« L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice - l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie » Karl Marx (1853).
Ce texte vise à rendre compte de manière impartiale la relation entre Marx et le colonialisme, en posant la question suivante : quelles ont été ses prises de position lors de la conquête des Indes par les Britanniques ?
Introduction
Toutes les librairies qui se veulent alternatives ont dans leurs rayons ces petits livres, peu onéreux, qui véhiculent une critique plus ou moins construite de notre société capitaliste et sécuritaire. Les maisons d’édition se sont spécialisées sur ce créneau (L’esprit frappeur, Mille et une Nuits, etc.) et, même si l’une d’entre elles (Mille et une nuits) au moins appartient à une transnationale de l’édition (Lagardère). En tout cas, ces ouvrages plus ou moins courts jouent un rôle de transmission des mémoires et des analyses pour les luttes non négligeable dans notre paysage médiatique dépourvu d’intérêt.
C’est sur l’un d’entre eux que je voudrais attirer l’attention : Du colonialisme en Asie. Inde, Perse, Afghanistan [1], qui réunit une sélection d’articles de Karl Marx et de Friedrich Engels provenant de Textes sur le colonialisme [2].
La quatrième de couverture présente cette sélection de la manière suivante : « Rares sont les auteurs, et plus encore les philosophes, qui ont consacré quelques pages de réflexion et d’analyse à l’Asie centrale au XIXème siècle. Rédigées dans les années 1850, les articles ˝anticolonialistes˝ de Friedrich Engels et de Karl Marx exposent les manœuvres britanniques pour s’imposer en Inde, les luttes d’influence entre la Russie, la Perse (l’Iran), les Français et les Anglais, et rapportent la guerre britannique de 1838-1842 en Afghanistan. Alors, toute lecture marxiste est-elle dépassée ? Non, la force de leurs analyses géostratégiques, où se dessine déjà le marxisme sous le propos journalistique, reste, hélas, d’une exceptionnelle actualité ».
Ces articles sont d’une exceptionnelle « actualité », mais sûrement pas de la manière où l’entend Gérard Filoche, qui a établi cette édition. En effet, dans sa postface, celui-ci considère que « Chaque article, présenté à juste titre comme ˝anticolonialistes˝, consacré par les deux auteurs à la Compagnie des Indes (la ˝World Company˝ du XIXème siècle), aux manœuvres britanniques pour s’imposer en Inde […] résonne à nos oreilles comme les prémisses de ce que nous voyons sur les écrans de télévision du monde entier en ce début de XXIème siècle ». On verra que l’« anticolonialisme » de Marx reste à prouver.
Ce texte vise à rendre compte de manière impartiale la relation entre Marx et le colonialisme, en posant la question suivante : quelles ont été ses prises de position lors de la conquête des Indes par les Britanniques ? Dans un premier temps, on montrera que force est de constater qu’il a légitimé, au nom de l’« Histoire universelle », la colonisation britannique. Dans un second, on tentera d’expliquer le pourquoi de ses opinions. Enfin, on nuancera en soulignant l’évolution de Marx sur cette question, notamment vers la fin de sa vie.
[1] K. Marx et F. Engels, Du colonialisme en Asie. Inde, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, Paris, 2002, édition établie par et postface de Gérard Filoche.
[2] K. Marx et F. Engels, Textes sur le colonialisme, Éditions du Progrès, Moscou, 1977.
Les Textes : l'Orientalisme de Marx et Engels
« Anticolonialistes » serait le terme pour qualifier les articles de journaux de Marx. Il écrit en tant que journaliste, depuis Londres (et ce fait a son importance), pour le New York Daily Tribune. Le contexte politique de l’été 1853 est celui du débat entre libéraux et colonisateurs sur l’opportunité de la conquête impériale. Marx et Engels vont prendre parti dans la polémique, mais pas dans le sens où on les attendrait. Engels est pris en compte dans l’analyse parce qu’il a exercé une influence déterminante sur les positions de Marx, ils ont en effet écrit ensemble le Manifeste du parti communiste (et des passages entiers d’articles de Marx sont des reprises mot pour mot de lettres que Engels lui a envoyées…) En Algérie, c’est la résistance de l’émir Abdelkader qui fait coulé beaucoup d’encre en France.
Engels et l’Algérie [1]
Engels se félicite de la défaite de l’émir Abdelkader du 23 décembre 1847 et de la soumission de l’Algérie au « progrès de la civilisation ». Pour lui la conquête de l’Algérie est un heureux événement puisqu’elle participe de la victoire des nations civilisées sur les peuples arriérés.
Même s’il critique les méthodes de guerre de la colonisation française, il considère néanmoins que la France est en quelque sorte l’instrument de l’histoire universelle qui secoue les sociétés barbares par le développement du capitalisme. « Et si l’on peut regretter que la liberté ait été détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes bédouins sont un peuple de voleurs »… Il réactive tous les lieux communs racistes de l’époque, qui sont intégrés à la conception marxienne de l’histoire.
Les indigènes sont improductifs, pillards et végètent en dehors de la civilisation, dans un état stationnaire et réputé nuisible par la France. Mais avec la colonisation, ils pourront progresser grâce à leur intégration au commerce international et au perfectionnement des moyens de production. Pour lui, toute forme de résistance à la colonisation étaient au fond réactionnaire : « Après tout, le bourgeois moderne, avec la civilisation, l’industrie, l’ordre et les « lumières » qu’il apporte tout de même avec lui, est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin, et à l’état barbare de société à laquelle ils appartiennent ». De telles analyses ne sont pas anecdotiques, mais elles s’enracinent dans la pensée des rédacteurs du Manifeste du parti communiste. Après avoir dressé, dans le Manifeste, le tableau des grands bouleversements suscités par le développement du capitalisme, Marx et Engels en arrivent à la logique d’extension transnationale du capital. La logique même du capitalisme et le besoin de « débouchés toujours nouveaux » poussent à l’affranchissement des frontières. « La bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares » [2]. Elle « force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production (…). De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident » [3].
Engels va encore plus loin lorsqu’il écrit pour la New American Encyclopedia un article sur l’Algérie. Après avoir décrit la situation géographique, climatique, politique etc., de l’Algérie, il décrit les peuples autochtones. Et il recycle les vieilles études de l’ethnologie coloniale. Le territoire est peuplé de trois groupes différents : les Kabyles, les Arabes et les Maures. Il établit une hiérarchie de civilisation entre eux, des Kabyles aux Maures. Les premiers sont un peuple laborieux qui vit dans de vrais villages, excellents cultivateurs, exploitent des mines, fournissent les villes en marchandises etc. Ils ne sont pas européens, mais s’en rapprochent, leur peau un peu plus blanche, leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus ont même amené les ethnologues à inventer une théorie affirmant qu’il s’agit d’un peuple indo-européen qui a pris un autre chemin que le leur.
Les Arabes sont des nomades, fidèles aux traditions de leurs ancêtres, et restent en dehors de toute évolution et hostiles à la civilisation.
Enfin les Maures sont pusillanimes, habitués à la cruauté et à la vengeance, et sur le plan moral, « ils se situent très bas ». Le mépris d’Engels pour les Maures s’étend à la langue arabe, qu’il ne veut pas apprendre, et préfère le persan, plus digne d’études sérieuses.
Engels, dans l’esprit du temps, se plaît à opposer les Berbères aux autres indigènes d’Algérie. Cette attitude est typique de la tactique « diviser pour régner » de la conquête coloniale.
Marx et l’Inde
Si Karl Marx connaît Alger puisqu’il y a séjourné en 1882 pour des raisons de santé, il s’intéresse surtout au colonialisme britannique en Asie. La réflexion de Marx porte sur l’explication de la « stagnation » et l’« immutabilité » des sociétés asiatiques. Prenant pour acquise cette stagnation, il va élaborer la notion de système de production asiatique pour en rendre compte. Cependant ce n’est pas sur l’analyse matérialiste de l’économie asiatique, ni sa superstructure qui en dépend (le « despotisme oriental ») qui m’intéresse (d’autres s’y sont penché [4], certains montrant même la proximité avec les théories climatiques de Montesquieu [5]…), mais la logique (orientaliste) qui sous-tend les analyses de Marx et de Engels.
Comme Engels, Marx propose une description de la société hindoue. Revenons sur un passage significatif de la pensée de Marx sur l’impérialisme britannique et sur la « nature » de la société indienne (l’Hindoustan dans l’acception de l’époque) :
« […] aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique. Nous ne devons pas oublier l’exemple des barbares qui, accrochés égoïstement à leur misérable lopin de terre, observaient avec calme la ruine des empires, leurs cruautés sans nom, le massacre de la population des grandes villes, n’y prêtant pas plus d’attention qu’aux phénomènes naturels, eux-mêmes victimes de tout agresseur qui daignait les remarquer. Nous ne devons pas oublier cette vie végétative, stagnante, indigne, que ce genre d’existence passif déchaînait d’autre part, par contrecoup, des forces de destruction aveugles et sauvages, faisait du meurtre lui-même un rite religieux en Hindoustan. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d’en faire le roi des circonstances, qu’elles faisaient d’un état social en développement spontané une fatalité toute-puissante, origine d’un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se traduisait dans le fait que l’homme, maître de la nature, tombait à genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache.
Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindustan, était guidée par les intérêts les plus abjects et agissait d’une façon stupide pour atteindre ses buts. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, elle fut un instrument inconscient de l’Histoire en provoquant cette révolution. Dans ce cas, quelque tristesse que nous puissions ressentir au spectacle de l’effondrement d’un monde ancien, nous avons le droit de nous exclamer avec Goethe :
« Sollte diese Qual uns quälen
Da sie unsere Lust vermehrt
Hat nicht Myriaden Seelen
Timur’s Herrschaft aufgzehrt ? » [6]
En dépit des « sentiments humains », la machine de l’Histoire peut admettre quelques sacrifices, qui sont d’autant plus acceptables qu’il s’agit de civilisations inférieures. On retrouve un point mort dans l’analyse marxienne des sociétés non-européennes, qui doit attirer l’attention des penseurs contemporains dans la fragile élaboration d’alternatives à la globalisation capitaliste.
Revenons sur le texte. Passons la description de la société hindoue, qui ne nécessite pas de commentaires… « Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindustan, était guidée par les intérêts les plus abjects et agissait d’une façon stupide pour atteindre ses buts. Mais la question n’est pas là. ». En effet, la question n’est pas dans la condamnation de la sanglante conquête, mais il s’agit de se dégager de l’apparence des choses, il faut aller au-delà et surmonter ses sentiments trompeurs pour prendre connaissance des forces souterraines à l’œuvre. « Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ». Sous la poussé des forces du capital qui s’étendent à travers les frontières, l’humanité tout entière progresse et s’unifie en entrant désormais dans le cours de l’histoire universelle. Et l’Angleterre joue un rôle important : « quels qu’aient été ses crimes, l’Angleterre a été l’instrument inconscient de l’histoire en menant à bien cette révolution » [7].
Il considérait l’Inde comme « une proie vouée à la conquête » [8] et « ne pouvait donc échapper au destin d’être conquise, et toute son histoire, si histoire il y a, est celle des conquêtes successives qu’elle a subies. La société indienne n’a pas d’histoire du tout, du moins pas d’histoire connue ». La dimension historique des expériences de vie de la société indienne est niée au nom d’un monopole de la fonction d’agir sur l’Histoire. C’est l’homme européen qui est acteur de l’Histoire, les autres peuples n’en ont pas, ou du moins, reproduisent continuellement la stagnation. Cette conception du monopole du rôle historique, associée à la vision hégélienne de l’histoire, conforte l’idée, d’origine religieuse, que les Européens ont été élus, non par Dieu, mais par leur degré de civilisation. L’Histoire est européenne (pour ne pas dire blanche), celle des peuples non-européens est à jeter aux oubliettes.
Marx et Engels n’ont pas beaucoup écrit sur le monde extra-européen pour la simple raison que pour eux le vieux contient est le lieu où s’écrivent les pages les plus glorieuses de l’Histoire. Incontestablement prisonniers de leurs représentations ethnocentriques, aveuglés par leur conception de l’histoire-progrès, ils considéraient que les seuls sujets de l’histoire aptes à se battre contre le capital sont les prolétaires d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord. Acceptant la frontière entre « nations civilisées » et « nations barbares », la logique orientaliste pousse Marx à se situer dans le devoir de la « mission civilisatrice ». Même si des critiques sont émises sur la violence de la colonisation, les conséquences de celle-ci sont finalement peu de choses au regard des effets éminemment civilisateurs. Pour Marx, l’Angleterre est à l’origine de « la seule révolution sociale qui ait jamais eu lieu en Asie » [9]. Il va jusqu’à préférer la colonisation britannique aux précédentes (Arabes, Turcs, Tatars et Mongols), car c’est la première fois que l’Hindoustan est colonisé par un peuple supérieur, les précédentes ayant été « hindouïsées ». La question n’est pas de « savoir si les Anglais avaient le droit de conquérir l’Inde, mais si nous devons préférer l’Inde conquise par les Turcs, par les Persans, par les Russes à L’inde conquise par les Britanniques » [10]. Le capitalisme, qui a sa légitimité historique en Occident en créant les conditions de possibilité de la société socialiste, a, en Orient, le rôle (inconsciemment) sinon le devoir de « moderniser » les sociétés « archaïques » et condamnées à disparaître, même si ce fait peut choquer la sensibilité.
Dans ce cadre, les massacres coloniaux sont évidemment secondaires. Au contraire ils sont les instruments nécessaires pour mettre en pièce des « formes politiques figées et mortes » [11]. Les massacres sont dénoncés uniquement dans le but de souligner l’hypocrisie des classes dominantes. Mais cela ne débouche jamais sur l’identification des indigènes comme opprimés ou persécutés dont les combats relèveraient d’une résistance légitime à l’expansion coloniale. Sans doute parce qu’il ne s’agissait pas d’ouvriers mais d’indigènes soumis aux coutumes « fanatiques ». Ainsi ni les indigènes ni les tribus ne sont pensés comme sujets de l’histoire avec lesquels il faut se solidariser.
De là on peut souligner les limites et l’européocentrisme du slogan qui a fait le tour du monde : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Généreux et universel en apparence, il ne se dirige en fait que vers les classes ouvrières d’Europe et d’Amérique du Nord. Donc pour que les indigènes deviennent sujets de l’histoire, ils doivent passer sous les fourches caudines de la modernité capitaliste, devenir des prolétaires. Et c’est ce rôle que joue la colonisation, un rôle de « régénération ». Avec l’apparition de grandes usines et de manufactures de coton en Asie, les paysans indigènes vont s’entasser dans les centres urbains. De là émergera les prolétaires révolutionnaires aptes à devenir sujets de l’histoire et détruire le système qui les exploite et les opprime.
[1] Voir Olivier Le Cour Grandmaison, « Le colonialisme au service de « l’Histoire » universelle », in Contre-temps, Paris, n°8, automne 2003, pp 174-189. Les citations d’Engels de ce paragraphe proviennent de cet article, sauf indication contraire.
[2] K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste, Éditions sociales, Paris, 1970, p 35.
[3] Ibid.
[4] Voir, entre autres, le recueil d’articles du Centre d’Etudes et de Recherche Marxistes, Sur le « mode de production asiatique », Éditions sociales, Paris, 1969, et Karl Wittfogel, Le despotisme oriental, éd. De Minuit, Paris, 1964.
[5] Voir Miklòs Molnàr, Marx, Engels et la politique internationale, éd. Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1975, p 201.
[6] « Cette peine doit-elle nous tourmenter Puisqu’elle augmente notre joie, Le joug de Timor n’a-t-il pas écrasé Des myriades de vies humaines » Citation du Divan occidental-oriental. K. Marx, « La domination britannique en Inde », in Du colonialisme en Asie, op. cit., pp. 32-34.
[7] K. Marx, « Chroniques anglaises », in Œuvres IV. Politique I, Paris, Gallimard La Pléiade, 1994, p 720.
[8] « Les Résultats éventuels de la domination britannique en Inde », in Du colonialisme…, op. cit., pp. 43-44.
[9] K. Marx, « Chroniques anglaises », in Œuvres IV. Politique I, op. cit., p 720.
[10] « Les Résultats éventuels de la domination britannique en Inde », in Du colonialisme…, op. cit., pp. 43-44.
[11] F. Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1971, p 38.
Abdellali Hajjat
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