« Les normes dominantes entretiennent chez les femmes issues des minorités un douloureux sentiment d’inadéquation. Susan Bordo cite la présentatrice de télévision noire Oprah Winfrey, qui confiait avoir toujours rêvé de cheveux « qui se balancent d’un côté et de l’autre » quand elle bouge la tête, au lieu de ses cheveux crépus ; ce regret fait écho à celui qu’elle a elle-même éprouvé enfant : « J’avais les mêmes frustrations avec ma chevelure “juive”, épaisse et frisée. » Rokhaya Diallo, dans Racisme : mode d’emploi, mentionne aussi le cas de Jennifer Grey, vedette en 1987 de l’immortel Dirty Dancing. Complexée par son nez « juif », Grey « a eu recours à une rhinoplastie qui a l’a rendue méconnaissable. Déstabilisé, son public lui a tourné le dos et sa carrière a brutalement pris fin. Cette actrice, qui était pourtant perçue comme belle, était à ce point obsédée par un trait ethno-racial fantasmé qu’elle a décidé de le faire disparaître ». L’intervention « lui a purement et simplement fait perdre son identité », comme elle l’exprime elle-même : « Je suis entrée dans la salle d’opération telle une célébrité et j’en suis ressortie anonyme. »
Désormais, cependant, ce sentiment d’inadéquation touche les populations du monde entier. En soi, le phénomène n’est pas nouveau : la domination de l’Occident sur le monde a amené de longue date les populations non blanches à intérioriser ses critères esthétiques. Spécialiste du marché de la beauté et de son histoire, Geoffrey Jones cite Charles Darwin qui, en 1871, estimait qu’il n’existait pas de standard universel de beauté ; « mais Darwin, objecte-t-il, avait étudié la biologie, pas le marketing. En 1914, il aurait peut-être changé d’avis ». Paris et New York se sont imposées très tôt comme les capitales mondiales du bon goût. Dans l’entre-deux-guerres, Greta Garbo et Marlene Dietrich étaient citées jusqu’en Corée – alors sous occupation japonaise – comme des incarnations de l’idéal féminin. Secondant Hollywood, la télévision, après la Seconde Guerre mondiale, a progressivement diffusé l’American way of life au cœur des foyers du reste de la planète. La création de concours de beauté internationaux, à la même période, résume bien l’évolution en cours : les premières gagnantes de Miss Monde, lancé en Angleterre en 1951, et de Miss Univers, aux États-Unis en 1952, étaient toutes deux scandinaves. Jones souligne aussi le rôle méconnu des duty free shops dans la diffusion des modèles et des produits ; le premier ouvrit à l’aéroport de Shannon, en Irlande, en 1946. Puis, ces dernières décennies, la mondialisation des industries culturelles et médiatiques, celle des grandes marques du luxe et de la beauté, l’arrivée de la télévision par satellite, les déclinaisons locales de magazines féminins européens ou américains ont encore renforcé cette tendance.
Mannequin vedette des années 1990, l’Allemande Claudia Schiffer, qui a été sous contrat aussi bien avec Chanel qu’avec L’Oréal, apparaît comme emblématique de la période récente. Lors de la parution de The Good Body, Eve Ensler racontait : « Partout où je suis allée dans le monde, quand je demandais aux gens qui symbolisait la beauté à leurs yeux, ils me répondaient : “Claudia Schiffer, parce qu’elle est parfaite.” Au point que j’ai failli intituler ma pièce : Claudia Schiffer, Parce qu’Elle Est Parfaite. » De même, pour un dossier sur la « tyrannie du corps idéal », une journaliste française avait rencontré Zohra, « 47 ans, quatre enfants, un visage rayonnant et des rondeurs méditerranéennes », qui cherchait désespérément à maigrir : « Je voudrais tellement être belle ! » Or, à ses yeux, être belle, c’était « être comme… Claudia Schiffer ! ».
Déjà inaccessibles pour la plupart des femmes blanches, les normes dominantes suscitent chez les femmes noires, arabes ou asiatiques une haine de soi encore plus grande. Dans le film de la réalisatrice américaine Kiri Davis A Girl Like Me (2005), des enfants noirs à qui l’on demande de choisir entre une poupée noire et une poupée blanche désignent sans hésiter la blanche comme « la plus belle ». Et certaines des Africaines-Américaines qui témoignent dans Dark Girls, le documentaire de Bill Duke et D. Channsin Berry (2011)note, ne peuvent retenir leurs larmes : « L’une de mes amies venait d’avoir un bébé, raconte l’une d’elles, et elle s’est exclamée : “Je suis si contente qu’elle n’ait pas la peau foncée !” Ça a été comme si on me poignardait en plein cœur. J’avais l’habitude de ce genre de commentaires de la part de certains racistes, mais, là, cela venait de quelqu’un que je considérais comme ma sœur. » D’autres rapportent comment les hommes ont toujours été incapables d’assumer au grand jour leurs aventures avec elles. « Ce que je voudrais, c’est une belle fille, avec la peau claire et de longs cheveux », déclare un jeune homme noir interrogé dans la rue sur son idéal amoureux.
Il résulte de ce rejet des pratiques encore plus coûteuses et plus dangereuses que celles des Blanches. Défrisages réguliers, perruques, voire produits éclaircissants et chirurgie : les femmes noires ont un budget beauté « neuf fois supérieur », indique Rokhaya Diallo. Elle rapporte les résistances qu’elle a elle-même rencontrées lorsqu’elle a décidé d’arrêter de défriser ses cheveux : « Mais, Rokhaya, avez-vous l’intention de garder cette coiffure pour chercher votre stage ? » L’une de ses amies qui arbore une coiffure afro, raconte-t-elle, a parfois droit aux félicitations d’autres passants noirs dans la rue, « comme si elle avait réalisé un exploit. En réalité, elle n’a fait que garder ses cheveux tels qu’ils sont, mais ce choix est si contraire à la norme qu’il est perçu comme une affirmation de soi, à contre-courant des obligations dominantes ».
Le désir éperdu d’avoir la peau aussi claire que possible s’observe au sein de toutes les populations non blanches ; mais il est particulièrement intéressant à étudier en Asie, où l’émergence d’une classe moyenne dotée d’un certain pouvoir d’achat a fait grimper en flèche, ces dernières décennies, les ventes de produits censés blanchir ou éclaircir le teint. C’est le cas en Inde, où une complexion claire représente un atout essentiel sur le marché matrimonial. La ligne Fair &Lovely (« Claire et ravissante »), lancée en 1978 par Hindustan Lever, la branche locale du groupe néerlando-britannique Unilever, domine le marché. Dans l’un de ses spots publicitaires, une jeune fille subit échecs professionnels et rebuffades amoureuses, au point que ses parents se désolent et s’inquiètent pour son avenir, avant que le teint lumineux apporté par la crème ne lui permette à la fois de décrocher un poste de présentatrice de télévision et de mettre un homme à ses pieds.
À noter qu’Unilever possède aussi la marque Dove, avec laquelle il a réussi une belle opération de communication en Europe et en Amérique du Nord en se faisant le héraut de la « vraie beauté » des « vraies femmes », créant même un « Fonds de l’estime de soi Dove ». « Nous voulons contribuer à nous libérer et à libérer la prochaine génération des stéréotypes de la beauté », lit-on sur son site. La marque se propose de « faire bouger les choses à travers l’éducation et la diffusion d’une définition moins étriquée de la beauté ». Pour cela, elle met à disposition du public un « constructeur interactif de l’estime de soi » et un « kit “Au-delà des apparences” ». Une campagne diffusée au Canada en 2004 montrait des petites filles affligées chacune d’un complexe différent. On y voyait notamment une fillette aux traits asiatiques, avec ce commentaire navré : « Elle aimerait être blonde », tandis qu’une voix féminine chantait : « Montre-moi ta vraie couleur, elle fera fondre tes peurs. » Et de conclure, lyrique : « Disons-lui qu’elle a tort / Car tant qu’elle sera vraie / Qu’elle sera courageuse / Qu’elle restera elle-même / Alors elle sera belle / Faisons la paix avec la beauté. »
La valorisation du teint clair est très ancienne dans les pays asiatiques. On la trouve souvent dans la mythologie, qui, chez les hindous, par exemple, « met aux prises des dieux à la peau claire et des démons à la peau sombre », indique Geoffrey Jones. Elle s’explique, dit-on, par le fait qu’un teint pâle indiquait le rang social d’une femme n’ayant pas besoin de travailler aux champs. En Inde comme en Asie du Sud-Est, l’histoire a également vu le triomphe de peuples à la peau claire sur d’autres à la peau plus foncée. La colonisation a renforcé cette signification d’appartenance à la classe dominante ; non seulement le colon blanc trônait au sommet de la hiérarchie, mais il jouait les individus ou les groupes sociaux les uns contre les autres en fonction des nuances de leur complexion. Cet héritage, mélange inextricable de dynamiques internes et d’influences extérieures, empêche toute mise en circulation de modèles esthétiques qui diffèrent vraiment des canons occidentaux : le cinéma indien a beau être le plus dynamique de la planète, ses plus grandes stars sont au contraire celles qui s’en rapprochent le plus.
Le poids de l’histoire aboutit même à ce que des normes qui nuisent objectivement à la majeure partie de la population – parce qu’elles la disqualifient, parce qu’elles la mènent à des pratiques autodestructrices – puissent être présentées comme des traits culturels et identitaires typiques. Ainsi, interrogé par nos soins en 2009 sur la politique de L’Oréal en Asie, Guerric de Beauregard, à la direction communication du groupe, avait beau jeu de nous répondre : « Les produits dits “blanchissants” permettent une unification du teint et une suppression des taches. Nos marques sont plébiscitées par les consommatrices et sont parfaitement en phase avec les codes de beauté de l’Asie. » Autre fervent défenseur de « tous les types de beauté », L’Oréal, en effet, tente de rivaliser avec Hindustan Lever sur son propre terrain. Il a créé des filiales en Inde en 1994 et en Chine en 1997 ; les marchés émergents d’Asie représentent la région du monde où son développement est le plus fort. « Nous visons 650 millions de nouveaux clients dans la zone Asie-Pacifique, dont la moitié en Chine », confiait en 2010 le directeur de la zone, Jochen Zaumseil. Le groupe propose dans ces pays plusieurs produits blanchissants : L’Oréal Paris White Perfect, Bi-White de Vichy, Blanc Expert de Lancôme…
Il serait quelque peu illusoire d’attendre d’un groupe industriel qu’il adopte une attitude révolutionnaire au sein des sociétés où il s’implante. Mais ses stratégies commerciales et ses campagnes publicitaires ne font pas qu’épouser des normes déjà existantes : elles les renforcent aussi, dans la mesure des moyens publicitaires colossaux dont il dispose. Dans une tribune, en 2009, l’auteure américaine Shahnaz Habib fustigeait la campagne pour White Perfect, dont elle avait été témoin en Inde : « Même le plus naïf des responsables marketing chez L’Oréal a dû avoir une lueur de doute : “Attends une minute, est-ce que c’est raciste de promouvoir la blancheur ? Est-ce qu’on afficherait ça sur un panneau géant à Times Square ?” » Sur une publicité pour Bi-White de Vichy, le mannequin tire la fermeture Éclair d’une sorte de voile sombre qui lui recouvre le visage, révélant un teint d’une blancheur éclatante. « Quelle conclusion tirer d’une telle image, interroge l’anthropologue canadienne Amina Mire, si ce n’est que le noir est synonyme de fausseté, de saleté et de laideur, alors que le blanc est vrai, sain, propre et beau? »
Ce genre de représentations rappelle des souvenirs, remarque-t-elle : en 1899, une publicité pour le savon anglais Pears, mettant en scène l’amiral américain Dewey aux Philippines, le recommandait comme « le meilleur moyen d’éclaircir et d’alléger [lighten ayant les deux acceptions] le fardeau de l’homme blanc » et d’« illuminer les recoins sombres de la Terre au fur et à mesure que la civilisation avance ». Un bon siècle plus tard, on retrouve cette rhétorique, quasiment telle quelle, dans une campagne de la marque Nivea pour une ligne de soins pour hommes : on y voit un homme noir au visage glabre et aux cheveux ras balancer au loin un masque de lui-même affublé d’une boule afro et d’une barbe, sous le slogan « Recivilisez-vous ». La campagne a déclenché de telles protestations qu’elle a été retirée juste après son lancement, en août 2011.
Plus précisément, l’idéologie coloniale et raciste associait la peau noire à la saleté ; des fabricants de savon grecs ou marseillais clamaient que leurs produits avaient le pouvoir de « rendre blanc un nègre ». À cette époque, rapporte Geoffrey Jones, les Européens, dont tous ceux qui étaient tombés nez à nez avec eux au cours des siècles précédents s’accordaient pourtant à noter la puissante odeur de fauve, s’étaient mis en tête de persuader le monde que l’usage du savon attestait la supériorité de la civilisation occidentale : « Le peuple le plus sale de la Terre s’était réinventé comme le plus propre, et, avec le zèle du converti, prêchait la bonne parole de la propreté auprès des masses colonisées et crasseuses. »
Faut-il voir simplement dans la mondialisation une nouvelle couche d’impérialisme ? Geoffrey Jones réfute cette hypothèse, estimant que chaque pays y trouve une occasion de s’affirmer. Le discours des marques, soulignant abondamment les efforts qu’elles doivent fournir pour s’adapter à une clientèle d’une culture nouvelle et mal connue d’elles, contribue lui aussi à donner l’impression d’un grand carrefour où chacun rencontre et découvre l’autre. On peine pourtant à trouver quelque part une démonstration convaincante de ce multilatéralisme. S’agissant des modèles esthétiques, le poids économique croissant des pays émergents – ou même plus qu’émergents – n’a que peu d’effets sur un rapport de forces profondément ancré dans l’histoire. Que le consommateur asiatique ait droit à du sésame ou à du gingembre dans son shampooing semble une victoire assez mince face à la désirabilité persistante des traits physiques occidentaux.
Le Japon semble faire figure d’exception. Les produits blanchissants y sont tout aussi recherchés et le prestige de l’Occident y est tout aussi grand, mais il n’est pas certain que les deux soient liés. La blancheur de la peau des Japonaises y est vue comme supérieure à celle de la peau des Occidentales ; elle représente un motif de fierté nationale. Cela s’explique sans doute par le fait que le pays, même s’il s’est occidentalisé à un rythme effréné à partir de 1868, avait vécu auparavant complètement coupé du monde pendant deux siècles. Il a en outre échappé à la colonisation : il a été colonisateur, et non colonisé. Junichirô Tanizaki (1886-1965), dans son Éloge de l’ombre, livre l’origine de ce goût des visages très blancs, inséparable selon lui de l’obscurité des maisons traditionnelles où les femmes étaient confinées : « Nos ancêtres tenaient la femme, à l’instar des objets de laque à la poudre d’or ou de nacre, pour un être inséparable de l’obscurité, et, autant que faire se pouvait, ils s’efforçaient de la plonger tout entière dans l’ombre ; de là ces longues manches, ces longues traînes qui voilaient d’ombre les mains et les pieds, de telle sorte que la seule partie apparente, à savoir la tête et le cou, en prenait un relief saisissant. » La coutume de se raser les sourcils et de se noircir les dents ajoutait encore à cette beauté fantomatique.
Avant l’ouverture de l’ère Meiji, il ne pouvait être question de comparer le teint de ces femmes à celui des Occidentales, et encore moins de développer un complexe à l’égard de ces dernières, pour la bonne raison qu’on ignorait leur existence. Et, même par la suite, la comparaison semble assez peu bouleverser les esprits. On enviera aux Occidentaux la forme et les couleurs de leurs yeux, ainsi que leurs diverses teintes de cheveux ; mais, dans sa stylisation, cette blancheur dont on s’enorgueillit paraît davantage liée à une tradition esthétique qu’à un trait ethnique, ce qui la met à l’abri des hiérarchies racistes. « Pensez au sourire d’une jeune femme, à la lueur vacillante d’une lanterne, qui de temps à autre, entre des lèvres d’un bleu irréel de feu follet, fait scintiller des dents de laque noire : peut-on imaginer visage plus blanc que celui-là ? interroge Tanizaki. Moi du moins je le vois plus blanc que la blancheur de n’importe quelle femme blanche, dans cet univers d’illusions que je porte gravé dans ma cervelle. La blancheur de l’homme blanc est une blancheur translucide, évidente et banale, alors que celle-là est une blancheur en quelque sorte détachée de l’être humain. »
La mondialisation apparaît d’autant moins comme une mutualisation des pratiques et des valeurs que ses acteurs occidentaux, en dépit de leurs proclamations vertueuses, tendent à appliquer aux populations des pays où ils s’implantent le traitement qu’ils ont longtemps réservé, ou qu’ils réservent encore, à leurs minorités. Ainsi, la présence, en septembre 2011, de six mannequins asiatiques à la une du Vogue chinois constituait un petit événement : au cours de l’année précédente, les blondes aux yeux clairs, mannequins ou stars hollywoodiennes, avaient raflé huit couvertures sur douze. Et quand des vedettes moins conformes passent la rampe, Photoshop se démène pour les ramener autant que possible à la civilisation. À l’été 2008, L’Oréal avait fait scandale aux États-Unis avec une publicité où la chanteuse Beyoncé Knowles apparaissait blanchie, les cheveux raidis et blondis. Un an plus tard, la marque dotait une autre de ses représentantes, l’actrice indienne Freida Pinto (Slumdog Millionaire), d’un teint beigeasse. Et Elle India a fait quelques vagues pour avoir donné à Aishwarya Rai un spectaculaire teint de porcelaine en couverture de son édition de décembre 2010. L’actrice avait été d’abord « incrédule » en la découvrant ; elle envisageait de porter plainte.
En Occident, après un début d’ouverture aux minorités, c’est à une régression que l’on assiste dans la mode. Les mannequins noirs, engagés par Yves Saint Laurent ou Hubert de Givenchy dès les années 1970, étaient nombreux au cours de la décennie suivante – même si l’ancienne agente anglaise de Naomi Campbell, Carole White, affirme qu’elle a toujours dû batailler pour obtenir qu’elle soit payée au même tarif que les autres top models. Depuis, ils ont disparu des podiums ; Milan et Paris leur sont particulièrement fermés. On ne les voit plus non plus sur les photos de mode. Agences, clients, couturiers, photographes et magazines s’en rejettent mutuellement la responsabilité. Quoi qu’il en soit, cette résistance à l’évolution que connaissent, même timidement, la plupart des secteurs de la société suscite une flopée d’articles de presse. Sur un blog tenu par un artiste photographe, on trouve même un montage rageur où le logo de Vogue se voit agrémenté d’une croix gammée à l’intérieur du « o ». Sous le titre : « Suprématie blanche : les magazines de mode les plus racistes en 2010 », le billet s’en prend à Anna Wintour, la rédactrice en chef du Vogue américain, incarnation de la bourgeoisie WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Au terme d’une longue et accablante déclinaison de couvertures, l’auteur conclut sur cette boutade : « Anna Wintour m’a envoyé un e-mail pour réagir à ce post. Elle m’écrit : “J’en ai rien à foutre ! Heil Hitler !” »
Le bilan de Vogue est en effet particulièrement critique. En 1966, Edmonde Charles-Roux, alors rédactrice en chef de l’édition française, avait été licenciée pour avoir mis en couverture un mannequin noir. Elle estima plus tard qu’il s’agissait d’un prétexte et que ses employeurs la soupçonnaient surtout d’être communiste, en raison de son amitié avec Louis Aragon et Elsa Triolet, qu’elle faisait parfois écrire : « Mon renvoi était une manifestation de maccarthysme. » Il reste que, si c’était un prétexte, c’était un prétexte crédible. Plus récemment, en avril 2008, l’édition américaine a annoncé en fanfare la présence en couverture, pour la première fois de son histoire, d’un homme noir : le basketteur LeBron James, qui posait avec le top model brésilien Gisele Bundchen pour un numéro « Spécial forme », avec ce sous-titre : « Les secrets des plus beaux corps ». Or la photo, prise par Annie Leibovitz, rappelait irrésistiblement l’image de King Kong s’emparant de l’actrice Fray Way dans le film du même nom, en 1933. Le basketteur y apparaissait rugissant, dans une posture évoquant à la fois celle d’un joueur en train de dribbler et celle d’un gorille, un bras passé autour de la taille frêle de la jeune femme. Le magazine n’avait souhaité faire aucun commentaire.
Le cas échéant, pour se dédouaner de se vautrer dans la facilité des clichés les plus réactionnaires, il peut toujours invoquer le deuxième degré. Le New York Times avait relevé en 2007 que le seul mannequin noir figurant dans un numéro du Vogue italien interprétait une femme de chambre au service du top model blond Anja Rubik, qui incarnait, sur dix-sept pages, une riche bourgeoise de Park Avenue. Le photographe avait alors fait savoir qu’il s’agissait en réalité d’une véritable femme de chambre travaillant dans l’hôtel où avait été réalisée la série. Il l’avait fait poser, expliquait-il, « en raison de sa beauté et pour son aptitude à souligner le stéréotype de la femme blanche et riche qui engage des domestiques de couleur ». À l’occasion, le déni pur et simple marche aussi : « L’avantage de la mode, c’est qu’il n’y a pas de racisme », déclarait Karl Lagerfeld sur un plateau de télévision, en 2006, face au mannequin Noémie Lenoir que tant d’aplomb laissait estomaquée. Le couturier refusait l’idée que la couleur de peau joue le moindre rôle dans le succès ou l’échec d’une carrière. Aucune personnalité assez forte n’avait encore émergé, voilà tout : « Il faut attendre la prochaine Naomi. »
Le seul mannequin noir à avoir connu une certaine célébrité tout en ayant la peau très foncée est Alek Wek. Mais, remarque Rokhaya Diallo, elle n’a jamais été photographiée comme une femme normale : elle a le plus souvent fait l’objet de mises en scène qui soulignaient lourdement son étrangeté physique, en esthétisant le contraste entre la couleur de sa peau et celle des vêtements ou du décor, ou entre sa peau et la blancheur de ses dents. « Ces plastiques perçues comme très “africaines” permettent donc à la mode et aux marques de créer un espace exotique au milieu de la norme blanche et blonde, ce qui laisse libre cours à l’imaginaire qui est associé aux femmes noires : la nature brute et sauvage et un certain primitivisme associé à l’animalité. » Les représentations de Grace Jones par Jean-Paul Goude, dans les années 1980, appartenaient au même registre. Et, pour être de carnation plus claire, Naomi Campbell n’échappe pas à ce genre de clichés insultants. En 2011, la marque de confiserie anglaise Cadbury a ainsi lancé une nouvelle tablette de chocolat avec pour slogan : « Bouge de là, Naomi, il y a une nouvelle diva en ville. »
En France, au printemps 2011, un article dans Elle constatait à son tour la « monotonie des beautés stéréotypées : grandes, minces, blanches, jeunes ». En couverture de ce même numéro de Elle, un « Spécial mode », figuraient pourtant… cinq mannequins toutes « grandes, minces, blanches, jeunes » – et blondes ! De la même manière, le Vogue anglais a consacré un article à l’« arrivée des top models asiatiques », dans un numéro où on ne voyait aucun mannequin noir ou asiatique. Une série de mode intitulée Neo Geisha mettait en scène un mannequin… blanc. Il arrive aussi, en effet, qu’on peinturlure ou qu’on déguise un modèle occidental pour lui faire mimer un physique africain ou asiatique. En octobre 2009, l’édition française de Vogue avait badigeonné de noir le mannequin néerlandais Lara Stonenote. Non seulement la pratique démontre jusqu’où la mode est prête à aller pour préserver son entre-soi, mais elle rappelle les minstrel shows américains, ces cabarets dans lesquels, au XIXe siècle, des acteurs blancs se noircissaient le visage pour interpréter des pantomimes racistes.
La responsable des castings de Marie Claire, Fabienne Schabaillie, s’était justifiée en 2007 : « Il est vrai que nous choisissons rarement des mannequins noirs. Simplement parce qu’elles ne vendent pas. Quand nous avons fait une couverture avec la sublime Naomi Campbell, les ventes ont hélas été décevantes, et il faut savoir que multiplier les couvertures qui ne marchent pas mettrait en péril notre magazine. […] Selon moi, ça n’a rien à voir avec le racisme. C’est juste que les lectrices, en majorité blanches, recherchent avant tout un effet miroir. Elles doivent pouvoir s’identifier. » On peut douter de l’argument, puisque même les éditions locales des grands magazines occidentaux répugnent à mettre en couverture des modèles des pays où ils s’implantent. Et quand bien même : on se demande pourquoi une lectrice rousse ou brune pourrait s’identifier à un mannequin blond, et inversement, mais pas à une Noire ou à une Asiatique… Schabaillie concédait d’ailleurs : « Sans doute devrions-nous brusquer les choses pour que les lectrices s’habituent à un autre type de beauté. Heureusement, le melting-pot grandissant de notre société va nous y aider. »
L’affirmation que les mannequins noirs « ne font pas vendre » laisse également songeur. Pour son numéro de juillet 2008, à l’initiative de sa rédactrice en chef Franca Sozzani et de son photographe fétiche Steven Meisel, le Vogue italien avait consacré un numéro spécial, intitulé « The black issue », aux beautés noires. Il s’agissait à la fois de réagir aux critiques et d’accompagner l’effet Obama. Ce numéro, qui mettait en scène des vedettes de longue date (Naomi Campbell, Noémie Lenoir, Veronica Webb, Iman, Tyra Banks, Alek Wek) comme des nouvelles venues (Jourdan Dunn, Chanel Iman), s’est arraché aux États-Unis et au Royaume-Uni ; il a même dû être réimprimé – une première dans l’histoire du groupe Condé Nast – et demeure la meilleure vente de Vogue Italia. L’expérience devait être rééditée en février 2011, sous le titre « The black allure ». Sur son site, le magazine a créé une section spéciale baptisée « V Black », à côté d’une autre, « V Curvy », destinée aux rondes. Le succès des numéros spéciaux, comme celui de ces rubriques, démontre qu’ils viennent combler une longue et intense frustration. Mais ils aboutissent à confiner les mannequins noirs – comme les rondes – dans un ghetto, renforçant par là la norme « blanche » – et mince. On remarque aussi que les photos ne sont pas avares en poses de tigresse, en lourds bijoux ethniques et en imprimés léopard. Sans parler des jeux de maquillage douteux consistant à dessiner sur le visage d’un mannequin des bandes de peau plus sombre… Le contraire d’une normalisation, donc. »
(Extrait de Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, Editions Zones, 2012)
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