Historiquement, la race a toujours été une forme plus ou moins codée de découpage et d'organisation des multiplicités, de leur fixation et de leur distribution le long d'une hiérarchie et de leur répartition au sein d'espaces plus ou moins étanches - là logique de l'enclos. Tel était le cas sous les régimes de la ségrégation.
À l'âge de la sécurité, peu importe qu'elle soit volontiers déclinée sous le signe de « la religion » ou de « la culture ». La race est ce qui permet d'identifier et de définir des groupes de populations en tant qu'elles seraient, chacune, porteuses de risques différentiels et plus ou moins aléatoires.
Dans ce contexte, les processus de racialisation visent à marquer ces groupes de populations, à fixer le plus précisément possible les limites au sein desquelles elles peuvent circuler, à déterminer le plus exactement possible les emplacements qu'elles peuvent occuper, bref, à assurer les circulations dans un sens qui permette d'écarter les menaces et d'assurer la sûreté générale.
Il s'agit de trier ces groupes de populations, de les marquer à la fois comme des « espèces », des « séries » et comme des « cas », au sein d'un calcul généralisé du risque, du hasard et des probabilités, de manière à pouvoir prévenir les dangers inhérents à leur circulation et, si possible, à les neutraliser d'avance, souvent par l'immobilisation, l'incarcération ou la déportation.
La race, de ce point de vue, fonctionne comme un dispositif de sécurité fondé sur ce que l'on pourrait appeler le principe de l'enracinement biologique par l'espèce. Elle est à la fois idéologie et technologie de gouvernement.
Tel était le cas sous le régime de la plantation, à l'époque de l'apartheid et sous la colonie. Dans les trois cas, elle avait pour rôle d'assigner aux êtres vivants des caractères qui permettaient de les répartir dans telle ou telle case du grand tableau des espèces humaines. Mais elle participait également d'une bio-économie. En la race venaient se réconcilier masses, classes et populations, c'est-à-dire les trois héritages de l'histoire naturelle, de la biologie et de l'économie politique.
Le travail et la production des richesses étaient inséparables des problèmes spécifiques de la vie et de la population, de la régulation des mouvements et des déplacements, bref des processus de circulation et de capture. Et les processus de circulation et de capture constituaient une dimension centrale et des technologies de la sécurité, et des mécanismes d'inscription des gens dans des systèmes juridico-légaux différenciés.
Pour le reste, le racisme et la phobie des autres sont des phénomènes largement partagés. La logique raciste suppose un fort degré de bassesse et de stupidité. Comme l'indiquait Georges Bataille, elle implique également une forme de lâcheté - celle de l'homme qui « donne à quelque signe extérieur une valeur qui n'a d'autres sens que ses craintes, sa mauvaise conscience et le besoin de charger d'autres, dans la haine, d'un poids d'horreur inhérent à notre condition » ; les hommes, ajoutait-il, « haïssent, autant qu'il semble, dans la mesure où ils sont eux-mêmes haïssables ».
Il est faux de penser que la logique raciste n'est qu'un symptôme de la déprédation de classe ou que la lutte des classes est le dernier mot de la « question sociale ». Certes, race et racisme sont liés à des antagonismes reposant sur la structure économique des sociétés. Mais il n'est pas vrai que la transformation de cette structure entraîne inéluctablement la disparition du racisme. Pour une large part de l'histoire moderne, race et classe ont entretenu des rapports de co-constitution.
Le système de la plantation et la colonie furent en cela des fabriques par excellence de la race et du racisme. Pour le « petit Blanc » en particulier, c'est en nourrissant et en cultivant les différences qui le séparaient du Nègre qu'il avait le sentiment d'être humain. Le sujet raciste voit en lui-même l'humanité non dans ce qui le fait la même chose que les autres, mais dans ce qui l'en distingue. La logique de race dans le monde moderne traverse la structure sociale et économique, interfère avec les mouvements du même ordre, et se métamorphose sans cesse.
En tant qu'esclave, le Nègre représente donc l'une des figures troublantes de notre modernité, dont il constitue au demeurant la part d'ombre, la part de mystère et la part de scandale. Personne humaine dont le nom est honni, le pouvoir de descendance et de génération brouillé, le visage défiguré et le travail spolié, il témoigne d'une humanité mutilée, profondément marquée au fer de l'aliénation.
Mais, de par la damnation à laquelle est vouée son existence et la possibilité de soulèvement radical dont il est néanmoins porteur et qui n'est jamais complètement anéantie par les dispositifs d'asservissement, il représente également une sorte de limon de la terre, au point de confluence d'une multiplicité de demi-mondes produits par la double violence de la race et du capital. Fumiers de l'histoire et sujets par-delà la sujétion, le monde dont les esclaves ont été les auteurs reflète, au demeurant, cette sombre contradiction.
Opérant du fond des cales, ils auront été les premiers soutiers de notre modernité. Et s'il est quelque chose qui, de bout en bout, hante la modernité, c'est bien la possibilité d'un événement singulier, « la révolte des esclaves », qui signerait non seulement la libération des asservis, mais aussi une radicale refonte sinon du système de la propriété et du travail, du moins des mécanismes de sa redistribution et, partant, des fondements de la reproduction de la vie elle-même.
[Achille Mbembe, Critique de la raison nègre]
Femme voilée dans la boîte (vidéo)
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