Les éclaireuses de l’intégration


« Les brevets d’intégration ne sont pas distribués au hasard. A l’écran, l’immigré d’origine musulmane « bien intégré » est quelqu’un de parfaitement assimilé, qui a adopté en bloc les us et coutumes du pays d’accueil. Le modèle de l’intégration réussie est presque toujours incarné par des femmes, avec une nette préférence pour les filles de la deuxième génération, présentées comme des ambassadrices et des éclaireuses de « l’intégration à la française ».

L’idée sous-jacente est que l’intégration des filles ne peut être effective qu’au prix d’un conflit et d’une rupture avec le père, et à travers lui, avec la religion. Il semble que ce soit là une condition sine qua non à une intégration parfaite. Comme si la synthèse des deux cultures était impossible, qu’il fallait à tout prix choisir l’un ou l’autre camp.

La propension des reporters à faire systématiquement glisser la conversation sur le statut des femmes, dès qu’ils ont en face d’eux des témoins maghrébins, est troublante. S’agit-il seulement d’appuyer « là où le bât blesse », de rendre justice à celles qui subissent l’arbitraire des hommes ? Les récits dramatiques, parfois tragiques, des mères et des filles, ne seraient-ils pas autant de preuves attestant de l’opposition radicale entre la culture arabo-musulmane et les valeurs proclamées de la société française, moderne, laïque et démocratique ? Mettre l’accent sur le rôle des femmes permet, selon Sami Naïr, de « positiver l’intégration en disqualifiant la religion d’origine, supposée, à juste titre, d’ailleurs, plus contraignante à l’égard des femmes. Cette disqualification religieuse est vécue comme une condition avantageuse dans le processus d’intégration […] C’est dire que les femmes immigrées sont aussi l’enjeu d’une bataille symbolique qui renvoie à l’imaginaire de la société d’accueil ; elles sont de fait positivées au prix d’une suspicion plus lourde sur les hommes, le père, le frère, l’oncle ».

Les téléastes sont, à des degrés divers, prisonniers d’une perception de « l’indigène musulman », qui ressurgit sous la silhouette de « l’immigré », et qui présuppose que les familles maghrébines sont munies d’un bagage culturel uniquement structuré autour de la religion. Le regard figé sur cette croyance, les auteurs qui se penchent sur la condition des femmes arabes en France sont incapables de saisir les évolutions de cette condition. Ainsi en est-il du rôle de la mère, qui, pour rester fidèle au cliché de la Fatma, apparaît le plus souvent à l’écran telle que les Français se l’imaginent : silencieuse, docile et recluse. Or, plusieurs études sociologiques montrent que les conditions de travail des pères (en trois huit, horaires décalés, tâches pénibles), contraignent ces derniers à abandonner une parcelle de leur autorité à leurs épouses, qui deviennent dans les faits les véritables patronnes du foyer. La vie en terre d’immigration débouche sur une nouvelle distribution des rôles, distincte de celle qui prévalait en milieu traditionnel. De même, des études de l’Insee font état d’une progression constante de l’activité professionnelle des femmes maghrébines et ce, depuis la fin des années soixante-dix. Les restructurations industrielles, touchant de plein fouet les OS (ouvriers spécialisés) immigrés, ont eu pour effet de précipiter l’entrée sur le marché du travail des femmes. Si bien qu’en 1982, déjà 35 % des immigrées algériennes de plus de 25 ans ont une activité salariée, sans compter celles, non comptabilisées, qui font des ménages ou des gardes d’enfants au noir pour compléter les fins de mois.

Il convient par conséquent de s’interroger sur ce décalage entre des représentations presque statiques et une réalité mouvante. Pourquoi, alors que le modèle de la famille maghrébine traditionnelle implose sous les coups de boutoir de la crise et sous la pression des enfants, bon nombre de reportages de télévision continuent de faire jouer aux mères le rôle de la servante soumise et docile, tout juste bonne à se faire filmer en train de préparer le couscous ou de servir le thé à la menthe ? Cette vision a certes le charme de l’exotisme, mais elle ne reflète plus une réalité de plus en plus complexe.

Ce fossé entre les représentations télévisuelles et les réalités de l’immigration n’est pas fortuit. Car le stéréotype de la « Fatma » est en tout point une image de confort qui garantit la conformité des visions présentes avec celles héritées du passé. Le « sens commun » est caressé dans le sens du poil. Chacun occupe finalement le rôle qu’on attend de lui : la femme dans le rôle de la potiche, l’homme dans celui du despote, l’islam dans celui d’une religion obscurantiste et fanatique.

Confort moral mais aussi prudence politique. Car en mettant exclusivement l’accent sur la réclusion domestique des femmes maghrébines, on évite d’évoquer leur place dans la société, de faire état de leur relégation sociale et de pointer les carences de mesures d’insertion en leur faveur. La dénonciation des pesanteurs culturelles et religieuses fait écran et permet d’éluder la responsabilité de la société d’accueil. Comme si l’intégration des femmes était exclusivement affaire de traditions et de religion, et non celle des politiques sociales.»

Edouard Mills-Affif 


2 commentaires:

Cyril a dit…

Il semble que cette intégration par la femme immigrée soit l'autre versant de l'affaire du voile et ses ramifications burquesques. Il s'agit non pas un territoire qui s'étend dans un espace à 2 dimensions mais d'une linéarité avec à un bout la voilée et à l'autre bout l'intégrée.
Toute descendante d'immigrée recevant l'injonction de se situer dans cet intervalle , jamais hors de lui. La descendante d'immigrée sera évaluée à l'aune de ce positionnement, jamais ailleurs.
Il s'agit là d'un parfait processus de déshumanisation où la multidimensionalité, l'unicité de la descendante d'immigrée sont proprement niées.
"Dis moi à quelle distance de ces pôles tu te situes , je te dirai comment je vais te traiter"
Celle qui pour se libérer de cette linéarité se jette dans l'un de ces pôles a définitivement perdu le combat, seule celle qui feint de ne pas comprendre les termes du débat voila/pas voile pose un vrai problème.

Anonyme a dit…

quelle idée que cette échelle linéaire et si doctement exposée ! Moi je veux être nulle part ailleurs que là où je veux !
Quand voudrez-vous bien nous lâcher les jupons? Et si l'envie me prend d'être nulle part où vous l'avez prévu, et si mon choix est d'être envers et contre toutes formes d'encodage à la con ? Puis-je docteur ?