La configuration intellectuelle connue dans le monde anglo-saxon sous le vocable d’« études postcoloniales » ou de « théorie postcoloniale » se caractérise par son hétérogénéité, et il est difficile de résumer en quelques mots ce qui en constitue l’originalité.
Peut-être faut-il commencer en précisant qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la caricature que le chœur des repentis a fait du « tiers-mondisme » en France. Il s’agit, en vérité, d’une pensée à plusieurs entrées, qui est loin d’être un système parce qu’en grande partie, elle se fait elle-même en même temps qu’elle fait sa route. Voilà pourquoi, à mon avis, il est exagéré d’en parler comme d’une « théorie ».
Tributaire à la fois des luttes anticoloniales et anti-impérialistes d’un côté, et, de l’autre, des héritages de la philosophie occidentale et des disciplines constitutives des humanités européennes, elle est une pensée éclatée – ce qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse. En dépit de son éclatement, il est possible de relever certaines manières de raisonner, ou certains arguments propres à ce courant de pensée, et dont la contribution à une lecture alternative de notre modernité est considérable.
J’évoquerai pour commencer la critique, non pas de l’Occident sui generis, mais des effets d’aveuglement et de cruauté induits par une certaine conception – je dirais coloniale – de la raison, de l’humanisme et de l’universalisme.
Cette critique se distingue de celle qui fut faite en son temps par les courants existentialiste, phénoménologique et poststructuraliste dans la France de l’après-guerre. Certes, la problématique de l’autocréation et de l’autogouvernement est sa préoccupation majeure. Mais sa démarche ne s’inscrit pas entièrement dans la problématique de la « mort de Dieu » selon Nietzsche. Elle se démarque, sur plusieurs plans, de l’idée sartrienne de « l’homme sans Dieu » qui prend la place laissée vide par le « Dieu mort ». Elle ne souscrit presque pas au thème foucaldien selon lequel « Dieu étant mort, l’homme est mort aussi ».
Elle met, en revanche, le doigt sur deux choses. En premier lieu, elle met à nu aussi bien la violence inhérente à une idée particulière de la raison que le fossé qui, dans les conditions coloniales, sépare la pensée éthique européenne de ses décisions pratiques, politiques et symboliques. Comment, en effet, réconcilier la foi proclamée en l’homme et la légèreté avec laquelle on sacrifie la vie, le travail des colonisés et leur monde de significations ? C’est, à titre d’exemple, la question que pose Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme.
D’autre part, la pensée postcoloniale insiste sur l’humanité-à-venir, celle qui doit naître une fois que les figures coloniales de l’inhumain et de la différence raciale auront été abolies. Cette espérance dans l’avènement d’une communauté universelle et fraternelle est très proche de la pensée juive, du moins telle qu’elle se donne à voir chez Ernst Bloch, voire Walter Benjamin – la dimension théologico-politique en moins.
Cela dit, la critique postcoloniale se déroule à plusieurs niveaux. D’une part, elle déconstruit, comme le fait Edward Said dans Orientalisme, la prose coloniale, c’est-à-dire le montage mental, les représentations et formes symboliques ayant servi d’infrastructure au projet impérial. Elle démasque également la puissance de falsification de cette prose – en un mot la réserve de mensonge et le poids des fonctions de fabulation sans lesquels le colonialisme en tant que configuration historique de pouvoir eût échoué. On apprend ainsi comment ce qui passait pour l’humanisme européen chaque fois apparut, dans les colonies, sous la figure de la duplicité, du double langage et du travestissement du réel.
De fait, la colonisation ne cessa de mentir à son propre sujet et au sujet d’autrui. Comme l’explique très bien Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, les procédures de racialisation du colonisé constituent le moteur de cette économie du mensonge et de la duplicité. Pour la pensée postcoloniale, la race constitue en effet la région sauvage de l’humanisme européen, sa bête. Pour reprendre les termes de Castoriadis s’agissant du racisme, je dirai que la bête dit à peu près ceci : « Il n’y a que moi qui vaut. Mais je ne peux valoir en tant que moi que si les autres, en tant que eux, ne valent rien. »
La pensée postcoloniale s’efforce donc de démonter l’ossature de la bête, de débusquer ses lieux d’habitation privilégiée. Plus radicalement, elle se pose la question de savoir ce que c’est que vivre sous le régime de la bête, de quelle vie il s’agit et de quel type de mort on meurt. Elle montre qu’il y a, dans l’humanisme colonial européen, quelque chose qu’il faut bien appeler la haine inconsciente de soi. Le racisme en général et le racisme colonial en particulier constituent le transfert, sur l’autre, de cette haine de soi.
Il existe un deuxième niveau de la critique postcoloniale de l’humanisme et de l’universalisme européens que l’on pourrait qualifier, si le terme n’avait pas fait l’objet de tant de malentendus, de biopolitique. En effet, la figure de l’Europe dont la colonie (et avant elle la « plantation » sous le régime de l’esclavage) fait l’expérience et dont elle devient petit à petit familière est loin d’être celle de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Le totem que les colonisés découvrent derrière le masque de l’humanisme et de l’universalisme, ce n’est pas seulement un sujet très souvent sourd et aveugle. C’est surtout un sujet marqué par le désir de sa propre mort, mais en tant que cette mort passe nécessairement par celle des autres ; en tant qu’elle est une mort déléguée.
C’est également un sujet aux yeux duquel le droit n’a rien à voir avec la justice, mais est au contraire une certaine manière de provoquer la guerre, de la conduire et de la pérenniser. C’est enfin un sujet pour qui la richesse n’est qu’un moyen d’exercice du droit de vie et de mort sur les autres. Du coup, on pourrait dire de la pensée postcoloniale qu’elle est, non pas une critique du pouvoir dans le sens où on l’entend généralement, mais de la force – une force qui ne sait pas se transformer. Une fois de plus, c’est Fanon qui, mieux que quiconque, rend compte de cette espèce de force nécropolitique qui, en transitant par la fiction, devient malade de la vie, ou encore, dans un acte de réversion permanente, prend la mort pour la vie et la vie pour la mort. C’est la raison pour laquelle la relation coloniale oscille constamment entre le désir d’exploiter l’autre (posé comme racialement inférieur) et la tentation de l’éliminer, de l’exterminer.
La troisième caractéristique de la pensée postcoloniale est d’être une pensée de l’enchevêtrement et de la concaténation. C’est notamment ce que dévoile sa critique de l’identité et de la subjectivité. De ce point de vue, elle s’oppose à une certaine illusion occidentale selon laquelle il n’y aurait de sujet que dans le renvoi circulaire et permanent à soi-même, à une essentielle et inépuisable singularité. Au contraire, cette pensée insiste sur le fait que l’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion ; que le renvoi à soi n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre la marque et la démarque, dans la co-constitution. Dans ces conditions, la colonisation n’apparaît plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un individu vivant, parlant, conscient, agissant, dont l’identité est le résultat d’un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi.
Au demeurant, comme le suggère Gandhi lui-même, l’universalisation de l’impérialisme ne s’explique pas seulement par la violence de la coercition. Elle est aussi la conséquence du fait que beaucoup de colonisés acceptèrent, pour des raisons plus ou moins valables, de devenir les complices conscients d’une fable qui les séduisit à plusieurs égards. L’identité du colonisé comme celle du colonisateur se forme au point d’intersection entre l’ellipse, le décrochage et la reprise. La pensée postcoloniale s’efforce d’analyser ce vaste champ d’ambivalence et les attendus esthétiques de cet enchevêtrement, ses effets paradoxaux.
C’est peut-être le moment d’indiquer que dans la pensée postcoloniale, la critique de l’humanisme et de l’universalisme européen n’est pas une fin en soi. Elle est faite dans le but d’ouvrir la voie à une interrogation sur la possibilité d’une politique du semblable. Le préalable à cette politique du semblable est la reconnaissance de l’Autre et de sa différence. Je crois que cette inscription dans le futur, dans la quête interminable des nouveaux horizons de l’homme par le biais de la reconnaissance d’autrui comme foncièrement homme est un aspect de cette pensée que l’on oublie trop souvent. Or, elle est constitutive de la quête de Fanon, du Senghor des Œuvres poétiques alors qu’il est prisonnier dans un camp allemand (le Front Stalag 230), des méditations d’Edward Said au soir de sa vie ou, plus récemment, des considérations de Paul Gilroy sur la possibilité d’une vie conviviale dans un monde désormais multiculturel (Postcolonial Melancholia). On retrouve les mêmes accents dans une grande partie de la pensée afro-américaine, confrontée qu’elle est, par ailleurs, à la difficulté de se réapproprier les héritages de l’esclavage et du racisme, de les ordonner au service de la résistance des dominés sans toutefois tomber dans le piège de la racialisation et de la glorification de la race.
Un dernier point. Ce qui fait la force politique de la pensée postcoloniale est son inscription dans les luttes sociales historiques des sociétés colonisées, et notamment sa relecture de la praxis théorique des mouvements dits de libération. C’est donc une pensée qui, à plusieurs égards, croit encore au postulat selon lequel il n’y a de savoir que celui qui vise à transformer le monde. C’est une pensée de l’être-sujet, de l’être-pour-soi, de la manière dont la dialectique du maître et de l’esclave, du colon et de l’indigène pourrait être transcendée. Finalement, si la pensée postcoloniale est aujourd’hui le privilège des institutions académiques anglo-saxonnes et des intellectuels de langue anglaise, il ne faut pas oublier que ce courant s’est largement inspiré de la pensée de langue française. J’ai évoqué Fanon, Césaire, Senghor. J’aurais pu y ajouter Glissant et d’autres encore. Aujourd’hui, certaines œuvres de la littérature africaine francophone font partie des textes canoniques de la critique postcoloniale.
Mais il faut ajouter à ceci l’influence des penseurs français de l’altérité comme Merleau-Ponty, Sartre, Levinas et bien d’autres ; ou encore ce que la pensée postcoloniale doit aux analyses de Foucault, Derrida, voire Lacan. Il s’agit donc d’une réflexion qui est, à plusieurs égards, très proche d’une certaine démarche de réflexion française. Le paradoxe est qu’à cause de son insularité culturelle et du narcissisme de ses élites, la France s’est coupée de ces nouveaux voyages de la pensée mondiale.
Tout se passe malheureusement comme s’il n’y avait strictement rien à sauver de la tradition critique française d’après-guerre, dont on sait pourtant qu’elle accorda une place centrale non seulement au fait nazi, mais aussi au fait colonial. On fait comme si l’événement colonial appartenait à un outre-temps et à un outre-mer, et comme s’il n’avait strictement rien à nous apprendre au sujet de la compréhension de notre propre modernité, de la citoyenneté, de la démocratie, voire du développement de nos humanités. Du coup, la France ne peine pas seulement à parler d’elle-même. La réflexion française contemporaine ne sait plus comment parler de l’Autre, encore moins à l’Autre. Elle préfère, dans la bonne généalogie coloniale, parler à la place de l’autre, avec les résultats catastrophiques que l’on sait.
Achille Mbembe
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