Le « politiquement correct » n’a jamais eu très bonne presse.
Dans la gauche française, il a été immédiatement
considéré comme une dérive conservatrice des mouvements
minoritaires, un nouveau symptôme du puritanisme américain. Aux
Etats-Unis, la « political correctness » est avant tout l’objet d’une
offensive des conservateurs et de l’extrême droite contre le pouvoir
supposé des minorités.
C’est ce malentendu qu’on voudrait
questionner ici, pour saisir les enjeux réels d’une polémique qui
a, entre autres, contribué à discréditer la notion de
lutte minoritaire. Premier volet d’une enquête.
« Politiquement correct » sonne comme une mauvaise traduction.
L’anglicisme atteste le péché de naissance. Comme si, depuis
l’importation de la notion en France, au début des années 90, on
avait voulu en conjurer la menace : c’était une pensée bien
trop folle pour prendre racine en Europe. Le « mouvement pc »
était envisagé avec l’indignation de bon aloi qui accueille tout
ce qui vient d’outre-Atlantique. Le terme, pourtant, s’est imposé, dans
la méconnaissance des conflits américains qui l’ont portée
au jour. Là-bas, tout était parti de certains campus
universitaires, auxquels il était reproché de céder
à la tyrannie des minorités.
Dans les départements
incriminés, on se réclamait de Sartre, de Foucault, de Derrida,
de Deleuze, de Cixous... Camille Paglia, qui a les honneurs des gazettes pour
avoir fait de l’incorrection politique son fond de commerce,
récapitulait élégamment la situation : il fallait que
l’Amérique reprenne confiance en elle et cesse de « baiser le
derrière des Français ». En filigrane de la querelle du pc,
un chauvinisme intellectuel, le spectre d’une invasion qui aurait
déjà eu lieu.
Mais en France, « politiquement correct »
est essentiellement américain. Tous aux abris :
l’impérialisme yankee met une fois de plus en péril les
traditions culturelles et politiques françaises. « Politiquement
correct » est pris dans les réfractions multiples du jeu de miroirs
où s’observent et se fantasment la France et les Etats-Unis : il vient
d’abord nommer l’autre comme une menace.
Correct/Incorrect
Impossible
de donner une définition un tant soit peu rigoureuse du pc. Aux
Etats-Unis, le « mouvement » rassemblerait sous une improbable
bannière la « gauche intellectuelle » :
pêle-mêle, les marxistes, et les
multiculturalistes, les féministes de la différence, les gays
radicaux, les Afro-centristes et les post-modernistes etc. Aujourd’hui en
France, « politiquement correct » est encore plus
insaisissable : son succès est l’exact revers de son impossible
définition. Politiquement corrects : le sous-commandant Marcos et
Mgr Gaillot, Greenpeace et Act Up, le droit à la différence et
l’injonction à la tolérance, le respect de son corps, au prix
d’une diététique tyrannique et celui du corps des autres,
fussent-ils obèses, le recyclage du verre et du papier, l’interdiction
de juger toutes sortes de pratiques individuelles qui ne nuisent à
personne et la nécessité d’évaluer toutes sortes de
pratiques individuelles qui nuisent à ceux qui s’y adonnent etc. Les
acceptions de la locution sont devenues si nombreuses qu’elle menace de
s’écrouler sous leur poids.
Pourtant, dans la queue de la comète,
on discerne encore quelques idées-clé, une série de
clichés qui accompagnent en chapelet la mouvance pc : puritanisme,
censure, dogmatisme, dictature des minorités, réduction de toute
forme de singularité à une loi communautaire, écrasement
du devenir minoritaire sous un fantasme de pouvoir et de normalité.
L’inventaire est fait d’avance et récité par coeur.
Dites
« politiquement correct », ce paysage surgit
instantanément : il a été élaboré dans
les colonnes de tous les journaux, de droite comme de gauche. Il est
immédiatement répulsif.
En soi, le « politiquement correct » est un faux problème. Il
n’a de consistance que les discours de ceux qui le prennent pour cible.
Personne n’est politiquement correct, puisque personne ne s’en réclame.
Inversement, se dire « politiquement incorrect », c’est s’appuyer sur
une base solide : celle de la liberté de penser, au-delà de
toutes les identités prêtes à porter, de tous les discours
autorisés. « Politiquement incorrect » est un label, la
position politique juste, qui sait se moquer du politique dans ce qu’il a
d’irrésistiblement « convenable ».
Le problème est que
presque tout le monde aujourd’hui se dit « politiquement
incorrect » : du courage intellectuel, mais à bien peu de
frais. Que vaut l’expression d’une résistance, si elle combat des
fantômes et rassemble tout le monde avec elle ?
Il faut cependant
s’interroger sur le succès irrésistible de la formule :
« Politiquement correct » charrie les bruits de botte et la morale de
flic, avec en plus une bonne dose de ridicule. Elle met sur la
défensive, mais elle interdit de répondre ; elle disqualifie
d’emblée, sert de premier et de dernier mot. Puisqu’il faut être
absolument politiquement incorrect. Quitte à hurler avec des loups,
auxquels le discrédit du pc donne une caution sinistre : Patrick
Sébastien était politiquement incorrect quand il empruntait sa
voix à Le Pen pour appeler à « casser du noir » ; les
« censeurs » pc le lui ont fait savoir. Politiquement incorrects,
encore, Peter Handke dans sa défense du nationalisme serbe et les
éditions Fata Morgana qui inscrivent Alain de Benoist dans leur
catalogue.
Premiers assauts, premières caricatures
En
août 1991, Libération publiait un compte-rendu
élogieux du pamphlet anti-pc de Dinesh D’Souza, Illiberal Education
(L’Education contre les libertés), un
réquisitoire alarmiste contre le rapt des universités
américaines par des femmes, des gays, des noirs intransigeants. On
oubliait quelques informations précieuses sur l’auteur : rien sur
la biographie complaisante d’un télévangéliste
fondamentaliste qu’il avait auparavant rédigée ; rien sur la
revue étudiante ultraconservatrice dont il avait été
directeur de publication, ni sur son poste de conseiller du département
d’Etat sous l’administration Reagan ; rien surtout, sur la bourse de la
Olin, une fondation de l’ultra-droite américaine, dont il avait
bénéficié pour ses recherches.
Qu’importe : le feu avait
été mis aux poudres. Le livre avait rencontré un
énorme succès aux Etats-Unis. Dans de grands magazines
américains, on avait reproduit, en guise d’illustration, des images de
garde-rouges, de jeunes nazis brûlant des livres. Là-bas,
c’était la gauche qui était en ligne de mire ; ici,
c’était l’Amérique. On n’y allait pas d’une main plus
morte : dès 1991, Annie Kriegel soulignait dans Le Figaro les risques d’un nouveau maccarthysme. Deux ans plus tard, Jean-François
Revel décrivait les universités américaines comme des
« campus de concentration ». Il faudrait encore citer François
Furet, Danielle Sallenave, Alain Finkielkraut, Luc Ferry. Ils avaient les
libres penseurs avec eux ; ils mettaient aussi les rieurs de leur
côté. Il parait qu’on a publié une version expurgée
des contes de Grimm, qui destitue Blanche-Neige et édulcore les septs
nains pour ne heurter ni nos amis afro-américains ni les personnes d’une
taille alternative. On oubliait de dire que l’ouvrage était parodique.
Au même moment, pour compléter le décor, on montrait des
gays et des lesbiennes saboter la diffusion de films jugés « incorrects ».
Un peu de vrai, un peu de faux, un peu de faits, un peu de
fables, tout venait rappeler à une bonne conscience européenne
complexée de supériorité que le monde restait à sa
place, que la politique américaine demeurait un dogmatisme
évangélisateur et puritain, à gauche comme à
droite. C’était une injonction à résister à
l’attraction fatale américaine, et un signe a contrario de la
supériorité de « nos » modèles.
« Politically correct » fut d’abord une plaisanterie. Il semble que
la formule soit effectivement née chez les féministes
américaines. Pour rire de soi, se mettre en garde contre la tentation
d’énoncer les préceptes d’une pureté politique, et le
risque de s’effondrer dans la crispation morale. La formule n’était pas
très accueillante ; on le fit bien voir à ceux qui l’avaient
inventée. La bataille de la « political correctness » commence
ainsi à la fin des années 80 avec l’offensive lancée par
les chroniqueurs de journaux conservateurs contre les intellectuels
« professsionnels » du microcosme universitaire. Le piège
s’est vite refermé sur des chercheurs qui ne disposaient pour s’exprimer
que de revues relativement confidentielles. Mais la plus belle ruse des
pourfendeurs de la correction politique tient à la façon dont ils
ont attaqué, sous un label unique, des intellectuels dont les horizons
théoriques et politiques étaient trop divers, voire antagonistes,
pour s’assurer une ligne de défense cohérente. Il ne restait,
dès lors, qu’à monter en épingle quelques anecdotes,
à pratiquer l’amalgame, à stigmatiser l’hermétisme de
quelques travaux universitaires et le tour était joué. Les mythes
sont ainsi faits que tout est propice à les alimenter : l’anecdote
authentique comme le grossier pastiche, le dérapage certifié
comme la rumeur malveillante.
Coups de canon contre les « Minority Studies »
Il
faut revenir aux sources de la querelle, rappeler quels ont été
ses points névralgiques, pour mieux comprendre pourquoi et comment s’est
opérée la translation française d’un débat insulairement américain. L’offensive conservatrice a d’abord
consisté en une défense du canon : d’où qu’ils
viennent, les étudiants en Humanities (Sciences humaines) se
voient enseigner un corpus obligatoire d’oeuvres
considérées comme majeures. La vocation idéologique est
claire : on est requis de se reconnaître dans une culture nationale
essentiellement occidentale. Selon les adversaires du pc, le canon serait menacé, au profit d’ouvrages médiocres qui ne tireraient
leur légitimité que du sexe ou de la couleur de la peau de leurs
auteurs. Une étude de Denis Lacorne a montré qu’il n’en est rien.
Reste que la perspective critique selon laquelle sont envisagés ces
textes peut varier. On peut souligner leur caractère de production
historique, réfléchir sur la façon dont ils travaillent et
sont travaillés par des représentations dominantes. En les
observant depuis des points de vue régulièrement occultés,
ceux des minorités ethniques ou sexuelles, on fait apparaître ce
qui figure en eux, en plein ou en creux, mais qui a été
marginalisé par des lectures déshistorisantes. C’est d’abord
cette interrogation sur les discours historiques et critiques traditionnels qui
est mise en cause par l’offensive anti-pc.
Pour s’en convaincre, il faut lire
l’ouvrage publié en 1987 par Allan Bloom, The Closing of the American
Mind (L’âme désarmée, Essai sur de déclin de la
culture générale), qui est une pièce maîtresse
de la bataille. De vieilles choses : le credo dans une « nature
universelle » dont les textes du canon seraient « l’expression
naturelle », le retour à la « raison », à la
« vérité classique », le conseil prodigué aux
étudiants de « lire les oeuvres comme leurs auteurs voulaient qu’on
les lise », l’idée que « le relativisme culturel
détruit à la fois l’identité du sujet et le bien en
général - le sujet universel, naturellement, qui est
un homme, blanc, hétérosexuel.
En France, le livre de Bloom a
paru chez Julliard ; celui de D’Souza a été publié par
Alain Finkielkraut. Ces deux ouvrages ne dissimulent rien de leur origine : un
conservatisme viscéral, une haine de la théorie, la foi panique
dans un universel abstrait qui vise d’abord à imposer le silence
à des voix considérées comme déviantes et dont ils
estiment qu’on les a trop entendues pendant les années 60 et 70. Au
même moment, le champ parisien était balisé par Luc Ferry,
puis par Alain Finkielkraut.
Ce dernier regrettait la « défaite de
la pensée » et observait une « désorientation de
l’histoire » liée à une décadence de l’Occident dont
la vocation était d’« ouvrir les autres à la raison ».
Quand à Ferry, il assure, dans un article sur les errances de la
correction politique que « l’Occident est la seule civilisation qui,
au-delà de ses fautes, erreurs et crimes, ait explicitement
institué la réflexion critique du citoyen sur son rôle
propre... »
L’Occident, dernier mot, qui se confond avec l’universel.
Quitte à tout mélanger : le respect et la connaissance d’autres
cultures avec l’équivalence de leurs réalisations, par exemple.
Le terrain théorique sur lequel a fleuri la bataille contre la
correction politique date du XIXème siècle. C’est de là
que vient sa conception de la démocratie, puisqu’il ne s’agit pas de
faire entendre la voix singulière de ceux qui ne l’ont pas.
Il n’y a pas d’équivalent des Minority Studies en France. Peut-on
s’étonner dans ce contexte que l’histoire de certaines minorités
reste si souvent lacunaire, que leur mémoire, celle de leurs combats,
des oppressions diverses qu’elles ont eu à subir, soit souvent si
fragile. On dira que l’Université française est accueillante
à nombre de sujets et de problématiques. Mais on n’oubliera pas
que l’existence de structures de recherche spécifiques incite et
favorise l’émergence de questions et de travaux et condamnés
jusqu’à présent à l’isolement et au bricolage.
A
l’université Paris VIII, il existe un département unique dans
l’enseignement français : le Centre de Recherches en Etudes
Féminines. Depuis deux ans, son existence est menacée. Cette
année, un avis de la Mission Scientifique et Technique du
ministère de l’Education Nationale avançait, entre autres doutes
sur la nécessité du type de travaux effectués par le
Centre, un nouvel argument : « Sur 23 étudiants en thèse
(...), il n’y a pas un étudiant fr. » Il faudrait pleurer de honte.
Pas avant d’avoir noté dans l’abréviation finale un
symptôme sinistre, une mauvaise pensée qui n’oserait pas aller
jusqu’au bout de son expression, où l’on peut lire dans le même
mouvement une misogynie méprisante et une inavouable xénophobie.
C’était une parenthèse : la lecture « politiquement
correcte » d’une note administrative.
Contre l’Affirmative Action : les sophismes de l’égalité
Un
autre champ de bataille de l’offensive anti-pc consiste en la remise en cause
du principe de l’Affirmative Action, mis en place par Kennedy dans les
années 60. Pour pallier des discriminations effectives, on imagina un
dispositif de compensation, décrit en français par une formule
qui le condamne d’avance : la discrimination positive. Il s’agissait
d’instituer des quotas dans les universités et la fonction publique et
le monde du travail, afin de permettre aux femmes et aux minorités
éthniques d’y avoir un accès qui leur était largement
refusé. On heurtait sans doute de beaux principes
d’égalité des droits ; on prenait aussi acte du caractère
abstrait de ces principes et de l’existence de dispositifs de rejet plus
complexes et plus sourds qu’une exclusion mieux visible. L’Affirmative
Action a donc d’abord été pensé comme un garde-fou
institutionnel. Pour le contrer, ses opposants ont inventé une
dialectique élémentaire : cette politique
préférentielle aurait pour conséquence de
démoraliser ses bénéficiaires en mettant implicitement en
doute leurs mérites ; elle renforcerait les discriminations qu’elle
prétendait contrebalancer. Elle forgerait une culture de victimisation
endémique qui est le symptôme d’une société malade
de sa correction politique.
L’argument a porté ; les contempteurs
de l’Affirmative Action commencent à avoir gain de cause. Un
amendement de la Constitution de Californie, récemment adopté,
interdit « tout traitement discriminatoire » : c’est
l’Affirmative Action qui est visée. L’application de cet
amendement devrait réduire de 50 à 70% le nombre
d’étudiants noirs et hispaniques dans les universités
californiennes. Cela s’appelle la « sélection au
mérite ».
Faute d’un équivalent français du principe de l’Affirmative
Action, les importateurs de la polémique sont réduits au
bricolage et aux ajustements. C’est la même rhétorique qui est
à l’oeuvre pour contrer l’idée d’une parité hommes/femmes
dans les listes électorales et les jurys de concours. Surtout, l’exemple
de la politique préférentielle est régulièrement
mis en avant par ceux qui veulent opposer de toutes forces le
« modèle français d’intégration
républicaine » et le « modèle multiculturaliste
américain ».
L’alternative procède d’une égale
méconnaissance des réalités politiques françaises
et américaines. Elle semble ignorer que les traitements
spécifiques de compensation induits par la politique d’Affirmative
Action ont constitué, aux Etats-Unis, un facteur
d’intégration des minorités, atténuant dans une certaine
mesure le mouvement de repli des communautés sur elles-mêmes si
volontiers stigmatisé par les tenants du modèle français.
Elle oublie en outre que le principe strictement égalitaire a
été battu en brèche, entre autres, dans l’enseignement
français, avec l’instauration, dans les années 80, des ZEP, qui
veut compenser des inégalités de fait devant l’école par
l’allocation de moyens humains et financiers supplémentaires. C’est en
effet l’une des spécificités françaises de la bataille
contre le pc que d’avoir recruté ses combattants les plus fervents dans
les rangs d’une certaine gauche républicaine, qui ne parvient à
penser la démocratie et la République qu’en les
déconnectant de toute réalité sociale, économique
et historique. Ils manipulent des signes abstraits qui leur servent que de
référence à des droits qu’ils supposent partagés
par tous, quoi qu’il en soit empiriquement. Luc Ferry : « Si un
Afro-Américain doit être respecté, c’est non pas en sa
qualité de noir, mais comme tout un chacun, en tant qu’être
humain. » Le problème est qu’il ne l’est pas, précisément
parce qu’il est noir. Cette pensée est abstraite, parce qu’elle
maintient la distinction entre l’individu et le social, sans voir qu’il n’y a
que des sujets : sociaux, historiques. Elle l’est aussi, parce qu’elle
repose sur l’opposition entre l’universel et le particulier, sans
reconnaître que cet universel n’est pensable et accessible que dans
l’affirmation de soi.
Tout à l’heure, c’était le XIXème
siècle qui transpirait dans les rangs du front anti-pc. Maintenant, on
entend chanter la vieille raison des Lumières.
Questions de vocabulaire
« Politiquement
correct » n’aurait peut-être pas rencontré un succès
si immédiat s’il n’était apparu d’emblée comme une blague
phénoménale, ce que ses détracteurs, notamment
français, n’ont pas su ou n’ont pas voulu comprendre. Le pc est d’abord
affaire de mots. Luc Ferry s’en offusquait dans L’Express. Il y
reprenait des extraits d’un dictionnaire pastiche. Mais il les donnait avec un
indécrottable sérieux. Ne dites plus « une fleur » :
c’est un « compagnon végétal ». Et Pol Pot est un
« individu moralement différent ». Ferry prenait les
Américains pour des imbéciles et ses lecteurs pour des cons. Des
historiennes avaient intitulé poétiquement un recueil de leurs
articles HERstory ; Ferry s’étonnait impavidement de leur
inculture étymologique. On peut aussi trouver que le titre était
beau, qu’il faisait délirer le mot et produisait du sens. Cette
interrogation sur le lexique était-elle pourtant si drôle, si
grave et surtout si nouvelle ? Nous n’avons pas attendu les américains
pour concevoir qu’il est heureux qu’un juif se fasse moins souvent appeler un
youpin, un noir un nègre ou un homosexuel une pédale.
Il y a
pourtant déjà là une forme de codification de l’usage de
la langue, une manière de normalisation qui proscrit l’insulte.
Dès lors, il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin,
comme s’il y avait des mots-refuges où le regard critique pourrait
cesser de s’exercer. Au contraire, on doit traquer ce que cachent les mots, ce
qu’ils disent derrière de ce qu’ils disent. On montrera, par exemple,
qu’en deçà de son apparente neutralité,
« homosexuel » est directement issu de la taxinomie normative du
discours médical de la fin du XIXème siècle. La
propreté du mot est celle de l’hôpital : elle a des relents de
maladie. Des américains ont proposé gay. Mais gay est blanc, masculin et middle class ; gay pourrait faire long
feu. Il n’y a pas de drame dans l’apparition des mots ; il n’y en a pas
non plus dans leur disparition, quand ils deviennent inadéquats à
ce qu’ils prétendent nommer. Ironiser trop vite sur la propension au
néologisme, défendre le dictionnaire comme on défend un
droit fondamental, c’est croire qu’on peut avoir un accès direct
à la langue ; c’est estimer qu’il y a des mots-nature.
Un mythe :
on est avant Babel, les mots disent les choses telles qu’elles sont. Dans ces
conditions, nulle violence dans les mots, pas de politique dans la langue.
Au-delà des caricatures, d’exemples souvent grotesques et de trouvailles
parfois poétiques, on peut donc commencer par reconnaître à
ce qu’on a schématiquement appelé une « novlangue pc »
une fonction spéculative : elle défait l’illusion d’une
naturalité de la langue ; elle montre comment les mots sont gros de
leur histoire et de leur usage. Ceux qui sacralisent la langue telle qu’elle
est disent dans le même temps le peu d’importance qu’ils lui
accordent.
Il ne faut pourtant rien céder de la vigilance dont certaines
minorités portent le témoignage, interroger à son tour les
ersatz lexicaux qu’elles proposent. Ils vont de la création de
néologismes euphémisants à la réappropriation
radicale des pires insultes. Etrangement, l’euphémisation rappelle le
langage administratif. C’est ainsi que les « femmes de
ménage » ont été transformées en
« employées de surface ». On s’y fera sans doute, comme on
s’habituera peut-être à reconnaître une
« compétence alternative » aux handicapés ; ce
dernier mot date de 1957, il a remplacé « invalide » et
« impotent » sans provoquer d’incurables nostalgies. Pourtant, le
régime de la substitution a changé : de la
« différence d’aptitude » de la personne handicapée au
type d’emploi exercé « en surface » par le personnel de
ménage, un halo de mystère brouille les nouvelles locutions.
Elles sonnent comme autant de « mots de passe » qui font écran
à ce qu’elles prétendent désigner.
Voyez la façon
dont le vocabulaire de « l’exclusion » a pris la place de mots
presque sales aujourd’hui - la pauvreté, la misère - au point
de rendre illisible la diversité des problèmes. Au bout de
l’euphémisme, la dénégation.
Cependant, cette stratégie a sa contrepartie dans le
phénomène de récupération des injures les plus
lourdes par certaines communautés. En France,
« pédé » a déjà largement fait son
chemin, mais il est talonné par des mots qui peuvent sembler beaucoup
plus scandaleux chez ceux qui prétendent exercer un contrôle
vigilant du lexique : folle, tapette, pédale, toune. Aux
Etats-Unis, queer a avantageusement remplacé gay chez les
homosexuels ; et nigger est un mot d’usage dans la communauté
afro-américaine. Cette tendance est en général totalement
occultée par les contempteurs de la correction politique. Ils ne peuvent
pas : ils y perdraient leur latin. Ils y verraient peut-être une
forme de provocation mais ce serait trop court. Il y a sans doute une part
tactique dans ce détournement de l’injure : une façon de
l’épuiser en la déchargeant de son caractère humiliant.
Mais il faut surtout voir, dans ce double mouvement de proscription et de
récupération d’un même lexique, un formidable pied de nez
adressé à ceux qui se prétendent politiquement incorrects : une façon de les prendre à leur propre piège.
Ceux-là en restent au stade du dictionnaire, du mot et de sa
définition : il est symptômatique qu’ils en aient fait leur arme,
avec leurs pauvres index parodiques. Ils ne savent que la langue : ils ignorent
qu’il n’y a que des discours. Ils ne voient pas que le sens n’est jamais
tout-à-fait dans les mots, mais entre eux : dans leur emploi, le lieu et
le moment, l’intonation de celui qui parle. On est loin de la fausse
alternative entre la correction et l’incorrection politique. On est aussi
à mille lieues d’une querelle de lexicographes. C’est beaucoup plus
compliqué ; c’est aussi beaucoup plus passionnant.
Philippe Mangeot
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