Islamophobie et antisémitisme

« L'élément fédérateur de cette nouvelle extrême droite réside dans le racisme, décliné comme un rejet violent des immigrés. De nos jours, les migrants sont les successeurs des «classes dangereuses » du XIXe siècle, peintes par les sciences sociales de l'époque comme le réceptacle de toutes les pathologies sociales, de l'alcoolisme à la criminalité et à la prostitution, jusqu'aux épidémies comme le choléra.

Ces stéréotypes - souvent condensés en une représentation de l'étranger aux traits psychiques et physiques bien marqués - découlent d'un imaginaire orientaliste et colonial qui a toujours permis de définir négativement des identités incertaines et fragiles, fondées sur la crainte de l'« autre », toujours perçu comme l' « envahisseur » et l'« ennemi ». Dans l'Europe contemporaine, le migrant prend essentiellement les traits du musulman. L'islamophobie joue pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis celui de l'antisémitisme. La mémoire de la Shoah - une perception historique de l'antisémitisme au prisme de son aboutissement génocidaire - tend à obscurcir ces analogies pourtant évidentes.

Le portrait de l' Arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l'antisémitisme au début du XXe siècle. Les barbes, tephillim et caftans des juifs immigrés d'Europe orientale d'autrefois correspondent aux barbes et voiles des musulman-e-s d'aujourd'hui. Dans les deux cas, les pratiques religieuses, culturelles, vestimentaires et alimentaires d'une minorité sont mobilisées afin de construire le stéréotype négatif d'un corps étranger et inassimilable à la communauté nationale. Judaïsme et islam fonctionnent ainsi comme des métaphores négatives de l'altérité: il y a un siècle, le juif peint par l'iconographie populaire avait forcément un nez crochu et des oreilles décollées, tout comme aujourd’hui l’islam est identifié à la burqa, même si 99,99 % des femmes musulmanes ne portent pas le voile intégral. Sur le plan politique, le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchévisme.

Dans cette perspective, l'islamophobie s'inscrit pleinement dans ce que nous pourrions appeler l'archive antijuive, en utilisant la notion d'archive au sens du premier Foucault, non pas comme une bibliothèque, un corpus de documents et de textes, mais comme le mode régulateur d'une pratique discursive, « la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l'apparition des énoncés comme événements singuliers », en leur permettant de « subsister et de se modifier régulièrement ». Ainsi conçu, l’antisémitisme est un répertoire de stéréotypes, d'images, de lieux, de représentations, de stigmatisations, de réflexes véhiculant une perception et une lecture du réel qui se condensent et se codifient en un discours stable, continu. Pratique discursive susceptible de connaître un transfert d'objet, l'antisémitisme a donc transmigré vers l'islamophobie.

Aujourd'hui, l'antisémitisme demeure un trait distinctif des nationalismes d'Europe centrale, où l'islam est quasiment inexistant et le tournant de 1989 a revitalisé les vieux démons (toujours présents, même là où il n'y a plus de juifs), mais il a presque disparu du discours de l'extrême droite occidentale (qui parfois affiche ses sympathies à l'égard d'Israël). Aux Pays-Bas, Geert Wilders a fait de la lutte contre l' « islamo-fascisme » son fonds de commerce. Consultés par référendum, 57 % des Suisses se sont prononcés le 28 novembre 2010 pour l'interdiction des minarets. Jusqu'à présent, seules quatre mosquées sur cent cinquante en possédait un dans la Confédération helvétique: ce seuil restera infranchissable. En Italie comme en France, plusieurs voix se sont élevées pour proposer des mesures analogues, en montrant que, loin d'être une lubie de la droite xénophobe et populiste suisse, la volonté de stigmatiser l'islam concerne l'Europe dans son ensemble. Shlorno Sand a raison de souligner que l'islamophobie constitue aujourd'hui le ciment de l'Europe - dont on ne manque jamais de rappeler la matrice « judéo-chrétienne » - de même que l’antisémitisme a joué un rôle fondamental au XIXe siècle, dans le processus de construction des nationalismes. Edward Saïd avait déjà observé la transition graduelle « de l'animosité populaire antisémite du juif à l'Arabe, puisque l'image est presque la même ». Dans la même lignée, Itzhak Laor remarque que les polémiques autour du voile islamique et l'acharnement avec lequel les musulmans sont appelés à s'assimiler, à se conformer aux normes occidentales révèlent un oubli significatif des campagnes idéologiques avec lesquelles, entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, les juifs avaient été invités à abandonner leur différence, à s’ « améliorer» et à se « civiliser ».

À la différence de la judéophobie et de l'antisémitisme, toujours publiquement stigmatisés et réprimés, l'islamophobie a droit de cité, dans une culture européenne dont l'héritage colonial demeure bien vivant. Une manifestation d'antisémitisme suscite l'indignation et le scandale, largement répercutés par les médias. La discrimination qui frappe quotidiennement les jeunes d'origine africaine ou maghrébine à la recherche d'un travail, d'un logement, ou plus simplement leur interdit l'accès à une discothèque, entre en revanche dans le quotidien ordinaire. S'appeler Mohamed implique aujourd'hui des inconvénients comparables à ceux que connaissaient il y a un siècle les juifs d'Europe centrale et orientale qui migraient à Berlin, Vienne et Paris. Un manuel antisémite comme La France juive d'Édouard Drumont ne serait certes plus tolérable aujourd'hui, et il faut s'en réjouir, mais un essai comme La Rage et l'Orgueil d'Oriana Fallaci, qui en constitue à plusieurs égards l'équivalent islamophobe, est un best-seller international. Alain Finkielkraut, un des représentants du néoconservatisme en France, reconnaît un noyau de vérité dans ce pamphlet, en avouant avoir été « saisi, même captivé par l'emportement du style et la force de la pensée» de la journaliste italienne, tout en regrettant ses outrances lorsqu'elle écrit que « les fils d'Allah se multiplient comme des rats » . Auteur il y a une trentaine d'années d'un brillant essai sur l'identité juive (Le Juif imaginaire), ce philosophe est aujourd'hui engagé dans une bataille acharnée contre le « racisme antiblanc », l'antiracisme de gauche, le multiculturalisrne de la société française et l'obscurantisme musulman. Partant de ces prémisses, il parvient à désigner pêlemêle antisionistes, antiracistes et antifascistes comme ses ennemis: « L'avenir de la haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de la grimace. Parmi les humains et non parmi les hommes barbares. Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique. Dans le camp du respect et non dans celui du rejet [...] Dans les rangs des inconditionnels de l'Autre et non chez les petits-bourgeois bornés qui n'aiment que le Même. »

Cette prose témoigne de la légitimation relative dont jouit l'extrême droite auprès de l'idéologie néoconservatrice, car elles partagent le même ennemi: l'immigré, de préférence musulman. Comme jadis le juif du discours antisémite classique, l’immigré aussi est une figure métaphorique. À bien y regarder, le concept de xénophobie n'est pas très approprié pour caractériser l’islamophobie contemporaine. De nos jours, le raciste européen ne s'attaque pas, en France, à l'étranger allemand ou américain, ni en Allemagne au Français ou au Britannique. Il s’attaque au Maghrébin et à l'Africain, peu importe qu'ils soient immigrés ou citoyens d'un pays de l'Union européenne depuis des générations. Inassimilables, ces derniers apparaissent encore plus dangereux, car ils corrompent la nation de l’'intérieur, en altérant ses mœurs, en avilissant sa langue, en abaissant sa culture. »

[Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur]

« J’ai attiré l’attention sur le lien - explicitement établi par deux auteurs que je cite dans l'Orientalisme, Renan et Proust - entre l'islamophobie et l'antisémitisme. On pouvait s'attendre à ce que de nombreux chercheurs et critiques distinguent cette conjoncture spécifique, c'est-à-dire le fait que l'hostilité à l'égard de l'Islam, dans le monde chrétien occidental moderne, a historiquement progressé main dans la main avec l'antisémitisme, découle de la même source, et a été nourrie avec la même intensité, et le fait qu'une critique des orthodoxies, des dogmes, et des procédures disciplinaires de l'orientalisme, contribue à l'élargissement de notre compréhension des mécanismes culturels de l'antisémitisme. Aucun lien de ce type n'a jamais été fait par les critiques, qui ont saisi la critique de l'orientalisme comme une occasion de défendre le sionisme, de soutenir Israël, et de s'attaquer au nationalisme palestinien. Les raisons d'une telle attitude confirment l'histoire de l'orientalisme car, ainsi que l'a remarqué l'observateur israélien Daniel Rubenstein, l'occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, la destruction de la société palestinienne et l'assaut sioniste soutenu contre le nationalisme palestinien ont presque littéralement été menés et encadrés par les orientalistes. Alors qu'auparavant les orientalistes européens et chrétiens étaient ceux qui fournissaient à la culture européenne des arguments pour coloniser et supprimer l'Islam, ainsi que pour mépriser les Juifs, c'est aujourd'hui le mouvement national juif qui produit une troupe de fonctionnaires coloniaux dont les thèses idéologiques sur l'esprit islamique ou musulman sont appliquées dans l’administration des Arabes palestiniens, une minorité opprimée au sein de la démocratie blanche et européenne qu’est Israël. Rubenstein note avec une certaine tristesse, que le département d’étude islamique de l’université hébraïque a formé chacun des officiers coloniaux et des experts en culture et histoire arabes qui contrôlent les territoires occupés. » 

[Edward Saïd, « Retour sur l’Orientalisme » in Réflexions sur l’exil]

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
j'ai l'intention de republier ce texte sur raslfront-isere.org

il provient de là ou d'ailleurs ? =Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur

Anonyme a dit…

Vous pouvez, cela ne pose aucun problème...