« Se souvenir de Frantz Fanon » (Homi K. BhaBha)


Lire Fanon, c'est éprouver la sensation de division qui figure - et fissure - l'émergence d'une pensée vraiment radicale qui ne se lève jamais sans projeter une certaine obscurité, Fanon est le pourvoyeur de la vérité transgressive et transitionnelle. Il peut aspirer à la totale transformation de l'Homme et de la Société, mais c'est depuis les interstices incertains du changement historique que sa parole est la plus efficace: depuis la zone d'ambivalence entre race et sexualité; à partir d'une contradiction irrésolue entre culture et classe; des profondeurs du combat de la représentation psychique et de la réalité sociale. Sa voix s'entend le plus clairement dans la subversion d'un terme familier, dans le silence de la soudaine rupture: « Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc » L'embarrassante division qui traverse sa ligne de pensée garde vivant le sentiment dramatique et énigmatique du changement. L'alignement familier des sujets coloniaux - Noir/Blanc, soi/autre - est perturbé par une courte pause, et les fondements traditionnels de l'identité raciale se trouvent dispersés chaque fois qu'ils se révèlent assis sur les mythes narcissiques de la négritude ou de la suprématie culturelle blanche. C'est la pression palpable de la division et du déplacement qui pousse l'écriture de Fanon au bord extrême des choses – le tranchant non pas une radiance ultime, mais selon ses propres termes, « une déclivité exposée et extrêmement nue où un authentique bouleversement peut naître ».

L'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville est l'un de ces lieux où, dans le monde divisé de l'Algérie française, Fanon a découvert l'impossibilité de sa mission de psychiatre colonial : « Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue [. .. ]. La structure sociale existant en Algérie a été hostile à toute tentative de rendre l'individu à son lieu d'origine

 Le point extrême de cette aliénation coloniale de la personne - cette fin de l' « idée» de l'individu - produit une urgence sans répit dans la quête de Fanon d'une forme conceptuelle appropriée à l'antagonisme social de la relation coloniale. Le corps de son travail est clivé entre une dialectique hégéliano-marxiste, une affirmation phénoménologique du soi et de l'autre, et l'ambivalence psychanalytique de l'inconscient. Dans sa recherche désespérée, condamnée, d'une dialectique de la délivrance, Fanon explore la limite de ces modes de pensée: son hégélianisme restaure l'espoir dans l'histoire; son évocation existentialiste du «Je» nous rend la présence des marginalisés ; son cadre de travail psychanalytique illumine la folie du racisme, le plaisir de la douleur, le fantasme agonistique du pouvoir politique.

Tandis que Fanon tente des transformations aussi audacieuses et souvent impossibles de la vérité et de la valeur, le témoignage tranchant de la dislocation coloniale, de son déplacement du temps et de la personne, de sa profanation de la culture et du territoire refuse l'ambition d'une quelconque théorie totale de l'oppression coloniale. L'Antillais évolué piqué au vif par le regard d'un enfant blanc effrayé et confus; le stéréotype de l'indigène fixé aux frontières mouvantes entre barbarie et civilité; la peur et le désir insatiable du Nègre: «Nos femmes [sont assiégées] par les nègres [. .. ] Dieu sait comment ils font l'amour ! », la profonde crainte culturelle du Noir figurée dans le tremblement psychique de la sexualité occidentale - tels sont les signes et les symptômes de la condition coloniale qui mènent Fanon d'un schéma conceptuel à l'autre, tandis que la relation coloniale prend forme dans les béances entre ceux-ci, articulée aux intrépides engagements de son style.

À mesure que se déroule le texte de Fanon, le fait scientifique est agressé par l'expérience de la rue; les observations sociologiques sont entrecoupées d'artefacts littéraires, et la poésie de la libération est jetée à la face de la prose plombée, mourante, du monde colonial. Quelle est la force distinctive de la vision de Fanon? Elle vient, je crois, de la tradition des opprimés, du langage de la conscience révolutionnaire que, selon les termes de Walter Benjamin, «l'état d'exception dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l'histoire qui corresponde à cet état ».

Mais l'état d'urgence est toujours aussi un état d'émergence. La lutte contre l'oppression coloniale ne modifie pas seulement la direction de l'histoire occidentale, elle défie son idée historiciste du temps comme un tout progressif et ordonné. L'analyse de la dépersonnalisation, coloniale, outre qu'elle aliène l'idée des Lumières de « l'Homme » défie la transparence de la réalité sociale comme image prédonnée du savoir humain. Si l'ordre de l'historicisme occidental se trouve perturbé dans l'état d'urgence colonial, la représentation sociale et psychique du sujet humain y est plus perturbée encore. Car la nature même de l'humanité se trouve aliénée dans la situation coloniale, et elle émerge de cette « déclivité nue» non pas comme l'affirmation d'une volonté ou l'évocation d'une liberté, mais comme un questionnement énigmatique. Avec une question qui fait écho à Freud: «Que veut la femme? », Fanon entreprend d'affronter le monde colonisé. «Que veut l'homme ? » demande-t-il, dans l'introduction à Peau noire, masques blancs. « Que veut l'homme noir? »

À cette question où l'aliénation culturelle pèse si lourd sur l'ambivalence de l'identification psychique, Fanon répond par de poignantes images de soi: « Et puis il nous fut donné d'affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. [ ... ] Dans le monde blanc l'homme de couleur rencontre des difficultés dans l' élabo~ ration de son schéma corporel. [ ... ] me défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales [ ... ] je me portai loin de mon être-là, très loin [ ... ]. Qu'était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? »

De la métaphore d'une vision complice d'une métaphysique occidentale de l'Homme émerge le déplacement de la relation coloniale. La présence noire suit la narration représentative de la personne occidentale : son passé, attaché à des stéréotypes menteurs de primitivisme et de dégénérescence, ne produira pas d'histoire de progrès civil, pas d espace pour le Socius ; son présent, démembré et disloqué, ne contiendra pas l'image de l'identité questionnée dans la dialectique corps/esprit et résolue dans l'épistémologie de l'apparence et de la réalité. Les yeux de l'homme blanc démembrent le corps de l'homme noir et, par cet acte de violence épistémique, son propre cadre dé référence se trouve transgressé, son champ de vision perturbé.

« Que veut l'homme noir? » insiste Fanon; et, en privilégiant la dimension psychique, il ne modifie pas seulement ce que nous entendons par une demande politique, mais transforme les moyens eux-mêmes par lesquels nous reconnaissons et identifions son agent humain. Fanon ne pose pas d'abord la question de l'oppression politique en tant que violation de l'essence humaine, bien qu'il lui, arrive de tomber dans cette lamentation dans ses moments les plus existentiels. Il ne soulève pas la question de l'homme colonial dans les termes universalistes' de l'humanisme-libéral (comment le colonialisme nie-t-il les droits de l'homme ?) ; il ne pose pas non plus une question ontologique sur l'être de l'Homme (qui est l'homme colonial aliéné ?). La question de Fanon ne porte pas sur une notion unifiée de l'histoire ou un concept unitaire de l'homme. C'est l'une des qualités originales et troublantes de Peau noire, masques blancs que cette rare historicisation de l'expérience coloniale. Il n'y a pas de récit maître ou de perspective réaliste présentant une toile de fond de faits ) sociaux et historiques contre laquelle émergeraient les problèmes de la psyché individuelle ou collective. Un alignement sociologique aussi traditionnel du Soi et de la Société, ou de l'Histoire et de la Psyché, devient questionnable dans l'identification par Fanon du sujet colonial, historicisé dans l'assemblage hétérogène des textes de l'histoire, de la littérature, de la science et du mythe.

Le sujet colonial est toujours « surdéterminé de l'extérieur », écrit-il. C'est par le biais de l'image et de l'imaginaire - ces ordres figurant sur un mode transgressif aux frontières de l'histoire et de l'inconscient - que Fanon évoque le plus profondément la condition coloniale. En articulant le problème de l'aliénation culturelle coloniale dans le langage psychanalytique de la demande et du désir, Fanon questionne radicalement la formation des autorités individuelle et sociale telles qu'elles sont développées dans le discours de la souveraineté sociale. Les vertus sociales de rationalité historique, de cohésion culturelle et d'autonomie de la conscience individuelle prennent une identité immédiate, utopique, avec les sujets auxquels elles confèrent un statut civil. La société civile est l'ultime expression de l'inclination éthique et rationnelle innée de l'esprit humain; l'instinct social est la destinée progressiste de la nature humaine, la transition nécessaire de la Nature à la Culture. Le passage direct des intérêts individuels à l'autorité sociale est objectivé dans la structure représentative d'une Volonté générale - Loi ou Culture - où la Psyché et la Société se reflètent l'une l'autre, transférant leur différence en toute transparence, sans perte, dans une totalité historique. Les formes d'aliénation et d'agression sociales et psychiques - folie, haine de soi, trahison, violence - ne peuvent jamais être reconnues comme des conditions déterminées et constitutives de l'autorité civile, ou comme les effets ambivalents de l'instinct social lui-même. Elles sont toujours expliquées comme des présences étrangères, des occlusions de progrès historiques, la méconnaissance ultime de l'Homme.

 Pour Fanon, ce mythe de l'Homme et de la Société est sapé jusqu'au fondement dans la situation coloniale. La vie quotidienne montre une «constellation délirante» qui médie les relations sociales normales de ses sujets : «Le Nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique. » La demande de Fanon d'une explication psychanalytique émerge des reflets pervers de la vertu civile dans les actes aliénants de la gouvernance coloniale : la visibilité de la momification culturelle dans l'ambition avouée du colonisateur de civiliser ou de moderniser les indigènes, aboutissant à des « institutions archaïques inertes [fonctionnant] sous la supervision de l'oppresseur comme une caricature d'institutions précédemment fertiles » ; ou la validité de la violence dans la définition même de l'espace social colonial; ou la viabilité des images fantasmatiques fébriles de la haine raciale qui finissent par être absorbées et agies dans la sagesse de l'Occident. Ces interpositions, qui sont de fait des collaborations de violence politique et psychique au sein de la vertu civique, d'aliénation au sein de l'identité, mènent Fanon à décrire le clivage de l'espace colonial de la conscience et de la société comme marqué pat un « délire manichéen».

Je veux suggérer que la figure représentative d'une telle perversion est l'image de l'homme post-Lumières, attaché et non pas confronté à son sombre reflet, l'ombre de l'homme colonisé, qui clive sa présence, déforme son contour, bat en brèche ses frontières, répète son action à distance, perturbe et divise le temps même de son être. L'identification ambivalente du monde raciste - qui se meut sur deux plans sans en être le moins du monde embarrassé, comme le dit Sartre de la conscience antisémite - suscite l'idée de l'homme comme son image aliénée ; non pas Soi et Autre, mais l'altérité du Soi inscrite dans le palimpseste pervers de l'identité coloniale. Et c'est cette bizarre figure du désir, clivée au long de l'axe sur lequel elle tourne, qui pousse Fanon à poser la question psychanalytique du désir du sujet à la condition historique de l'homme colonial.

 « Nous montrerons [ ... ] que ce qu'on appelle l'âme noire est une construction du Blanc», écrit Fanon. Ce transfert dit autre chose encore. Il révèle la profonde incertitude psychique de la relation coloniale elle-même: ses représentations clivées mettent en scène la division du corps et de l'âme qui accomplit l'artifice de l'identité, une division qui tranche à travers la peau fragile - blanche et noire - de l'autorité individuelle et sociale. Trois conditions émergent, qui sous-tendent une compréhension du processus d'identification dans l'analytique du désir.

La première: exister, c'est être appelé à l'être en relation à .une 'altérité, son regard ou son locus. C'est une demande en quête d'un objet externe et, comme l'écrit Jacqueline Rose, « c'est la relation de cette demande à la place de l'objet qu'elle réclame qui devient la base de l'identification ». Ce processus est visible dans l'échange de regards entre, indigène et colon qui structure leur relation psychique dans' l'imaginaire paranoïaque de la possession sans limites et son langage familier de l'inversion : « [Le colonisé est un envieux.] Le colon ne l'ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive: "Ils veulent prendre notre place." C'est vrai, il n'y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s'installer à la place du colon. » C'est toujours en relation avec la place de l'Autre que le désir colonial s'articule : l'espace fantasmatique de possession qu'aucun sujet ne peut occuper isolément ou fixement et qui permet donc le rêve de l'inversion des rôles.

La seconde: la place même de l'identification, prise dans la tension de la demande et du désir, est un espace de clivage. Le fantasme de l'indigène est précisément d'occuper la place du maître tout en gardant sa place dans la colère vengeresse de l'esclave. «Peau noire, masques blancs» n'est pas une division nette; c'est une image de redoublement, de dissimulation de l'être en au moins deux points à la fois, ce qui rend impossible à l'évolué dévalué, insatiable (un abandon névrotique, écrit Fanon) d'accepter l'invitation du colonisateur à l'identité: « Tu es médecin, écrivain, étudiant, tu es différent, tu es l'un de nous. » C'est précisément dans cet usage ambivalent de « différent» - être différent de ceux qui sont différents fait de toi le même - que l'Inconscient parle de la forme de l'altérité, l'ombre liée de la différance et du déplacement. Ce n'est pas le Soi colonialiste ou l'Autre colonisé, mais la troublante distance entre-deux qui constitue la figure de l'altérité coloniale -l'artifice de l'homme blanc inscrit sur le corps de l'homme noir. C' est en relation à cet impossible objet qu'émerge le problème liminal de l'identité coloniale et de ses vicissitudes.

Finalement, la question de l'identification n'est jamais l'affirmation d'une identité prédonnée, jamais une prophétie s'auto-accomplissant - mais toujours la production d'une image d'identité et la transformation du sujet assumant cette image. La demande d'identification - être (pris) pour un Autre - entraîne la représentation du sujet dans l'ordre différenciant de l'altérité. L'identification, comme nous l'avons inféré des exemples précédents, est toujours. le retour d'une image d'identité portant la marque du clivage dans l'Autre lieu d'où elle vient. Pour Fanon, comme pour Lacan, les moments primaires d'une telle répétition du soi tiennent dans le désir du regard et les limites du langage. L'« atmosphère de certaine incertitude» qui entoure le corps certifie son existence et' menace son démembrement.

Sur son mode analytique, Fanon explore ces questions de l'ambivalence de l'inscription et de l'identification coloniale: L'état d'urgence d'où il écrit réclame des réponses révolutionnaires, des identifications plus immédiates. Fanon tente souvent une proche correspondance entre la mise en scène du fantasme inconscient et les spectres de la peur et de la haine raciste qui arpentent fièrement la scène coloniale; il passe des ambivalences de l'identification aux identités antagoniques de l'aliénation politique et de la discrimination culturelle. Certaines fois, il est trop rapide à nommer l'Autre, à personnaliser sa présence dans le langage du racisme colonial : « le véritable Autre pour l'homme blanc est, et continuera d'être, l'homme noir. Et inversement. » Rendre le rêve à son propre temps politique et à son propre espace culturel peut parfois émousser le tranchant des brillantes illustrations de Fanon de la complexité des projections psychiques dans la relation coloniale pathologique. Jean Veneuse, l'Antillais évolué, ne désire pas seulement être à la place de l'homme blanc, mais cherche compulsivement à se voir lui-même arriéré et rabaissé à partir de cette position. De même, le raciste blanc ne peut pas simplement dénier ce qu'il craint et désire en le projetant sur« eux », Fanon oublie parfois que la paranoïa sociale n'autorise pas indéfiniment ses projections. L'identification compulsive, fantasmatique avec un « ils» persécutant s'accompagne, même sapé à la base, d'une évacuation du « Je » raciste qui projette.

La psychiatrie de socio-diagnostic de Fanon tend à expliquer les tours et retours ambivalents du sujet du désir colonial, son déguisement d'Homme occidental et sa « longue » perspective historique. C'est comme si Fanon avait peur de ses aperçus les plus radicaux : que la politique de la race ne sera pas entièrement contenue dans le mythe humaniste de l'homme, ou la nécessité économique, ou le progrès historique, car ses affects psychiques remettent en cause de telles formes de déterminisme; que la souveraineté sociale et la subjectivité humaine ne sont réalisables que dans l'ordre de l'altérité. C'est comme si la question du désir qui a émergé de la tradition traumatique des opprimés devait être modifiée, à la fin de Peau noire, masques blancs, pour faire place à un humanisme existentialiste aussi banal que béat: « Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l'autre, de sentir l'autre, de me révéler l'autre? [ ... ] À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l'on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. »

Malgré les aperçus de Fanon sur le côté sombre de l'homme, une faim si profonde d'humanisme doit être une surcompensation pour la conscience dose ou «narcissisme duel» à laquelle il attribue la dépersonnalisation de l'homme colonial: « Là on est corps contre corps, avec la noirceur de l'un et la blancheur de l'autre en plein cri narcissique, chacun scellé dans sa propre particularité _ avec, il est vrai, ici et là, une lueur ou deux 43. » C'est cet éclair de reconnaissance - dans son sens hégélien, avec son esprit de transcendance, de dépassement - qui ne luit pas dans la relation coloniale, où il n'y a que de l'indifférence narcissique : «Pourtant le nègre sait qu'il y a une différence. Il la souhaite [ ... ] L'ancien esclave exige qu'on lui conteste son humanité [ ... ]. » En l'absence d'un tel défi, soutient Fanon, le colonisé ne peut qu'imiter - distinction bien établie par la psychanalyste Annie Reich : « C'est de l'imitation [ ... ] lorsque l'enfant tient le journal comme son père. C'est de l'identification lorsque l'enfant apprend à lire. » En déniant la condition culturellement différenciée du monde colonial - en disant : «Deviens blanc ou disparais » -, le colonisateur est pris lui-même dans l'ambivalence de l'identification paranoïaque, alternant entre fantasmes de mégalomanie et persécution.

Toutefois, le rêve hégélien de Fanon d'une réalité humaine en-soi-et-pour-soi est ironisé, et même moqué, par sa vision de la structure manichéenne de la conscience coloniale et de sa division non dialectique. Ce qu'il dit dans Les Damnés de la terre de la démographie de la ville coloniale reflète sa vision de la structure psychique de la relation coloniale. Les zones indigènes et celles des colons, comme la juxtaposition des corps noirs et blancs, sont opposées, mais pas au service d'une unité supérieure. Aucune conciliation n'est possible, conclut-il, car l'un des deux termes est superflu.

Non, il ne peut y avoir aucune réconciliation, aucune reconnaissance hégélienne, aucune promesse simple, sentimentale d'un « monde du Toi» humaniste. Peut-il y avoir une vie sans transcendance? Une politique sans rêve de perfectibilité? Contrairement à Fanon, je pense que le moment non dialectique du manichéisme suggère une réponse. En suivant la trajectoire du désir colonial - en compagnie de la bizarre figure coloniale, de l'ombre attachée-, il devient possible de franchir, et même de déplacer, .les frontières manichéennes. Là où il n'y a pas de nature humaine, l'espoir peut difficilement être éternel; mais il émerge sûrement et insidieusement dans le retour stratégique de cette différence qui informe et déforme l'image de l'identité, dans la marge de l'altérité qui affiche l'identification. Il peut ne pas y avoir de négation hégélienne, mais Fanon doit parfois se voir rappeler que le déni de l'Autre exacerbe toujours le tranchant de l'identification, révèle cet endroit dangereux où l'identité et l'agressivité sont jumelles. Car le déni est toujours un processus rétroactif; une semi-reconnaissance de cette altérité a laissé sa marque traumatique.

Dans cette incertitude rôde l'homme noir avec son masque blanc; et à partir d'une identification aussi ambivalente - peau noire, masques blancs -, il est possible, je crois, de rédimer le pathos de la confusion culturelle dans une stratégie de subversion politique. Nous ne pouvons tomber d'accord avec Fanon pour dire que «le drame racial se déroulant en plein air, le Noir n'a pas le temps de l'''inconscientiser''», mais c'est là une pensée provocatrice. En occupant deux lieux à la fois - trois dans le cas de Fanon -, le sujet colonial dépersonnalisé, disloqué peut devenir un objet incalculable, littéralement difficile à localiser. La demande d'autorité ne peut unifier son message ni simplement identifier ses sujets. Car la stratégie du désir colonial est de mettre en scène le drame de l'identité jusqu'à ce que l'homme noir glisse pour révéler la peau blanche. Sur le tranchant, entre le corps noir et le corps blanc, il y a une tension de signification et d'être, ou, diraient certains, de demande et de désir, qui est la contrepartie psychique de cette tension musculaire habitant le corps indigène :

Les symboles sociaux - gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut servent à la fois d'inhibiteurs et d'excitants. Ils ne signifient point: «Ne bouge pas », mais: « Prépare bien ton coup. »

C'est à partir de tensions de ce type - psychiques et politiques - qu'émerge une stratégie de subversion. C'est un mode de négation qui ne cherche pas à dévoiler la plénitude de l'Homme, mais à manipuler sa représentation. C'est une forme de pouvoir exercée aux limites mêmes de l'identité et de l'autorité, dans l'esprit moqueur du masque et de l'image; c'est la leçon enseignée par la femme, algérienne voilée au cours de la révolution tandis qu'elle. franchit les frontières manichéennes pour affirmer sa liberté. Dans l'essai de Fanon, « Algérie dévoilée », la tentative du colonisateur de dévoiler la femme algérienne ne transforme pas seulement le voile en symbole de résistance; il devient une technique de camouflage, un moyen de combattre - le voile dissimule les bombes. Le voile qui assurait autrefois la frontière de la maison - les limites de la femme - masque à présent la femme dans son activité révolutionnaire, reliant la ville arabe au quartier français, transgressant la frontière familiale et coloniale. Au moment où le voile est libéré dans la sphère publique, dans la circulation entre - et au-delà - des normes et des espaces culturels et sociaux, il devient l'objet d'une surveillance et d'une interrogation paranoïaques. Chaque femme voilée, écrit Fanon, est devenue suspecte. Et quand on ôte le voile pour pénétrer plus profondément dans le quartier européen, la police coloniale voit tout et rien. Une femme algérienne n'est jamais, après tout, qu'une femme. Mais la fidai algérienne est un arsenal, et dans son sac à main elle transporte ses grenades.

Se souvenir de Fanon est un processus d'intense découverte et de désorientation. Se souvenir n'est jamais un acte tranquille d'introspection ou de rétrospection. C'est une remembrance douloureuse, une remise en place du passé démembré pour faire sens du trauma du présent. C'est cette mémoire de l'histoire de la race et du racisme, du colonialisme et de la question de l'identité culturelle, que Fanon révèle avec plus de profondeur et de poésie que tout autre écrivain. Il atteint, me semble-t-il, à quelque chose de bien plus grand : car en percevant l'image phobique du Nègre, de l'indigène, du colonisé, profondément enclavée dans le modèle psychique de l'Occident, il offre au maître et à l'esclave une réflexion plus profonde de leurs interpositions, ainsi que l'espoir d'une liberté difficile, et même dangereuse : « C'est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c'est par une tension permanente de leur liberté que 'les hommes peuvent créer les conditions d'existence idéales d'un monde humain . » Cela mène à une méditation sur l'expérience de dépossession et de dislocation - psychique et sociale - sur la condition des marginalisés, des aliénés, de ceux qui doivent vivre sous la surveillance d'un signe d'identité et de fantasme qui nie leur différence. En déplaçant le cœur du racisme culturel de la politique du nationalisme à la politique du narcissisme, Fanon ouvre une marge d'interrogation qui provoque un glissement subversif d'identité et d'autorité. Nulle part cette activité subalterne n'est plus visible que dans son travail lui-même, où toute une série de textes et de traditions - depuis le répertoire classique jusqu'à la culture quotidienne, familière du racisme - rivalisent pour énoncer ce dernier mot qui reste non dit.

À mesure que des groupes culturellement et racialement marginalisés assument sans hésiter le masque du Noir, ou la position de la minorité, non pour désavouer leur diversité, mais pour annoncer audacieusement l'important artifice de l'identité culturelle et de sa différence, le besoin de Fanon devient urgent. À mesure que des groupes politiques issus d'horizons divers refusent d'homogénéiser leur oppression, mais en font une cause commune, une image publique de l'identité de l'altérité, le besoin de Fanon devient urgent - urgent pour nous rappeler cet engagement crucial entre masque et identité, image et identification, d'où vient la tension durable de nôtre liberté. et l'impression durable de nous-mêmes comme autres : « Qu'il s'agisse de parade [ ... ] dans le jeu de la lutte sous la forme de l'intimidation, l'être donne de lui, ou il reçoit de l'autre, quelque chose qui est masque, double, enveloppe, peau détachée, détachée pour couvrir le bâti d'un bouclier., C'est par cette forme séparée de lui-même que l'être entre en jeu dans ses effets de vie et de mort [ ... ]. »

Le temps est venu de revenir à Fanon; comme toujours, à mon sens, avec une question: comment le monde humain peut-il vivre sa différence; comment un être humain peut-il vivre Autre-ment?

 Homi K. Bhabha (Introduction à la version anglaise de Peau noire, Masques blancs)

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