De la notion d'« Occident » comme aporie...

Pourriez-vous nous donner une définition précise du mot "Occident" ? Représente-t-il l'origine d'une civilisation ou simplement la délimitation d'une zone géographique du passé ?

Bertrand Badie : Justement, c'est bien là que le bât blesse. Il est tout simplement impossible de donner une définition transhistorique de l'Occident. Il faut considérer cette notion comme le produit d'un imaginaire qui s'inscrit en même temps dans un ensemble de stratégies d'acteurs et dans des contextes qui, évidemment, sont changeants. L'idée d'Occident remonte à la chrétienté médiévale. Elle décrivait alors une civilisation d'essence religieuse organisée autour de la papauté. Elle se précisait au moment du grand schisme lorsque l'Orient décrivait celui-ci et rejetait le monde occidental dans la partie ouest de l'Europe qui demeurait romaine.

Mais l'Occident a pris une configuration nouvelle avec la Réforme, la Renaissance puis les Lumières. On distinguait alors un savoir philosophique qui se construisait autour de l'idée de raison pour aboutir à la construction en même temps d'une civilisation juridique et scientifique. Puis, troisième incarnation, l'Occident s'est mis à désigner un "standard de civilisation", c'est-à-dire dérivant des Lumières une conception de la politique et de la société prétendant à l'universel et s'incarnant en même temps dans la démocratie qui se construisait et l'Etat de droit qui se parachevait. Paradoxalement, ces deux idées offraient à l'Occident un brevet de supériorité qui lui ouvrait le champ d'un messianisme et d'un même mouvement qui le portait à une colonisation qui se voulait émancipatrice.

Puis, l'Occident eut à rencontrer les totalitarismes issus du marxisme soviétique, puis du marxisme chinois : il incarnait alors, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le camp de la liberté face à celui du collectivisme. Avec la chute du "Mur", l'Occident perdait de son identité : il n'avait plus d'ennemi et retrouvait sa vision antérieure de l'altérité.

Celle-ci était faite d'un monde qui n'avait pas achevé sa construction économique, sociale ni politique. L'Occident se définissait alors non plus "en face", mais "au-dessus". Ce pari risqué est la marque des incertitudes qui pèsent aujourd'hui sur cette notion, d'autant plus fortes que l'absence d'ennemi frontal, alliée à la crise, aggrave les divisions entre Etats réputés occidentaux, aiguise les approximations sur les délimitations et les marges et jette enfin beaucoup de flou sur ce qui fait l'identité de l'Occident aujourd'hui. S'agit-il d'un néolibéralisme mal en point, d'une démocratie qui donne des signes d'essoufflement, d'une religion qui l'opposerait à toutes les autres, d'un ensemble géographique sur lequel personne n'est d'accord ?

Pensez-vous que la civilisation occidentale existe de nos jours, au sens de la définition d'Huntington dans son livre Le Choc des civilisations ?

Bertrand Badie : Non, la civilisation occidentale n'existe pas, et n'a jamais existé, surtout dans le sens que lui donne Huntington. D'ailleurs, cette remarque vaudrait pour tous les autres imaginaires civilisationnels qu'on cherche à forger. Ce qui existe - et existe depuis bien longtemps -, c'est la volonté politique de promouvoir cette idée comme ciment d'une alliance et comme désignation d'une altérité.

Répondre à la question "Qui suis-je ?" revient éternellement à concevoir des critères de distinction qui n'ont rien de naturel, mais qui se construisent au gré des situations politiques. Ainsi, selon les humeurs politiques et diplomatiques, la Russie était-elle dans ou hors de l'Occident ; l'Europe centrale et l'Europe de l'Est en était ou n'en était pas ; se posait ou ne se posait pas la question du rattachement de l'Amérique latine à l'ensemble occidental ; aujourd'hui, certains font du Japon une forme d'Extrême-Occident... Face à des notions si lourdes et si vastes, la meilleure des questions est encore de se demander pourquoi et comment elles ont été construites, contestées, puis refaçonnées.


 Le concept d'"Occident" est-il fondamentalement lié à cette politique de domination du monde avec en vitrine, le progrès technique et la liberté des individus et en arrière-boutique l'imposition de valeurs et de croyances ? D'où ses limites et la répulsion qu'il suscite...

Bertrand Badie : C'est bien là le risque. Lorsqu'on se construit et qu'on se pense comme un ensemble donné, on définit fatalement une altérité qui devient très vite une distinction. Autant dire qu'une construction de cette nature se passe difficilement d'une invention de l'idée d'ennemi dont elle devient très vite solidaire, et même d'une idée de domination vers laquelle elle tend d'autant plus qu'elle prétend à des vertus messianiques.

Inimitié et messianisme ont toujours été dangereusement mêlés à l'idée d'Occident, d'où le péril que vous dénoncez, évidemment difficile à éviter. Ou faudrait-il alors que la civilisation qui se pense soit dénuée de toute prétention universalisante, ce qui se retrouve dans certaines histoires, comme par exemple celle de la Chine impériale, mais qui est à l'exact opposé de cette double source de l'Occident, le christianisme et les Lumières.

La différence de valeurs (démocratie, liberté) entre l'Occident et d'autres civilisations (La Chine notamment) ne condamne-t-elle pas par avance la mise en place d'une véritable gouvernance mondiale à la fois économique et sociale ?

Bertrand Badie : Vous avez raison de poser ce problème. Dès qu'on découvre le besoin de gouvernance mondiale (et c'est bien le cas aujourd'hui), on doit nécessairement penser celle-ci au-delà de toute fragmentation culturelle. Ce qui ne signifie nullement abolir ni ignorer les cultures : simplement, ne plus les tenir pour les principes organisateurs du jeu international.
La difficulté tient à la complexité des histoires. Notre aventure européenne s'est constituée dans la confrontation : c'est celle-ci qui a conduit à la fragmentation du Vieux Continent en un grand nombre d'Etats qui se sont construits en s'opposant, en se distinguant et donc, en exacerbant leurs différences culturelles.

Projetée au plan mondial, cette méthode conduit tout droit au "choc des civilisations", ce qui explique en partie l'importance politique des clivages culturels aujourd'hui, et leur pérennisation. D'autant plus que cette emblématisation de la culture européenne rencontrait d'autres prétentions universalistes, notamment celles de l'Islam. Le système international contemporain s'est donc construit dans un affrontement des valeurs qui affaiblit tout projet de gouvernance globale. Encore faut-il nuancer légèrement cette affirmation : ce ne sont pas les valeurs qui font les différences, mais les usages et les interprétations que les acteurs politiques ne manquent pas d'en donner.

Pour sortir de ces impasses, il faut concevoir aujourd'hui la gouvernance mondiale non pas comme une négociation perpétuelle entre systèmes culturels imaginés et instrumentalisés, mais comme un mode de régulation autour d'enjeux et de biens communs. Ce refus de voir comment l'humanité se redéfinit autour d'enjeux partagés, notamment ceux de la sécurité humaine, conduit non seulement aux impasses que nous connaissons, mais aussi aux impératifs de domination là où celle-ci est de plus en plus coûteuse pour tous, et aux réflexes de contestations et de déviances, rémunérateurs à court terme pour ceux qui sont frappés de frustration, mais sources évidentes d'immobilisme et de blocage.


Le messianisme dont vous parlez est-il forcément un mal pour le monde ? Vouloir prétendre à l'extension des "valeurs" occidentales, bien qu'on n'en puisse définir réellement la teneur, ne serait-ce pas seulement la volonté d'étendre une certaine forme d'humanisme hérité des Lumières au monde ? On pense aux révolutions arabes, assoiffées de démocratie, prenant la France et les pays européens en symbole dans leur révolte...

Bertrand Badie : N'engageons pas le débat sur le fond, c'est-à-dire sur la nature des valeurs mentionnées. Il est difficile, hors d'un discours philosophique, qui n'est pas mon propos, de se prononcer sur la réelle essence universelle des valeurs prônées par chaque culture.
En revanche, un point est sociologiquement évident : toute valeur énoncée comme provenant du dehors, de l'autre, surtout lorsqu'il est plus puissant, n'a que très peu de chance d'être pensée comme universelle par celui qui la reçoit passivement. Elle est immédiatement assimilée à une forme plus ou moins perverse de domination. Sur un plan philosophique, le jugement peut être erroné. Sur le plan social et politique, il est évident et banal.

La démocratie ne peut s'installer hors de l'Occident que si elle est reconstruite, réappropriée par ceux auxquels elle s'adresse, et surtout si elle est repensée en fonction de l'histoire et des contraintes immédiates du pays concerné. On l'a vu récemment dans le monde arabe comme en Afrique : le placage du jeu électoral n'a abouti qu'à des formes apparentes de démocratie qui risquent même durablement de se transfigurer en un nouvel autoritarisme. Ce que le "printemps arabe" a signifié n'était pas simplement l'apprentissage par les peuples concernés du droit constitutionnel occidental : c'était beaucoup plus. Quelque chose qui venait des profondeurs de la nature humaine, à travers la volonté affirmée de retrouver sa dignité.

En fait, c'était un sentiment qui ressemblait beaucoup à ce qui animait les mouvements sociaux prérévolutionnaires et immédiatement antérieurs à la Révolution française. A cette dignité se joint une autre idée universelle, celle du contrat social, c'est-à-dire du choix libre de vivre ensemble et de concevoir une coexistence qui est à la base de l'art politique. Ce n'est qu'en acquérant cette dignité et en accomplissant ce contrat social qu'on peut amorcer l'aventure subséquente de la construction démocratique, et c'est à cette condition expresse que celle-ci atteint le niveau de sincérité dont elle a besoin pour se réaliser. Sinon, on est dans le placage, dans l'octroi, dans le mimétisme... Autant de formules qui ont largement échoué avec la décolonisation.


Aujourd'hui, le concept d'"Occident" n'est-il pas synonyme de repli et d'approche défensive sur fond de déclin de l'Occident face à la mondialisation et à la poussée ou revanche des émergents ?

Bertrand Badie : C'est très bien vu. Peut-être l'Occident a-t-il eu du mal à se refaire lorsqu'il a perdu un ennemi d'autant plus utile qu'il exprimait une identité totalitaire et négatrice des libertés. En décidant de garder son identité politique active à travers notamment le maintien de l'Alliance atlantique, l'Occident prenait mécaniquement un double risque : celui de ne plus exister comme résistance au "mal", et donc de devoir survivre en dominant ; celui de devoir à tout prix s'inventer de nouveaux ennemis au moment même où la mondialisation, sans abolir la violence, défait la notion frontale d'ennemi et celle, ancienne, de rivalité entre gladiateurs de même poids.
D'où cette course effrénée vers la stigmatisation de "rogue States", qui oubliait simplement que ceux-ci ne pouvaient plus être conçus comme des ennemis de même poids, mais comme des facteurs de "nuisance" qu'on s'épuise à combattre en affirmant une domination militaire qui perd son efficacité.

Y a-t-il des discordes au sein de l'Occident qui font que son unité est aujourd'hui remise en cause ? Pourquoi le monde nous voit-il comme "uni" ?

Bertrand Badie : J'adhère volontiers à ces deux questions, qui ne se contredisent nullement. D'une part, les facteurs de fragmentation ne cessent de se renforcer au sein même de ce qui était autrefois le "bloc" occidental. C'est normal : la disparition d'un ennemi frontal a renforcé l'autonomie des politiques étrangères et des politiques de sécurité. A cela s'ajoute l'effet de la crise, qui a renforcé les nationalismes et l'instinct de compétition, voire du chacun-pour-soi, entre les principales puissances occidentales.

D'autre part, la mondialisation a fait son œuvre un peu partout, et les effets de fragmentation que je décrivais à propos du camp occidental se généralisent à l'ensemble du monde. Mais dans ce vaste processus d'émiettement, le monde occidental est aisément perçu à l'extérieur comme un ensemble uni : d'abord par l'effet de la domination qu'il exerce tant sur le plan économique que culturel, ensuite par sa supériorité militaire actualisée par la seule véritable alliance qui subsiste aujourd'hui, enfin par sa tentative réussie de se construire en oligarchie active à travers des instances comme le G8 et ses innombrables clubs et groupes de contact qu'il suscite et qu'il contrôle à tout propos.

Autant de maladresses diplomatiques qui n'aboutissent pas, qui abîment son image et qui suscitent la méfiance. Surtout que face à elles, les "diplomaties émergentes" agissent avec plus de discrétion, et souvent avec davantage d'atouts.

La Syrie est dans une situation sans précédent. Autant dire que l'Occident a échoué aujourd'hui, échoué dans le sens où il n'arrive pas finalement à imposer son système de "valeurs" particulièrement lorsque l'on voit à quel point le gouvernement est ancré... Qu'en pensez-vous ?

Bertrand Badie : Je crois qu'effectivement le drame syrien, particulièrement épouvantable et éprouvant, montre non pas les limites de l'Occident, mais celles de la manière dont il a conçu son action internationale. La racine de cet échec se trouve incontestablement dans les maladresses de l'intervention en Libye. On avait peut-être trouvé le 17 mars 2011 les composantes optimales d'une intervention humanitaire multilatérale, là où se jouait un drame pressant. En transfigurant cette intervention multilatérale en intervention de l'OTAN, et cette action humanitaire en cobelligérance, on est passé durablement à côté de ce qui aurait pu être un précédent emblématique de régulation mondiale d'une crise locale.

A force de ne pas comprendre qu'on est dans la mondialisation, c'est-à-dire dans un jeu universel, les puissances occidentales reproduisent les pratiques du congrès de Vienne, s'isolent, se réduisent à l'impuissance, et bloquent l'invention des formes modernes de diplomatie et de régulation.
Du coup, le cas syrien est devenu celui d'un banal affrontement entre les puissances occidentales impuissantes et les grandes puissances extraoccidentales qui veulent à tout prix les contenir dans ce statut. Le peuple syrien en fait les frais et la diplomatie n'a que le verbe pour se manifester.


Y aura-t-il un risque d'affaiblissement accéléré de l'Alliance atlantique dans la mesure où les Etats-Unis mettent leur centre de gravité de plus en plus net vers le Pacifique ?

Bertrand Badie : L'affaiblissement de l'Alliance atlantique n'est pas programmé : il est déjà réalisé et dès la décennie qui a suivi la chute du "Mur". Cette Alliance était constituée dans une ambiance précise, face à une menace évidente et clairement désignée. Elle correspondait à un espace de sécurité collective nettement délimité. Aujourd'hui, elle est toujours à la recherche de son identité, malgré des efforts apparents de redéfinition de son concept stratégique, notamment lors du sommet de Lisbonne, il y a deux ans. Perdant son identité géographique, elle se retrouve loin de l'océan qui avait inspiré sa création, aujourd'hui dans le Pamir et dans le golfe d'Aden, demain peut-être au Sahel ou dans la corne de l'Afrique... Pour demeurer, elle a besoin de se définir des ennemis, c'est-à-dire de conflictualiser des dossiers au lieu de contribuer à les résoudre. Elle est une magnifique machine à alimenter les relations "amis-ennemis", celles-là même que la mondialisation tend à dépasser.

L'Occident est-il alors une menace pour la paix mondiale ?

Bertrand Badie : L'Occident en tant que tel, bien sûr que non, compte tenu de tout ce que je viens de dire sur sa nature imaginaire. Mais les usages politiques et militaires qu'on en fait, évidemment, oui... La mondialisation n'a rien à voir, certes, avec un monde de paix. La violence y est peut-être plus élevée qu'auparavant et connaît en tout cas des manifestations d'une tout autre nature (insécurité alimentaire, violences urbaines, etc.). Si, maintenant, on capte toutes ces violences pour les inscrire dans une dynamique qui ressemble à celle de Clausewitz, si on cherche à faire entrer ces violences nouvelles dans les vieux schémas schmittiens opposant l'ami et l'ennemi, on surajoute aux insécurités inédites, on crée de la défiance, de la frustration, de l'humiliation, et on n'avance pas d'un pouce vers la solution des problèmes nouveaux.
En cela, ces rémanences sont pourvoyeuses d'insécurité : c'est vraiment dommage que les débats politiques, y compris ceux de la dernière élection présidentielle, n'aient jamais ouvert ces dossiers.

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