Quinze ans déjà, 15 ans de scène, ponctués de 4 albums, d’un film, d’un court métrage sélectionné à Cannes. Elle court, elle court la Rumeur, hors des sentiers rebattus du rap français. Leur dernier album, Tout brûle déjà, vient de sortir, et il ne déroge en rien à la qualité habituelle des productions de ce groupe atypique.
Un album incandescent, profondément politique et socialement construit. Un rap bourdieusien (si, si ça existe), qui déconstruit l’esprit de domination de ce monde : néocolonialisme, racisme d’Etat ou des élites, stratifications sociales et spatiales…tout est analysé, découpé au scalpel sur un flow calibré et des arrangements au cordeau. Loin du rap « pimp », people et pipeau, La Rumeur impose un style politique, réfléchi et lucide. Et il pousse l’honnêteté jusqu’au bout puisque leur label, La Rumeur Records propose l’album pour moins de 7 euros tandis que les places de leur concert à L’Olympia en novembre prochain sont comprises entre 25 et 30 euros. Avec cet album, La Rumeur démontre que décidément il fait déjà partie des légendes urbaines…
Pourquoi ce titre Tout brûle déjà ?
On a toujours eu des titres en adéquation avec le climat social ; le précédent s’appelait Du cœur à l’outrage…c’est une réponse au quinquennat, voire aux 10 années qu’on vient de vivre avec un climat délétère, raciste…un constat amer qu’on est déjà au-delà du rattrapable.
L’album semble plus accessible musicalement que les précédents ? Etait-ce- une volonté claire et affirmée dès le départ ou cela s’est-il fait au fur et à mesure de la composition ?
Non c’est un choix volontaire dès le début. On écoute énormément de rap, on reste en éveil par rapport à ce qui se fait de nos jours, de l’air du temps ; et effectivement la musique, dans cet album, est moins oppressante, moins anxiogène, il y a plus d’aération, de respirations musicales. A travers plusieurs étapes, on a essayé de se renouveler, de prendre des risques. De toute façon, on a toujours été très méticuleux par rapport à l’agencement des sons, aux choix des instruments, des arrangements, et à la façon dont l’album est produit. On écoute ce qui se fait et on voit l’évolution du rap ; on s’inscrit aussi dans cette évolution car on n’a pas la prétention d’être restés bloqués dans une époque et de ne pas nous renouveler.
Le rap actuel donc c’est plus de mélange, d’ouverture à d’autres sons, styles ?
Le rap évolue aussi, et c’est aussi le rappeur qui fait le morceau ; chacun a son flow, on a le nôtre aussi, qui est comme une empreinte ; mais on reste constants dans cette évolution. Il s’agit de créer son empreinte originale, et de ne pas juste vouloir faire tout comme ce qui se fait aux Etats unis avec une diction artificielle, shamalow. On estime que le fond ne va pas sans la forme et l’inverse est vrai aussi.
Vous avez défini votre rap comme le rap d’un fils d’immigré. Pourriez-vous nous expliquer ce que cela implique ?
On a choisi cette formule en pied de nez à la notion de rap français ; on a des thématiques nettes : l’immigration, la colonisation, les quartiers populaires. On met aussi dans cette formule une sorte d’arrogance. On a une histoire particulière à raconter, celle de nos parents de nos grands-parents. Et on estime simplement qu’on n’a rien à faire dans les cases où l’on veut nous enfermer de force.
Ce qui revient aussi quand on évoque La Rumeur c’est rap intellectuel ? Vous êtes d’accord avec cela ?
Médiatiquement c’est aussi l’image qu’on veut nous coller. Effectivement on a fait des études mais le propre d’un rappeur c’est de savoir écrire. Bizarrement, quand on interroge d’autres artistes avec d’autres styles musicaux, on ne leur sort pas leur pedigree. Pourquoi avec nous il y a toujours ce lien qui est fait ? On n’est pas là pour faire l’étalage de nos diplômes. Quel est le but de tout ça ? Encore avoir des Noirs ou des Arabes de service ? Essayer de nous détacher de la base, ou nous enfermer dans une espèce d’élitisme. Et puis, c'est méprisant pour les autres rappeurs. On n’a pas l’impression de faire du rap intello, ou du rap conscient ; rap conscient, c’est même plutôt redondant comme expression : le rap est toujours conscient.
A l’écoute de l’album, deux impressions : celle du temps qui file et celle d’une immobilité dans l’espace avec souvent des références à l’enfermement. Sur l’album cela donne une musique fluide, des arrangements souples et des mots pesants, martelés. C’est volontaire ou c’est juste une impression personnelle ?
Oui, le temps qui file se ressent sur cet album. Cela fait 5 ans qu’on n’avait pas sorti d’album, on a changé, on a mûri ; certains sont devenus père de famille. On regarde les choses avec un œil plus averti. Mais le constat reste pessimiste d’où cette impression de mots pesants. Par exemple, le morceau Périphérie au centre, on a l’impression d’écouter ce morceau comme dans un tunnel, en filant à 100 à l’heure, mais ça reste un tunnel…Et l’enfermement est une notion dont on a été imprégnés, ne serait-ce que l’enfermement dans le regard de l’autre. Quand on vient d’un quartier populaire, on connaît les difficultés d’accès, voire d’impossibilité d’accès à la culture, à la connaissance, ou tout simplement à certains quartiers de Paris…on le voit et on essaye de le retranscrire.
Le harcèlement judiciaire dont vous avez été victimes pendant 8 ans a-t-il changé quelque chose dans votre façon d’écrire ? (NDLR : L’affaire a débuté en juillet 2002. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, dépose une plainte contre Hamé. Le rappeur est accusé de « porter atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale ». L’objet du délit est un article où Hamé écrit : « Les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété. ». S’ensuivront 8 ans de procès et une relax pour le groupe)
Ce procès a été comme une seconde peau. Et cet album est l’album qui tourne enfin la page de nos ennuis judiciaires, même si on en sort un peu amers Cela a accompagné nos vies, notre façon d’écrire. Nous sommes des artistes et ce n’est pas notre vocation d’aller répondre de nos propos devant des tribunaux. Mais on s’est défendu, la tête haute : on a ouvert un débat salubre…
J’ai eu l’impression que certains médias ont essayé de vous ériger en victimes emblématiques des années Sarkozy ? Comment voyez-vous cela ?
Pour certains médias, il s’agit surtout de trouver une espèce d’appui pour justifier qu’ils puissent taper sur le président. A un moment ils lui ont servi la soupe, du temps où il était puissant. Mais au moment du procès, on était assez seuls, quelques médias seulement ont relayé le procès. Et quand on a été relaxés, peu en ont parlé…
Justement votre regard sur ces présidentielles ?
Pas de surprise. Rien de nouveau. Le climat est au racisme décomplexé. Un racisme tranquille, qui s’exprime maintenant partout. Tout brûle déjà, que Hollande passe ou pas, cela ne changera pas grand-chose à nos vies. La gauche au pouvoir ce ne sera pas mieux, mais ce sera moins pire…
Vous vous diversifiez, cinéma, maison d’édition ? Vous souhaitez vous exprimer au maximum ?
On voulait depuis longtemps toucher à l’image. On a écrit un film pour Canal plus, De l’encre, qui a reçu un bon accueil et qui a été montré à New York. Un court métrage de Hamé a été sélectionné à Cannes et nous lançons une maison d’édition pour éditer des nouvelles, des chroniques, qu’elles soient de nous ou de jeunes auteurs.
Vos projets de scène ?
On va faire l’Olympia le 8 novembre ; on est un groupe de scène, c’est par là qu’on s’est fait connaître, qu’on a existé et fidélisé notre public. On s’est toujours inscrits contre les schémas de production des maisons de disques ou des radios nationales ; ce sont des schémas tout tracés, avec des directives de radios qui formatent le rap sans légitimité et qui avaient le prétention de nous imposer leur volonté. On les a envoyé balader. Ces radios qui soi-disant diffusent du rap maintiennent la tête des « petits frères » sous l’eau avec un vocabulaire ordurier et des stéréotypes. On n’est pas dans ça : on vient de la scène, elle nous a faits.
Mais comment avez-vous résisté à cela ?
En allant sur le terrain de la scène tout simplement, en rencontrant notre public ; et là on ne peut pas tricher. On remplit des salles sans avoir besoin de ces relais. On a voulu développer La Rumeur comme une marque identifiable, et c’est ce qui nous a permis de résister à la censure ou au boycott. Et l’Olympia aujourd’hui c’est une espèce de consécration.
Hassina Mechai
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