à l’abandon de la messe en latin. Comme celui du fondamentalisme, emprunté à l’anglais, l’intégrisme semble a priori échapper à ce dérapage, en se référant à des catégories générales transconfessionnelles. La « notion d’intégrisme », cependant, renvoie à une intransigeance traditionaliste et non, comme dans la majorité des cas qui nous occupent, à des néothéologies insurrectionnelles. Mais surtout, quand le seul intégrisme, ou même le « principal » intégrisme, proposé à l’exécration des foules est l’islamique, la référence à des catégories réputées universelles devient une feuille de vigne. Ainsi l’invocation, a priori innocente, de l’intégrisme, peut-elle aussi servir d’alibi à l’islamophobie.

 L’accusation d’islamophobie, disent les plus vociférants des islamophobes, est infondée, car nous ne sommes pas contre un islam raisonnable (en version hexagonale, cela voudrait dire un islam républicain et laïque), mais seulement contre l’intégrisme islamique, oppresseur de femmes et de minorités, assassin sanguinaire de foules d’innocents, et qui menace nos libertés. Dans les replis de cet énoncé, on lit que si l’islam radical est radicalement mauvais, l’islam modéré est modérément mauvais.

 L’amalgame entre intégrisme islamique et terrorisme, devenu dogme planétaire depuis le 11 septembre 2001, est au centre de ce dispositif. C’est la fonction historique seconde d’Al-Qaida, ex-officine de Washington de recrutement de mercenaires et de volontaires musulmans pour chasser les Soviétiques d’Afghanistan. Licencié par ses maîtres de la CIA pour défaut de guerre froide, et officiellement passé mutin, voilà Oussama Ben Laden promu épouvantail, ennemi public n°1, jouant par rapport à l’ensemble des mouvements politiques se réclamant de l’islam le même rôle provocateur et destructeur qu’ont joué les Groupes islamiques armés (GIA) dans le mouvement islamique algérien ou le gang d’Abou Nidal dans le mouvement palestinien : un rôle tellement néfaste que les adeptes de la théorie du complot et de la conception policière de l’histoire n’hésitent pas à faire d’eux des agents directement manipulés par leurs prétendus ennemis !

 Depuis l’année 2001, d’ailleurs, l’escalade verbale et conceptuelle n’a cessé de s’intensifier, sans cesse alimentée par de nouveaux forfaits et massacres d’innocents perpétrés par des exécutants se réclamant de l’islam ou se présentant comme les ayants droit de peuples musulmans. On a pu ainsi passer des pionniers et éclaireurs de l’islamophobie littéraire et médiatique, les Fallaci, Houellebecq, Imbert, et autres précurseurs, à la prise en charge du discours islamophobe par le président des États-Unis, et à la promotion des islamophobes les plus grossiers au rang de maîtres à penser des élites occidentales.

 On ne saurait nier que l’élection de Barack Obama à la tête des États-Unis a considérablement affaibli, sinon infléchi cette lourde tendance. C’est ce qu’illustre le discours du Caire, après celui d’Ankara – discours qui semblent aller à contre-courant d’un rôle international quasiment inchangé dans la pratique, de l’Afghanistan à la Palestine. Cette bifurcation virtuelle, cependant, n’est assurée ni de l’effectivité ni de la durée, et pourrait bien, pour un ensemble de raisons, n’être qu’un épisode, voire une parenthèse, dans la continuité des politiques ultraconservatrices. Car les groupes de pression bellicistes, qui ne peuvent prospérer qu’à l’ombre d’un Ennemi, quitte à devoir le fabriquer eux-mêmes, n’ont ni disparu ni désarmé. Les signes sont également nombreux des réticences européennes, tant au niveau des gouvernements qu’au sein des sociétés elles-mêmes, à suivre le président américain jusqu’au bout du refus proclamé de l’islamophobie. L’urgence d’une prise de conscience du phénomène, de sa nature et de ses conséquences n’a donc pas diminué, car il s’inscrit dans un processus de longue durée, qui peut connaître des hauts et des bas, ralentir ou s’accélérer, sans pour autant s’abolir.

 Il n’est peut-être pas inutile de dresser un inventaire sommaire des diverses formes et courants de l’islamophobie, voire des contradictions entre certains de ces courants, sans aller jusqu’à compiler un annuaire des sectes et clubs islamophobes. Car bien plus inquiétante que l’activité des officines spécialisées, à cet égard, est l’islamophobie rampante, diffuse, molle, l’islamophobie à combustion lente, celle de la bonne conscience… Pour mémoire, dans ces bribes de recensement, il faudrait réserver une place à l’islamophobie au sein du monde musulman lui-même.

 Il y a bien sûr les discours confessionnalistes sunnites anti-chiites, ou chiites anti-sunnites, qui recourent systématiquement aux pires stéréotypes islamophobes pour rabaisser l’image de la communauté rivale. Il y a aussi et surtout l’islamophobie à usage externe derrière laquelle se dissimulent les régimes antipopulaires dans les sociétés musulmanes, souvent obscènement accouplée à la démagogie religieuse la plus conservatrice, sur arrière-plan de clientélisation des institutions religieuses. C’est ce que l’on a pu observer pendant plusieurs décennies en Égypte et en Syrie, et c’était également le cas dans l’Irak de Saddam Hussein.

 En Europe et aux États-Unis, il y a bien sûr l’islamophobie des « bons » musulmans, des éradicateurs algériens aux petits Beurs professionnels qui gravitent autour du pouvoir. Certains ne sont pas sans rappeler ce que les Africains-Américains appellent des Oncles Tom : bons élèves imbus du mépris de leur « communauté » d’origine, ce qui leur permet bien sûr une critique sans complaisance.

 Il existe même une islamophobie sincère et désintéressée de fractions modernistes au sein des sociétés musulmanes et des communautés musulmanes diasporiques qui voient dans la mainmise des partis religieux sur les États une menace immédiate pour les libertés acquises, et en particulier pour les droits des femmes, mais aussi une source de régression culturelle. Ici, la phobie de l’islamisme s’alimente aux plus respectables des sources. Elle sombre néanmoins souvent dans une hiérarchie pratique des priorités dont découlent des systèmes d’alliance qui la mettent en porte-à-faux, ou plutôt trop en résonance, avec le contexte global. Car depuis le 11 Septembre, on nous l’a assez répété, le monde n’est plus le même, et rien ne sera plus jamais comme avant.

 Al-Qaida, nous l’avons rappelé plus haut, était à l’origine une création de la CIA pour combattre l’occupation soviétique de l’Afghanistan. Cette cellule opérationnelle « made in Langley » devait prendre le relais pratique de l’Alliance anticommuniste mondiale, boutique de propagande qui avait accueilli en son sein les plus réactionnaires, les plus fascistes résidus de la Seconde Guerre mondiale, y compris quelques Syriens, Irakiens et Égyptiens nostalgiques des ébauches de coalitions antibritanniques avec le IIIe Reich, ce qui ajoutait un vernis moderniste à la voix de leurs maîtres et employeurs wahhabites. Ce front entretenait jusqu’alors des contacts ambigus et contradictoires avec les Frères musulmans, en Égypte et ailleurs, les encourageant contre les régimes non alignés ou proches des Soviétiques, les réprimant dans leur sphère propre de domination. Cette longue alliance devait culminer avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan, quasiment contemporaine de la révolution islamique en Iran. Pourtant, la guerre à l’ombre de laquelle croît aujourd’hui le nouveau « chauvinisme de guerre » est officiellement définie comme un affrontement aux dimensions planétaires contre « le » terrorisme.

Stricto sensu, le terrorisme est une technique de guerre parfaitement criminelle, mais tristement universelle, qui consiste à prendre des civils pour cibles d’opérations militaires à des fins politiques. Le nouvel ennemi mondial ne serait donc pas un État ou un groupe d’États, un pays, un régime ou un parti ou même une idéologie, mais une technique ! Une guerre globale contre les marteaux-piqueurs ? Contre les embrayages automatiques ? Peut-on concevoir une guerre contre une méthode sans se préoccuper de savoir qui y a recours et pourquoi ? Il paraîtrait que poser de telles questions est en soi une démarche suspecte, car le « terrorisme », comme le claironnait José Aznar alors qu’il dirigeait le gouvernement espagnol, « ne doit pas être compris, ou expliqué, mais combattu » !

Il est vrai que Washington donne du terrorisme une acception hautement particulière, puisqu’elle qualifie de terroriste, ainsi qu’on l’a vu avec la convention internationale passée à son initiative au lendemain du 11 Septembre, toute violence « non autorisée ». Non autorisée par qui ? Par les États ! Il s’agirait donc de toute ambition à remettre en cause le monopole des États sur la violence, et serait par définition terroriste toute violence non étatique !

Pendant ce temps, les idéologues, les experts et les commentateurs brodent sur le thème de la guerre des civilisations, tout en se défendant d’y appeler. Il faut suivre, à cet égard, l’évolution du langage de Washington et voir comment, quelques années après la bourde de Bush parlant de la « nouvelle croisade », on est passé du terrorisme à l’« islamo-fascisme ». Ce président, connu pour son goût de la formule, avait déclaré que la guerre contre le terrorisme était semblable à la Guerre froide. En d’autres termes, il s’agit d’une guerre globale censée structurer la société internationale pendant des décennies. Certes, il y a la Corée du Nord et Cuba, non-musulmans de service dans la galerie des épouvantails proposés et préposés à la hantise et l’exécration des foules. On peut toujours les brandir comme alibis pour démontrer l’inexistence de l’islamophobie d’État dans la politique internationale. Mais pour l’essentiel, l’ennemi invisible est musulman.

 Pour le démontage de cette construction, ici encore le langage est crucial. Ainsi, les termes d’Occident ou d’Occidentaux, utilisés depuis notre rive méridionale et orientale de la Méditerranée, renvoient-ils immanquablement au schéma de la guerre des civilisations. Outre qu’ils amalgament politiquement un « bloc », qui s’est ouvertement fissuré lorsque l’Europe en tant que telle a refusé de cautionner l’invasion anglo-américaine de l’Irak, ils reprennent à leur compte une dichotomie fondamentalement coloniale, anachronique et décalée par rapport aux rapports réels entre les États et les sociétés de part et d’autre de ce clivage relatif, qui a historiquement vécu et n’est plus forcément déterminant, sinon dans les sphères, certes non négligeables, des symboles, des représentations et de l’imaginaire collectif.

 Dans ce dispositif de guerre des civilisations, on entend souvent parler d’une rive, d’un « camp » et d’une « civilisation » judéo-chrétiens, qu’on pourrait opposer au monde musulman. Paradoxal renversement des termes d’une équation historique bien différente, où des croisades à la Reconquista espagnole et jusqu’à l’antisémitisme européen moderne, c’est bien l’Occident chrétien, et non l’Orient musulman, qui a le plus haï et persécuté les Juifs (6).

 Or, aujourd’hui, les experts engagés nous assurent que l’islam génère spontanément la haine des Juifs, qu’il s’agit là d’une donnée intrinsèque et que les pratiques israéliennes au Moyen-Orient n’y sont absolument pour rien. Nous reviendrons également sur ces affirmations, qui nous conduisent tout naturellement au dérapage (contrôlé) vers le second thème de notre réflexion.

 Car on ne peut s’empêcher, à ce stade, de prendre note des similitudes étonnantes qui mettent le discours islamophobe contemporain en résonance avec l’antisémitisme, c’est-à-dire très précisément la judéophobie : les judéophobes les plus acharnés ne nient-ils pas jusqu’à l’existence même de l’antisémitisme, qui ne serait à leurs yeux qu’une fabrication culpabilisante à propos de persécutions tout à la fois imaginaires et méritées ? Cette polarité, qui exprime dans le domaine du langage et de la pensée la faiblesse du non-alignement théorique par rapport à ces affirmations croisées et véhémentes, manifeste bien une sorte d’hémiplégie intellectuelle. C’est également une illustration parmi tant d’autres, dont le présent inventaire n’est qu’un échantillon, de ce que j’ai ailleurs nommé l’« effet miroir ».

 La lancinante question est donc à nouveau posée, cette fois de façon agressive : notre sujet existe-t-il ? Ou encore, nos deux sujets jumeaux existent-ils l’un sans l’autre ?

 Les plus acharnés parmi les uns comme parmi les autres prétendent ne pas exister en tant que catégorie. L’objet de leur haine et de leur dégoût étant à leurs yeux objectivement répugnant et haïssable, leur aversion pour lui ne procède selon eux de nulle démarche idéologique, mais constitue seulement la constatation rationnelle d’un état de fait. Dans ces constructions croisées et symétriques, la haine dont chaque camp prétend être la victime n’est aux yeux de ses adversaires qu’une fiction autovictimisante, faite pour susciter une sympathie indue au nom de souffrances imaginaires, complot contre les véritables innocents.

 D’où la futilité d’essayer de les déconnecter, en théorie comme dans l’effectivité sociale. Nous avons fermement l’intention de montrer que l’islamophobie, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à sa tante maternelle, la judéophobie (l’« antisémitisme »), fonctionne de la même façon, joue un rôle comparable, et qu’elle en est une excroissance et un développement. Mieux, que toute tentative de se mesurer à l’une sans prendre l’autre à bras-le-corps est par définition futile, car l’islamophobie, sous-catégorie du racisme en général, apparaît dans la nature sociale comme une métastase de l’antisémitisme. Nous nous attacherons à suivre à la trace ce cheminement, au-delà de toute provocation.

 Dans l’islamophobie, et parmi ses multiples visages, nous avons déjà discerné deux courants, tous deux en état de déni : l’un insistant sur l’islamisme et se focalisant sur l’islam lui-même, l’autre insistant sur la dénonciation de l’islam en tant que tel. Nous reviendrons un peu plus loin sur ces définitions – l’essentiel étant à cette étape de bien constater qu’aujourd’hui l’une ne sévit plus qu’à l’ombre de l’autre. Car l’antisémitisme nouveau, et avec lui la nouvelle islamophobie, ou l’inverse, sont arrivés. Nous entendons donc ici les décliner, les conjuguer pour mieux les conjurer, et tenter de comprendre comment ils s’articulent et se nourrissent mutuellement.

 Illustration parmi tant d’autres de cette parenté, la question juive hier, celle de l’islam aujourd’hui, sont des lieux privilégiés du délire idéologique, comme le disait Maxime Rodinson, qui posait par ailleurs la question de savoir si l’on peut parler de l’antisémitisme comme d’un phénomène unique et continu tout au long de l’histoire ou s’il ne vaut pas mieux évoquer un ensemble, une pluralité de judéophobies multiples et variées, ancrées dans des situations historiques et des espaces géographiques distincts. Dans ses mémoires, Kroupskaïa, la compagne de Lénine, raconte qu’il considérait la discussion de la question juive comme un test de rationalité, alors décrite comme « matérialisme ». Son refus intransigeant de toute forme d’antisémitisme était notoire. Face à un interlocuteur dont il voulait sonder les convictions, il faisait délibérément glisser la conversation vers la question de l’antisémitisme pour voir si ce dernier allait ou non sombrer dans un délire antijuif.

 Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive, évoque la passion lorsqu’il décrit les fureurs discursives antijuives, et en France, on se souvient de l’affaire Dreyfus comme d’une déchirure passionnée et passionnelle dans la perception et la définition même de la communauté nationale (7).

 On ne saurait donc aborder, encore moins appréhender, la réalité de l’islamophobie actuelle sans passer par le détour de l’antisémitisme, dont elle n’est qu’un tardif avatar. Il faut le dire clairement : cette référence délibérée et répétitive à l’antisémitisme entend ici trancher radicalement avec la littérature spécialisée dans la description de l’islamophobie, où règne en maîtresse l’hémiplégie – théorie évoquée plus haut, c’est-à-dire le refus de prendre l’envers de la médaille en considération et d’intégrer ses paramètres propres dans la vision d’ensemble. Hémiplégie parfaitement partagée, puisque l’islamophobie, pour sa part, est absolument absente de la littérature consacrée à l’antisémitisme.

 Ainsi, les islamophobes ressemblent comme des frères siamois à des antisémites. (Nous aborderons cet aspect gémellaire dans le chapitre 5.) Qu’ils raisonnent, ou plutôt qu’ils déraisonnent, comme des antisémites. Avec la même mauvaise foi et avec la même bonne conscience. Mieux, qu’il crève les yeux de tout observateur dépassionné – un cas de figure, il faut l’admettre, rarissime dès qu’il s’agit des uns (les juifs) comme des autres (les musulmans) – que l’islamophobie joue dans la société actuelle un rôle comparable à celui que l’antisémitisme a joué en Europe avant la Seconde Guerre mondiale. Elle fournit le terreau idéologique, le ciment discursif interclassiste sur lequel peuvent croître les nouvelles formes de fascisme. Il s’agit ici, il faut le répéter, de configurations globales, qu’on ne saurait enfermer dans des polygones nationaux ni dans le cadre d’études monographiques : ces problématiques sont d’emblée internationales, mondialisées, dirait-on aujourd’hui, du fait des migrations et des conquêtes, ainsi que des déplacements de populations dans des espaces multinationaux. Avec des spécificités françaises, certes, mais également des dimensions américaines, russes, européennes, en général et pays par pays, arabes, islamiques, etc.

 Il faut donc tenter, sans sombrer dans la généralisation ni sous-estimer les différences nationales et locales, d’en percevoir le mouvement d’ensemble.

 Ilan Halevi (via Entre les lignes entre les mots)

 (1) En 2006 pour cette partie.
 (2) On peut également mentionner la campagne meurtrière de décembre?2008 et janvier?2009 (« Plomb durci ») ainsi que celle de 2012 (« Pilier de défense »).
 (3) Ainsi peut-on lire, sous la plume de Ricardo Gutierrez, le samedi 26?mai 2007, à l’occasion d’un rapport publié par l’Université catholique de Louvain sur les causes de l’aversion pour le foulard, que le port du voile est largement rejeté par les Wallons et les Bruxellois et que le racisme ambiant est en cause : plus de la moitié des personnes interrogées estiment que le port du voile « va à contre-courant de la société moderne ». Près d’une sur quatre ne le tolère même pas sur la voie publique. Le voile est perçu comme le signe d’une soumission par près de sept personnes sur dix, comme un symbole anti-occidental (par 31 % des sondés), voire comme une provocation (23 %). À peine un sondé sur cinq y voit l’expression d’une liberté.
(4) IH : Ainsi, le jésuite Bartolomé Las Casas, ayant découvert que les Indiens de l’empire espagnol avaient une âme, entra en campagne pour leur conversion au catholicisme et leur émancipation. Aux colons, planteurs et administrateurs des mines où les Indiens étaient esclaves, il proposa d’importer des Africains (qui selon lui n’avaient pas d’âme immortelle), si bien que le bon padre est célébré en Amérique latine comme défenseur des Indiens et dans le Mississippi comme inventeur de l’esclavage !
( 5) IH : C’est, semble-t-il, ce qui s’est passé à Londres, où les attentats ont été planifiés et (mal) exécutés par un petit groupe local inspiré par les actes attribués à Al-Qaida et enflammé par les discours publics d’al-Qaida, mais sans liaison organique avec la maison-mère. Cela avait également été le cas, il y a plus de deux décennies, de l’assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate, victime d’un complot ourdi par quelques individus isolés, mais qui s’identifiaient à une mouvance, à un discours et à un raisonnement apparentés aux Frères musulmans. C’est en tout cas la version officielle.
 (6) Un courant encore important au sein de l’Église catholique entretient cette haine des Juifs et par là même des Israéliens, laquelle est justifiée par le mythe selon lequel les Juifs sont responsables de la mort de Jésus.
(7) Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1985.


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