De la résistance du Guerrier

Un présent de désengagement de passivité ou de résignation en face de ce qui porte atteinte au vivant, crée autant de passé que de futur – je veux dire : invalide et valide autant de potentialités du passé que de potentialités du futur. Mais un présent de résistance valide et invalide autant, avec juste une légère différence : la vraie résistance favorise toujours une plénitude de la vie.

Comment reconnaître une vraie résistance ?

1 – La vraie résistance se tient toujours auprès de la beauté. Je veux dire auprès de ce que le vivant exalte en plénitude. Le sentiment de la beauté naît de l’émotion que l’on éprouve en percevant soudain la plénitude d’une présence.

Il faut appeler présence, le bouleversant éclat d’une existence, d’une valeur, d’un principe. Il faut appeler présence ce qui autour de nous inspire le sentiment d’une plénitude vivante ou non vivante – en clair : d’une beauté.

La présence est une beauté car elle ne relève jamais d’une essence, ou d’une transcendance, mais de la plénitude éphémère d’un complexe de processus en devenir.

L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre, les atteintes au vivant, n’ouvrent jamais au sentiment du beau, sauf peut-être par le manque et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.

Il n’y a pas de beauté dans les fondamentalismes, les mémoires solitaires, les Histoires nationales sans partage, les épurations ethniques, le sexisme, la négation de l’Autre, la certitude close ; pas de beauté dans l’essence raciale ou bien identitaire, ou dans la bonne conscience inapte à la moindre repentance... – sauf peut-être par le manque et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent. Et donc, pas de beauté dans le capitalisme de production, les hystéries de la finance, les folies du marché ou de l’hyper consommation, ou dans les « développements » qui portent atteinte aux grands équilibres du vivant... – sauf peut-être par le manque et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.

L’oppression fait partie du vivant car le vivant n’a pas de morale. Quand une oppression s’effondre, elle ne fait qu’ouvrir l’espace à une autre ou à quelque inédite négation du vivant. Mais il nous sera d’autant plus facile de deviner l’émergence d’une nouvelle oppression, que nous aurons pris l’habitude de résister auprès de la beauté. De vivre à l’ordinaire, au plus intense, avec elle. De vivre au vigilant, au plus vif avec elle. Et donc, tout déficit en beauté sera le signe d’une atteinte au vivant, et un appel à résistance. Car auprès de la beauté, toute résistance se charge à fond de l’énergie claire du vivant.

Luttant contre le nazisme, René Char n’arrêtait pas de murmurer : «Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté !» Et dans les pires instants des foudres colonialistes, Aimé Césaire s’écriait : «La justice écoute aux portes de la beauté !»

2 – La vraie résistance se tient toujours auprès de la gaîté, de la légèreté, de l’amour, de l’humour. C'est-à-dire auprès de ce que la vie a de plus vivant. C’est en se vivant pleinement que toute vie s’ouvre et ouvre à plénitude. C’est en vivant pleinement, au présent, que toute résistance chante la vie, se bat pour elle, et donc s’oppose aux atteintes au vivant. Et donc installe le goût de l’avenir.

C’est parce qu’elle est vivante que la vraie résistance est totale.

3 – La vraie résistance se tient toujours auprès du poétique, car la plénitude du vivant tend toujours à dépasser la simple survie, le prosaïsme de l’existence, les immédiates nécessités, pour s’émouvoir de l’élégance du vent ou du parfum d’un rêve. Ainsi, on reconnaît le signe d’une vraie résistance quand ses armes sont ouvertes à la danse, au rire, au chant, à la mélancolie, à la ferveur, à la musique, à la poésie, au trouble de l’émotion, aux libertés de la raison, à l’inutile, l’insignifiant, et au gratuit. L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre n’ouvrent jamais au poétique –– sauf peut-être par le manque et par l’urgent besoin de poétique qu’ils suscitent.

4 - La vraie résistance reste toujours ouverte, ouverte à soi, ouverte à l’Autre dans ce qu’il a d’impensable. Elle reste aussi ouverte aux infinis imprédictibles du monde. C’est en étant ouverte qu’elle relie, qu’elle relaie, qu’elle relate tout ce qui était disjoint ; qu’elle n’oppose pas l’ordre au désordre, l’obscur à la clarté, l’irrationnel au rationnel, l’émotion à la raison, la mesure à la démesure. C’est ainsi qu’elle évite les pauvretés du dogme, le risque des certitudes, les ankyloses de l’idéologie, et qu’elle ouvre précieusement, en souplesse, à la complexité du réel et du monde relié.

C’est parce qu’elle est toujours ouverte, toujours complexe, que toute résistance est tremblante, toujours. Que toute résistance ne respire que par cette « Relation » dont parle M. Glissant. Il y a plus de désirs, de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-puissance.

La vie est relation. Toute grande conscience est relation. Toute vraie résistance est d’abord le faisceau des relations que nous établissons avec notre entour et avec l’infini imprévisible du monde. Toute vraie résistance est une pensée du monde projetée dans un éclat et un désir de vie. C’est dans la Relation que la trame secrète des infinis du monde a une chance de s’offrir aux désirs les mieux imaginants.

5 – La vraie résistance ne se contente jamais d’être contre, même si l’opposition immédiate (celle du généreux rebelle) est toujours nécessaire, et toujours salutaire. La vraie résistance fonde un ailleurs, elle dépasse donc le geste du rebelle pour donner naissance au Guerrier. Le Guerrier s’oppose, non pas en renversant les termes d’une domination, ou en retournant les feux d’une oppression, mais en imaginant autre chose, un autre horizon, un autre monde. En cultivant l’insurrection d’un autre imaginaire. C’est pourquoi il n’y a de résistance véritable que dans et par la création. C’est pourquoi les guerriers les plus déterminants sont les Guerriers de l’imaginaire.

La création – je veux dire : l’œuvre ouverte en Relation auprès du beau, du gai, du poétique... – est ce qu’il existe de plus rapproché de la plénitude du vivant. La création est ce qu’il existe de plus rapproché de la beauté. Et donc, de plus proche de ce que le passé et le futur comportent de plus inaltérable et de plus précieux.

La résistance du Guerrier est avant tout une œuvre, tant personnelle que collective. C’est en cela qu’elle est une origine ouverte. C’est en cela qu’elle transcende la simple genèse pour s’ériger en Digenèse. La Digenèse dont parle Glissant est une émergence qui ouvre à mille possibles dans le passé, comme dans le présent et comme dans le futur. L’infini imprévisible du monde, ce Tout-monde, provient de toutes les Digenèses qui ont tant bouleversé l’imaginaire des hommes. Il en provient tout en étant leur cause.

Élevés à la conscience les mille possibles d’une Digenèse nous préservent de la doctrine et du dogme, et nous installent dans ce que l’incertain, l’imprévisible, l’imprédictible, le toujours en alerte, ont de régénérant.

Toute œuvre véritable, personnelle ou collective, et donc la résistance du Guerrier, est au-delà de la victoire ou de l’échec, elle est en création, et donc en devenir.

Il faut penser l’œuvre, et donc la résistance du Guerrier, comme une ronde imprévisible, inarrêtable, pleine de pensables et d’impensables, de possibles et d’impossibles, de probables et d’improbables : donc pleine de nécessités de choisir, d’agir et de penser. Donc, toute pleine de l’énergie d’une liberté.

C’est dans l’œuvre véritable, comme dans la résistance du Guerrier, que l’évolution et la révolution, commercent en Fondation. Ainsi, toute œuvre véritable – toute résistance de Guerrier – invente le futur qui l’invente.

Patrick Chamoiseau

1 commentaire:

Anonyme a dit…

http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=297

Je lisais parfois à voix haute quelques phrases et Elias Contreras commençait à emboîter les pièces. Comme s’il parlait tout seul, il reconstituait une anecdote ou une conversation.

Par exemple cette simple et concise éthique du guerrier qu’Elias Contreras devait avoir déniché quelque part et recopié avec ses pattes de mouche illisibles :

1. Le guerrier doit toujours se ranger au service d’une noble cause.
2. Le guerrier doit toujours être prêt à apprendre et à faire ce qu’il a appris.
3. Le guerrier doit toujours respecter ses ancêtres et préserver leur mémoire.
4. Le guerrier doit exister pour le bien de l’humanité, c’est sa raison de vivre, c’est sa raison de mourir.
5. Le guerrier doit cultiver les sciences et les arts et, avec eux, être aussi le gardien de son peuple.
6. Le guerrier doit se consacrer aussi bien aux grandes qu’aux petites choses.
7. Le guerrier doit regarder vers l’avant, imaginer le tout déjà accompli et achevé.