L' « alliance » judéo-noire est née sur le terrain d'une lutte commune contre l'antisémitisme et l'oppression raciale. Le communisme en a été un des vecteurs principaux, notamment aux États-Unis. La carrière du grand baryton noir américain Paul Robeson, qui incluait des chants yiddish dans son répertoire, ou la collaboration entre Nelson Mandela et Joe Slovo au sein de l' ANC sud-africaine, en sont l'illustration emblématique. Mais le phénomène est bien plus vaste, car l' « alliance judéo-noire » fut au cœur des luttes contre la ségrégation dans le Sud des États-Unis.
En France, elle a inspiré quelques œuvres majeures de la littérature et des sciences sociales. Ses traces parsèment les écrits d'Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant ou encore d'un « juif palestinien » comme Ilan Halévi qui fut dirigeant de l'OLP et qui a entamé son œuvre littéraire à l'âge de vingt ans, à New York, en publiant The Crossing (1963), un roman inspiré par la vie des ghettos noirs américains. Un autre cas saisissant est celui d' André Scharz-Bart, l'auteur du Dernier des Justes (1959), dont l'œuvre romanesque se situe au carrefour entre judéité et négritude, depuis Un plat de porc aux bananes vertes (1967), écrit avec sa compagne Simone, Guadeloupéenne, jusqu'à La Mulâtresse Solitude (1972).
Cette rencontre s'exprime, sous la plume de Frantz Fanon, dans une sorte de mimétisme judéo-noir, fortement marqué par la définition sartrienne du juif comme création de l'antisémite. « Quand vous entendez
dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous», écrit-il dans Peau noire, masques blancs (1952), en. évoquant la leçon de son professeur de philosophie antillais pour en déduire une sorte d'homologie structurale entre racisme et antisémitisme : « Un antisémite est forcément négrophobe » (Fanon). Elle s'exprime aussi dans la comparaison entre le colonialisme et la Shoah. Dans son Discours sur le colonialisme (1950), Aimé Césaire interprète l'extermination des juifs par le nazisme comme le déplacement sur le continent européen des violences déjà mises en œuvre par le colonialisme en Asie et en Afrique (Césaire). Au fond, beaucoup de juifs partageaient cette approche, comme Theodor W. Adorno, pour qui le ressort ultime du préjugé racial était partout le même : « Peut-être la schématisation sociale de la perception est ainsi faite chez les antisémites qu'ils ne voient plus du tout les Juifs comme des hommes. L'assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogroms » (Adorno).
Il existe, sur le rapport entre racisme et antisémitisme, un vaste débat: les uns ont vu dans les génocides coloniaux le paradigme de l'Holocauste, les autres ont souligné la différence entre le pillage d'un continent et l'extermination conçue comme une fin en soi, comme un « massacre ontologique». Pour Fanon, qui défend une vision sartrienne du juif et du Noir comme images négatives fabriquées par l'antisémite et le raciste, reste néanmoins un clivage lié à la couleur. L'antisémite et le raciste peuvent pareillement biologiser le juif et le Noir, en les renvoyant à des essences, mais le juif peut essayer de pénétrer le monde des gentils par l'assimilation alors que le Noir ne peut pas échapper à sa couleur. C'est pourquoi, selon Fanon, « le nègre représente le danger biologique; le juif, le danger intellectuel » (Fanon). Et c'est pourquoi la « color-line » a joué un rôle si important dans les relations judéo-noires.
Nicole Lapierre a analysé le phénomène de la « mimesis noire », rendue célèbre dans la culture de masse par The Jazz Singer, le premier film parlant réalisé en 1927 par Alan Crosland, produit par les frères Warner et interprété par Al Jolson (AsaJoelsen, d'origine judéo-lituanienne). Ce film s'inscrit dans la tradition du Minstrel, un spectacle extrêmement populaire au tournant du XXe siècle mettant en scène des Blancs qui, déguisés en Noirs, se produisaient dans un répertoire de musique et de danse nègres. Très prisé par les acteurs juifs depuis la fin du XIXe siècle, ce genre comique a été interprété tantôt comme l'expression d'une adhésion aux stéréotypes racistes de l'époque, tantôt comme le révélateur d'une solidarité judéo-noire fondée sur l'identification d'une minorité opprimée à une autre. Le blackface, suggère Nicole Lapierre, a favorisé l'américanisation des migrants juifs qui, « en noircissant, se faisaient plus blancs » (Lapierre). Lorsqu'ils étaient encore victimes de discriminations, les Minstrels les aidaient à se situer du bon côté de la « color-line », parmi les Blancs. Ce procédé mimétique consistant à se mettre dans la peau de l'Autre est à l'origine des transferts culturels judéo-noirs du XXe siècle (qui poursuivront ensuite d'autres buts et d'autres stratégies).
C'est par un effort emphatique poussant ses acteurs à franchir la « ligne de couleur » que la Negro-Jewish Alliance a pu voir le jour. Par le déplacement qu'elle implique, cette empathie rend possible une remise en cause de soi-même tout à fait fructueuse. C'est un détour par lequel des juifs et des Noirs ont élargi leurs horizons, en inscrivant leur réflexion et leur combat dans une perspective plus large, en découvrant des affinités et en nouant des alliances. En 1949, la visite des ruines du ghetto de Varsovie avait aidé l'historien afro-américain W.E.B. Du Bois à comprendre que le racisme ne se réduisait pas à la « color-line » , donc à « sortir d'un certain provincialisme vers une conception plus large des manières dont la lutte contre la ségrégation raciale, contre la discrimination religieuse et l'oppression des pauvres devait évoluer » (Du Bois).
La « ligne de couleur» renvoie donc à une question historique plus large qui est au cœur du combat de Frantz Fanon, tout en restant absente ou cachée dans ses réflexions sur l'antisémitisme : la question coloniale. Les juifs ont été, pendant des siècles, le paradigme de l'altérité au sein du monde occidental, au cœur de l'Europe et de sa culture, en devenant un marqueur négatif dans le processus de construction des identités nationales ; les colonisés ont été le paradigme d'une altérité située en dehors de la « civilisation », une altérité dont l'Europe avait besoin afin de légitimer sa domination et de dessiner son autoportrait de culture et de race supérieures. Ces deux paradigmes ont été complémentaires mais ils étaient dissociables. Les juifs émancipés pouvaient s'assimiler et franchir la « ligne de couleur». Ainsi, Cesare Lombroso pouvait apporter sa contribution aux doctrines du racisme fin-de-siècle, dans un ouvrage intitulé L'Homme blanc et l'Homme de couleur (Lombroso, 1892), et Theodor Herzl, quelques années plus tard, mettre en avant les bienfaits du sionisme en Palestine : « Pour l'Europe, nous constituerions là-bas un avant-poste contre l'Asie, nous serions l'avant-garde de la civilisation contre la barbarie» (Herzl).
L'adhésion des juifs au racisme rencontrait l'obstacle puissant de l'antisémitisme qui, en dépit de leur culture et de leurs choix, les renvoyait dans le camp des dominés ou les faisait apparaître comme des intrus dans le camp dominant. Cela avait créé les conditions d'une rencontre entre les juifs et les colonisés, dans une sorte d'osmose d'antifascisme et d'anticolonialisme. Pendant la guerre d'Algérie, en faisant écho à La Question d'Henri Alleg, Jean Améry voyait dans la torture plutôt que dans les chambres à gaz l'essence du nazisme, et le photographe Adolfo Kaminsky expliquait pourquoi il s'était mis à fabriquer des faux papiers pour les militants du FLN : la chasse aux Algériens et les contrôles au faciès dans les rues de Paris étaient intolérables pour un homme qui, seulement quelques années plus tôt, avait connu les mêmes pratiques mises en œuvre par la Gestapo contre les juifs.
Aujourd'hui, la situation est bien différente. D'une part, le déclin de l'antisémitisme a dissous l'altérité négative autrefois incarnée par les juifs dans les sociétés européennes; ils ont cessé d'être juifs par le regard de l'antisémite et leur altérité, si elle demeure, n'est plus perçue comme une menace pour l'identité du groupe dominant. Au contraire, elle est acceptée comme un élément de pluralisme et comme une richesse culturelle. La décolonisation et l'immigration postcoloniale, d'autre part, ont transféré au sein du monde occidental une image de l'altérité que ce dernier projetait auparavant à l'extérieur de ses frontières. L'outsider interne n'est plus le juif; il est maintenant l'Arabe et le Noir, c'est-à-dire l'ex-colonisé résidant en métropole et devenu citoyen français. C'est le musulman, figure métaphorisée par excellence dans les débats de société comme incarnation des valeurs qui s'opposent à l'Europe et à la tradition française, qui permet de marquer les frontières de la norme blanche. La position des juifs n'est plus la même vis-à-vis de cette « ligne de couleur» qui traverse depuis toujours les identités européennes: d'une part, leur mémoire les conduit à se solidariser avec les dominés; d'autre part, l'épuisement de l'ancien stigmate en fait des « Blancs » à part entière. Cette métamorphose, cependant, implique forcément un changement de langage, un nouveau discours susceptible de rencontrer l'adhésion d'une minorité dont l'autoperception s'est forgée, au fil de l'histoire, à travers les persécutions subies. Qui pourrait encore défendre le racialisme d'autrefois? Même le Front national a changé sa rhétorique. Voilà comment, à une époque dans laquelle les droits de l'homme sont devenus la bible des institutions internationales et la condamnation de l'antisémitisme un devoir éthique de l'école républicaine, le vieux préjugé xénophobe et colonial doit changer de discours. Il se présente maintenant comme un combat contre le « racisme anti-blanc ».
[Enzo Traverso, extrait de « Les juifs et la « ligne de couleur» » in « De quelle couleur sont les blancs? »]
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