« Identités et Culture. Politiques des Cultural Studies » (Note de lecture)

A l’heure où se développent en France les premiers cursus d’études culturelles inspirés des Cultural Studies anglophones et où les politiques de l’identité et des représentations suscitèrent un intérêt croissant, la publication de ce recueil de dix-sept essais classiques du sociologue britannique Stuart Hall constitue un détour nécessaire par les origines multiples et complexes de ce champ de réflexion.

 Intellectuel de renom international, Stuart Hall nous livre ici une généalogie critique des cultural studies, de leurs fondements théoriques marxistes et gramsciens à leur redéfinition des notions de "culture" et de "populaire", en passant par leur résistance aux disciplines classiques. Mettant en relief les préoccupations théoriques et politiques majeures des études culturelles, il interroge le concept d’ "identité" et ses déclinaisons (ethnicité, race, classe, genre, sexualité) et développe une théorie qui situe la culture au cœur même du processus de construction identitaire. Qu’il analyse la formation des cultures diasporiques, les politiques noires britanniques, les situations postcoloniales ou le concept de "multiculturalisme", Hall, professeur à l’Open University de Londres, éclaire d’une lumière singulière nombre d’enjeux centraux de la scène politique internationale contemporaine.

La généalogie critique des cultural studies que livre Hall dans la première partie de cet ouvrage relate les expériences théoriques, politiques, institutionnelles et pédagogiques des membres du Cccs ; intellectuel(le)s de gauche, minoritaires et/ou en position institutionnelle marginale, tentant d’articuler politique et théorie, refusant la verticalité de "l’expertise" et animés par une volonté de "faire la différence", d’intervenir efficacement dans le social, pour changer les relations de pouvoir. Une position engagée et excentrée, comme le relate Hall, par laquelle ils tendent à repenser la place du "public intellectual" selon le modèle de "l’intellectuel organique" de Gramsci, et en opposition aux postures objectivantes, surplombantes, universalisables et écrasantes des savoirs d’autorité.

  La politique de la signification

Le récit que fait Hall des rapports conflictuels et fructueux du couple cultural studies/marxisme – et des évolutions du concept d’idéologie en leur sein, dans les première et seconde parties du présent recueil – met notamment en lumière l’ancrage politique majeur (et trop souvent oublié) des études culturelles. Si le voyage des cultural studies de Birmingham à Berkeley fut incroyablement productif, l’oubli en chemin de Marx (sans doute troqué pour Lacan) eut tendance à éloigner les chercheurs et chercheuses de questions déterminantes pour la puissance d’agir – l'agency – des minorités économiques ou sociales. Comme le note Tod Gitlin, aux Etats-Unis, le cantonnement de la pensée radicale de gauche aux seuls campus était sans doute une erreur stratégique puisque lorsque la gauche "gagnait du terrain dans le(s) départements d’anglais, la droite s’emparait de la Maison Blanche."

Le détour par les théories de Hall – sa compréhension des cultural studies comme travail critique et politique – pourrait certainement nous permettre de re-politiser un champ parfois trop prompt à valoriser la "résistance des lecteurs et des publics" sans prêter l’oreille à ce que ces lectures négociées ou oppositionnelles disent plus largement de l’état politique et social d’une société donnée. A l’inverse de certaines exégèses dont la textualité  est totalement déconnectée du "dirty outside world", le matérialisme culturel de Hall, toujours attentif aux contingences économiques, historiques et politiques, tend non pas à doter le lecteur d’une puissance d’agir de papier, mais à prendre en considération la pluralité des voix et des lectures qui composent et saturent la culture.

La culture, selon Hall, n’est pas un espace univoque mais un lieu où se jouent et rejouent des affrontements symboliques et où des idéologies de classe, race, ethnicité, sexualité, nationalité ou genre tentent d’imposer leur hégémonie face à des minorités qui luttent discours au poing, traduisant toujours en d’autres langues – forcément hybrides et sans origine – les termes selon lesquels ils sont représentés. Cette compréhension de la culture comme espace d’une lecture interprétative, ce qu’il appelle "la politique de la signification", ouvre la voie à une analyse des relations de pouvoir (au sens de Michel Foucault) qui, au sein d’une culture donnée, voient s’affronter différents codes d’interprétation, différents régimes discursifs ou de vérité.

Les études culturelles nous invitent à devenir des lecteurs politiques, à décoder, par exemple, les diverses formes d’idéologies racistes qui parcourent les médias de masse, à décentrer le sujet hégémonique qui valorise la "diversité", mais ne reconnaît pas que son anglicité ou sa francité est une ethnicité, à situer les points de vue, les analyses et les savoirs ou encore à évaluer le jeu des forces qui s’affrontent sur le terrain de la culture populaire. Avec la question de l’identité et des politiques de la représentation, soulevée dans la troisième partie du livre, Stuart Hall souligne la fonction constitutive de la culture, le rôle productif qu’elle joue dans la formation des identités. Par là, il nous rappelle notamment à quel point les cultures populaires, vernaculaires, diasporiques ou non-canoniques ont une place centrale dans la constitution, dissolution, désarticulation et réarticulation des identités contemporaines. Une théorie de l’identité et de la représentation qui devrait trouver de nombreux terrains d’application en ces temps de débats passionnés et polémiques au tour de la représentation des "minorités visibles", de la crise de la définition de l’identité française face aux cultures diasporiques ou des critiques de l’hypervibilité gay.

  Le fardeau de l’homme Noir 

Identités et cultures se clôt sur une partie d’épilogue, composée de deux textes relativement récents, "Quand commence le postcolonial ?" (1996) et "La question multiculturelle" (1999). Celle-ci ouvre la voie vers le large débat actuel sur les questions de la mémoire, des politiques d’identités minoritaires et des modalités de mise en œuvre du multiculturalisme dans les sociétés multiculturelles où les réminiscences des discours coloniaux piègent encore les discours. Là encore, les réflexions de Hall sur la Grande Bretagne résonnent singulièrement avec le passé et le présent d’une France aux prises avec les affres de l’éclatement du modèle universaliste, de la remise en cause de l’hégémonie de l’identité blanche française, et hantée – malgré son oscillation entre amnésie et réécriture scandaleuse de l’histoire de la nation – par ses fantômes (post)coloniaux. Les travaux de Hall sont au plus près des tensions qui agitent la seconde modernité, celle qui selon lui aurait vu naître la septième mondialisation et l’émergence des cultures diasporiques. L’articulation d’un discours critique, politique et réflexif sur ce moment charnière de la postmodernité constitue sans aucun doute l’un des défis majeurs que Stuart Hall nous invite à relever.

L’auteur souhaite s’absoudre lui-même des nombreux fardeaux de la représentation que nous supportons tous. Pour sa part, il en supporte au moins trois : on attend de lui qu’il parle au nom de l’ensemble de la race noire avec toutes les questions critiques, théoriques, etc, puis, parfois, au nom de la politique britannique, et enfin au nom des cultural studies. C’est ce qu’on appelle le fardeau de l’homme Noir et il voudrait s’en décharger. Paradoxalement, cela suppose de parler de manière autobiographique. On considère que l’autobiographie est une captation de la force de l’autorité de l’authenticité.

Les cultural studies sont une formation discursive, au sens de Foucault. Elles n’ont pas de point d’origine unique, même si certains d’entre nous étaient effectivement présents quand elles se nommèrent ainsi pour la première fois. Nombre des réflexions dans lesquelles elles se sont développées étaient déjà présentes, d’après ce qu’il en sait, dans les travaux d’autres auteurs comme Raymond Williams.

Les cultural studies constituent un champ disciplinaire organisé. Il y a ici une tension entre le refus de clore un champ et de l’organiser, et, en même temps, la volonté de définir certaines positions et de les défendre. C’est de cette tension – de cette approche dialogique de la théorie – qu’il veut essayer ici, de plusieurs manières, de rendre compte. Il ne pense pas que le savoir soit clos, mais il croit que toute politique est impossible sans ce qu’il appelle la "clôture arbitraire" ; sans ce Homi Bhabha appelait la puissance d’agir (agency) sociale en tant que clôture arbitraire.

  Les insuffisances théoriques et politiques du marxisme

 Stuart Hall choisit une manière d’aborder la question de la "mondanité" (worldliness) des cultural studies, pour emprunter un terme cher à Edward Saïd. II ne s’attardera pas ici sur les connotations profanes de cette métaphore de la "mondanité", ni sur la "mondanité" des cultural studies. Il s’étendra plutôt sur leur "saleté" : la saleté du jeu sémiotique, s’il peut le formuler ainsi. Il essaie de faire revenir le projet des cultural studies, de l’altitude épurée du sens, de la textualité et de la théorie, vers quelque chose qui se situerait dans quelques obscurs bas-fonds. Cela passe par un exercice difficile : l’examen de certains tournants ou moments théoriques clefs des cultural studies.

Stuart Hall est venu aux cultural studies par la New Left, et celle-ci a toujours considéré le marxisme comme un problème, comme un danger, comme quelque chose de dérangeant, jamais comme une solution. Sa propre formation politique s’est constituée à un moment de l’histoire qui ressemble beaucoup à celui que nous vivons aujourd’hui – dont il est étonné qu’il ait été si peu questionné -, c’est-à-dire le moment de la désintégration d’un certain type de marxisme. En réalité, la première New Left britannique est apparu au moment de la désintégration de tout un projet historico-politique. En ce sens, il est venu au marxisme à l’envers : contre les chars soviétiques à Budapest, pour ainsi dire. Ce qui ne signifie qu’il n’ait pas été profondément influencés, et que les cultural studies n’aient pas, dès l’origine, été influencées par les questions que soulevait alors le marxisme en tant que projet théorique : le pouvoir ; l’emprise globale du capital et son aptitude à faire l’histoire ; la question de classe ; les relations complexes entre le pouvoir (terme plus facile à utiliser dans les discours sur la culture que l’exploitation) et l’exploitation ; la question d’une théorie générale qui pourrait, de façon critique, rassembler dans une réflexion citrique différents aspects de la vie, la politique et la théorie, la théorie et la pratique, les questions économiques, politiques et idéologiques, etc. ; enfin, la notion de savoir critique lui-même, et la production de savoir critique en tant que pratique. Ces questions importantes, voire centrales, reflètent ce que voulait dire travailler dans un domaine proche du marxisme, travailler sur le marxisme, travailler contre le marxisme et avec lui, ou s’efforcer de le développer.

Il n’y eut jamais de moment premier où les cultural studies et le marxisme se seraient parfaitement accordés théoriquement. Dès les commencements (pour utiliser un moment cette manière de parler) se posa toujours déjà la question des grandes insuffisances théoriques et politiques du marxisme ; il eut toujours déjà des silences retentissants, ses faux-fuyants, et toutes ces choses dont Marx ne parlait pas, ou qu’il semblerait ne pas comprendre, et qui furent son objet privilégié d’études : la culture, l’idéologie, le langage, le symbolique. Et il y avait toujours déjà, à leur place, toutes ces choses qui avaient enfermé le marxisme dans un seul mode de pensée, dans une seule activité de pratique critique : son orthodoxie, son caractère doctrinal, son déterminisme, son réductionnisme, son immuable loi de l’histoire et son statut de méta-récit. Cela veut dire que la rencontre des cultural studies britanniques et du marxisme doit d’abord être comprise comme un engagement non pas avec une théorie, mais même avec une problématique, mais avec un problème.

Cela a commencé, et s’est poursuivi ensuite, avec la critique d’un certain réductionnisme et d’un certain économisme, qui n’est pas selon lui, extrinsèque au marxisme ; par une contestation nécessaire et indéfiniment prolongée avec la question de la fausse conscience. Quant à lui, il lui fallait passer par une contestation inaboutie du profond eurocentrisme de la théorie marxiste. Il entend être précis sur ce point. Il ne s’agit pas seulement du lieu où Marx est né, et ce dont il a parlé, mais du modèle qui est au centre des développements les plus élaborés de la théorie marxiste, selon lequel le capitalisme évolue organiquement à l’intérieur de ses propres transformations. Alors qu’il vient, lui, d’une société où le tissu profond de la culture, de l’économie et de la société capitaliste a imposé par la conquête et la colonisation. Il s’agit d’une critique théorique et non pas ordinaire. Il ne reproche pas à Marx d’être né là où il est né ; il interroge la théorie à cause du modèle autour duquel elle s’articule : l‘eurocentrisme.

Cet ouvrage est d’une grande densité. Il contient des réflexions fort pertinentes et fécondantes sur les sciences sociales qui devraient être élaborées par les chercheurs originaires des pays non occidentaux.

 Amady Ay Dieng

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