De l' « interlocuteur »

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« Je suis frappé par le fait que la notion d' « interlocuteur » est à ce point instable qu'elle se divise, de façon assez spectaculaire, en deux sens fondamentalement divergents. D'une part, elle retentit dans un contexte de conflit colonial, qui voit les colonisateurs chercher un interlocuteur valable, et les colonisés avoir, de façon croissante, recours à des solutions de plus en plus désespérées alors qu'ils essaient d 'abord de rentrer dans les catégories posées par l'autorité coloniale puis, reconnaissant qu'un tel processus est voué à l'échec, décident que seule leur propre force militaire obligera Paris ou Londres à les considérer comme des interlocuteurs sérieux.


 Un interlocuteur, dans la situation coloniale, est donc par définition soit quelqu'un qui est docile et appartient à la catégorie de ceux qu'en Algérie les Français appelaient évolué, notable, ou caïd (le mouvement de libération a choisi de désigner cette classe comme celle des beni-wéwé, c'est-à-dire des indigènes à la botte de l'homme blanc) ; soit quelqu'un qui, comme l'intellectuel indigène de Fanon, refuse simplement de parler, décidant d'une riposte radicalement antagoniste, peut-être violente, est la seule interlocution possible avec la puissance coloniale.

L'autre sens du mot « interlocuteur » est largement moins politique. Il provient d'un environnement presque entièrement universitaire ou théorique, et évoque le caractère contenu, à la fois calme et aseptisé, d'une réflexion purement abstraite. Dans ce contexte, l’interlocuteur est quelqu'un qui a peut être été découvert vociférant à la porte, là où, d'un point extérieur à une discipline ou à un domaine, il a fait un tapage si inconvenant qu'on l'a laissé entrer, après avoir fait vérifier par le vigile qu'il ne portait pas d'armes ou de pierres sur lui, pour poursuivre la discussion .

Ce résultat civilisé fait penser à un certain nombre de corrélatifs théoriques à la mode, par exemple le dialoguisme et l'hétéroglossie de Bakhtine, la « situation idéale du discours » de Jurgen Habermas, ou la description faite par Rorty (à la fin de Philosophy and the Mirror of Nature) de philosophes discourant avec animation dans un salon joliment meublé.

Si cette définition d'un interlocuteur apparaît quelque peu caricaturale, elle a au moins le mérite d'admettre l'annexion et la cooptation dénaturantes qui sont, me semble-t-il, requises pour que que de telles interlocutions aient lieu. Ce que j'essaie de dire, c'est que le genre d'interlocuteur récuré, désinfecté, est une créature de laboratoire ayant des rapports supprimés, et donc falsifiés, avec la situation urgente de crise et de conflit qui a attiré l'attention sur elle dans un premier temps.

Ce n'est que lorsque des figures subalternes, comme les femmes, les Orientaux, le Noirs et autres « indigènes » eurent fait assez de bruit qu'elles furent remarquées, et invités à entrer, si je puis dire. Avant cela, elles étaient plus ou moins ignorées, comme les domestiques dans les romans anglais du XIXe siècle, présents, mais jamais pris en compte, sauf en tant qu'élément utile faisant partie du cadre. Convertir ces figures en sujets de discussions ou domaines de recherche, c'est nécessairement leur conférer, un statut fondamentalement et constitutivement différent... »

(Edward Saïd, Représenter le colonisé : les interlocuteurs de l'anthropologie in Réflexions sur l'exil)

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