Elle façonne l'héritage de l'Holocauste en une sorte de précepte de portée universelle, incarné et protégé par un ensemble d'institutions supranationales. Bien évidemment, cette religion civile est liée aux témoignages, restés longtemps souterrains et discrets des rescapés des camps de la mort, et à la réflexion critique suscitée par les crimes du nazisme, dont elle essaie de tirer des leçons universelles. Elle est une réponse au besoin de « moralisation de l'histoire » ressenti par Jean Améry dans ses méditations solitaires et amères sur son expérience de déporté, mais elle transforme cette exigence en injonction morale.
Solennelle et officielle, frappée du sceau de multiples institutions (Etats, Union européenne, UNESCO, etc.), elle embaume l'histoire. Elle ressemble un peu aux monuments aux morts qui, après la Grande Guerre, ont figé le souvenir d'un autre holocauste (le mot est approprié, dans ce cas, puisque les soldats avaient appelés à sacrifier leur vie pour la patrie), ou aux monuments du socialisme réel qui immortalisaient -et neutralisaient- la mémoire de la révolution d'Octobre.
Bien évidemment, qualifier de « globale» cette mémoire ne veut pas dire qu'elle a la même signification ou les mêmes formes en Allemagne, aux État-Unis et en Chine. Mais il ne fait pas de doute qu'elle est à l'origine d'une attention nouvelle pour les victimes à une échelle planétaire et qu'elle offre un modèle de référence à toutes les revendications de reconnaissance, de justice et de réparation (mémorielle, symbolique, matérielle) liées aux souffrances engendrées par la violence du XXe siècle.
La mémoire des génocides et des massacres coloniaux ne serait pas la même sans l'institutitionnalisation de la mémoire de l'Holocauste en Europe. L'irruption de la mémoire dans les relations diplomatiques entre la Chine ou la Corée du Sud et le Japon s'inscrit dans ce contexte.
La religion civile de l'Holocauste possède sa doctrine: l'unicité de l'événement, que certains s'efforcent de distinguer nominalement des autres génocides, en dénonçant tout amalgame abusif, et mythifient, après en avoir postulé le caractère métaphysique et transcendant. Ils défendent cette idée comme un dogme qui se passerait de toute explication mais auquel il faudrait croire comme à un article de foi. Événement irreprésentable et impensable, la Shoah se transforme alors en un objet de culte et de commémoration, capable de susciter des émotions intenses mais soustrait à toute compréhension et analyse critique :
La liturgie de cette religion civile se déploie lors des anniversaires, avec des commémorations publiques souvent médiatisées ou institututionnalisées comme les « journées de la mémoire », et avec des visites des groupes scolaires dans les camps d'extermination.
Dans un univers séculier, l'industrie culturelle - notamment le cinéma- constitue un autre vecteur fondamental de diffusion de la mémoire de la Shoah. Jouant sur deux tableaux celui de la fiction et celui du témoignage, Steven Spielberg et Claude Lanzmann en ont été les principaux architectes: leurs réalisations ont donné lieu à un véritable genre qui compte de nombreux adeptes, plus ou moins talentueux.
Cette religion civile a connu un très long processus d'incubation. Notre perception de l'Holocauste est très différente de celle qui dominait à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. L'imprégnation antisémite des mentalités et de la culture contribuait alors à l'indifférence et à l'incompréhension, dans une partie de l'opinion, mais les raisons du silence de l'époque sont sans doute plus profondes. Nous l'avons vu à propos du procès Eichmann, la conscience et la pensée ne sont pas toujours en prise sur les événements, elles nécessitent parfois un temps d'élaboration plus long. Le génocide des juifs d'Europe a été dans un premier temps « englouti » dans l'ensemble des violences de la Seconde Guerre mondiale.
A Nuremberg, en 1945, il a été traité comme un crime de guerre parmi d'autres.La culture était alors dominée par l'antifascisme, plus porté à valoriser l'héritage de la déportation politique qu'à méditer sur le génocide perpétré au nom d'un projet de domination raciale. Le Symbole de la barbarie nazie n'était pas Auschwitz mais Buchenwald, le camp des déportés antifascistes. Cette culture semblait alors redécouvrir la tradition des Lumières et l'idée de progrès. Une fois le nazisme éliminé, la civilisation pouvait reprendre son chemin. La guerre froide a marqué le retour de l'Allemagne fédérale dans le camp atlantique et les crimes nazis ont été mis entre parenthèses, pour ne pas dire oubliés.
Les exigences de la lutte contre le totalitarisme communiste autorisait l'oubli du totalitarisme nazi et plusieurs responsables du IIIe Reich se sont recyclés dans les gouvernements d'Adenauer. Cette tendance s'est imposée partout en Europe, avec des modalités et des degrés d'intensité différents, dont les lois d'amnistie promulguées dans pratiquement tous les pays restent le miroir. En France, comme l'a récemment montré François Azouvi, l'après-guerre a été marqué par un débat sur la singularité de l'extermination des juifs, dans lequel se sont fait entendre en particulier, à côté des juifs, des voix catholiques. Mais ce débat n'a pas suffi à empêcher le refoulement du crime dans l'espace public.
Les rescapés des camps de la mort eux-mêmes ne voulaient pas singulariser leur souffrance mais réintégrer des communautés nationales, sur un pied d'égalité. Il faudra du temps pour que l'Holocauste s'impose au centre de la conscience historique du monde occidental. A une échelle globale, l'avènement de « l'ère du témoin», selon la formule saisissante d' Annette Wieviorka, s'est produit lors du procès Eichmann à Jérusalem, en 1961.
C'est alors que l'opinion internationale a découvert l'Holocauste et que les rescapés des camps de la mort ont eu le sentiment d'être finalement écoutés. Une nouvelle perception s'est affirmée: l'extermination nazie n'a plus été regardée comme l'expression d'une rechute de la civilisation dans la barbarie mais plutôt comme une barbarie inscrite dans la modernité elle-même, qui montrai tau grand jours sa dimension destructrice. [...]
Aujourd'hui, il serait difficile d'affirmer commémoration de la libération d'Auschwitz, en janvier avec la participation, au premier rang, de quelques architectes de l'invasion de l'Irak comme Dick Cheney, Jack Straw et Berlusconi, est le miroir d'un usage critique de la mémoire de la Shoah. En janvier 2007, le philosophe français André Gluckmann publiait dans Le Monde une tribune intitulée « Pourquoi je choisis Nicolas Sarkozy », dans laquelle il expliquait mémoire de l'Holocauste était bien à l'origine de son soutien au candidat de droite aux élections présidentielles. La politique de Sarkozy, écrivait-il, s'inspirait du « murmure des âmes innocentes » qu'il avait entendues à Yad Vashem, et puisque, depuis toujours, c'est ce « murmure qui porte [sa] philosophie», il ne pouvait que voter pour lui. Si grossièrement instrumentalisé le potentiel critique du souvenir est démoli, définitivement.
Dans l'esprit de Rousseau, les religions civiles servaient à renforcer l'esprit solidaire d'une collectivité soucieuse du bien commun. Elles visaient l'avenir plus qu'elles ne regardaient vers le passé. L'histoire les intéressait comme magistra vitae, non pas comme culte du passé scindé du présent. Or la division du travail, dans les gouvernements de l'Union européenne, confie aux uns la commémoration des victimes et aux autres la planification des rafles et des expulsions des sans-papiers, révèle une ambiguïté qui risque de mettre à mal les vertus politiques de la mémoire. Conçue pour remplir une fonction compensatoire - réparer symboliquement les fautes de l'Europe et mettre fin à un long refoulement-, la religion civile de l'Holocauste semble ignorer tout objectif de prévention : œuvrer pour que cela ne se répète pas. Lorsque les centres de rétention pour sans-papiers se multiplient et que les gouvernements organisent leur expulsion massive(parfois sur des bases ethniques, comme pour les Roms en France), une religion civile de l'Holocauste imperméable à réalité risque d'apparaître comme une diversion. Elle donne l'impression d'un énorme dispositif conçu pour protéger la mémoire d'une minorité qui n'est plus menacée, dans l’indifférence collective à l'égard des formes d'oppression réellement existantes dans le présent.
On comprend le constat affligé de Peter Novick qui, à la fin de son étude sur la mémoire de l'Holocauste aux États-Unis, en relève le caractère conformiste, rhétorique, banal, inconséquent et surtout dépolitisé. L'Europe a cultivé l'antisémitisme pendant des siècles, sans rien faire pour empêcher son expansion et sa radicalisation au milieu du XXe siècle, jusqu'à son épilogue exterminateur. Elle déploie maintenant une énergie considérable pour garder la mémoire de ses crimes, à une époque où ceux qui les ont subis ne sont plus menacés. Commémorer les victimes des crimes nazis n'engage à rien, surtout si ces commémorations ne visent pas à combattre les formes de xénophobie et d'exclusion d'aujourd'hui. L'intégration des juifs au sein des sociétés occidentales favorise une identification à leur souffrance qui aurait été impensable à l'époque où ils constituaient une minorité stigmatisée. C'est la même compassion narcissique qui a ému l'Occident au moment des attentats du 11 Septembre («Nous sommes tous américains »), lorsque les victimes des tours du World Trade Center ont suscité une émotion jamais réservée aux Palestiniens, aux Irakiens, aux Afghans ou aux Tutsis. Institutionnalisée et neutralisée, la mémoire de l'Holocauste risque ainsi de devenir la caution éthique d'un ordre occidental qui perpétue l'oppression et l'injustice.
La modernnité juive avait mis fin à la liturgie du souvenir des communautés juives traditionnelles - et annoncé une époque de combats libérateurs inscrits dans l'histoire, une histoire commune. Cette modernité a été anéantie à Auschwitz; la religion civile de l'Holocauste en constitue l'épitaphe.
[Enzo Traverso, « La fin de la modernité juive »]
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