Dans son livre intitulé La décennie, le grand cauchemar des années 80 paru aux éditions de La Découverte en 2006, François Cusset retrace en treize étapes ce que nous ont légué « les années fric » : culte de l’entreprise, moralisme d’une poignée d’intellectuels conservateurs nostalgiques des Lumières, parmi lesquels Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, bientôt rejoints par l’historien François Furet, conversion au libéralisme des repentis de 68.
Plus qu’un énième ouvrage sur le mitterrandisme, cet essai s’attache plutôt à mettre en lumière le lien entre les évolutions politiques de la décennie et leur terreau intellectuel, montrant comment les années 80 qui se sont elles-mêmes définies comme la fin des idéologies, à commencer par le marxisme, ont au contraire forgé une toute autre et redoutable idéologie en conjuguant les impératifs de la crise et ceux du marché.
Dans une symbiose orchestrée autour de la mort de l’intellectuel critique, quelques voix dissonantes rompent avec la réaction : celles de Michel Foucault, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, de Pierre Bourdieu, de Jacques Rancière et un plus tard de Jacques Derrida.
Simultanément, le gauchisme post-68 est passé du terrain de l’insurrection à celui de la pensée critique, créant un écart de plus en plus important avec le combat ouvrier. La révolte s’exprime alors dans la contre-culture musicale et à travers la voix de tous les jeunes précaires sur fond d’aggravation de la crise et du chômage.
Les nouveaux défenseurs de la démocratie
Réhabilitant une certaine figure notariale de l’intellectuel en se servant du déclin du marxisme, A. Glucksmann et B. Henri-Lévy accusent l’utopie de l’homme nouveau d’avoir engendré les crimes de masse. Prenant comme cœur de cible G. Deleuze et F. Guattari, ils opposent ce qu’ils appellent les théories subversives du désir au grand esprit des Lumières et se posent en nouveaux héros de la démocratie, laissant, plus soucieux de dénoncer les archipels du goulag que les dictatures sud-américaines, l’anti-marxisme prendre le pas sur l’anti-totalitarisme. Ils sonnent ainsi le glas de la critique sociale en faisant « des droits de l’homme un dogme et non une exigence spécifique. » Parallèlement, le fétichisme du marché impose le concept de créativité dans l’entreprise, déplaçant les paradigmes abstraits de l’émancipation vers ceux de la co-gestion et de l’Etat régulateur, recyclant ainsi l’utopie social- libertaire en instrument principal d’une vaste normalisation socio-économique. Ce qui, sur les traces de la deuxième gauche libérale et auto-gestionnaire, amènera Michel Rocard à opposer deux cultures de la gauche française : l’une étatiste et jacobine et l’autre décentralisatrice et démocrate.
Si les années 70 nous ont légué avec le féminisme et l’écologie une autre vision des processus de libération, elles n’en ont pas moins fait basculer la pensée dans une entreprise de révision généralisée des idéaux d’émancipation sociale. C’est dans cet esprit que François Furet incarne la naissance d’une histoire libérale mettant définitivement fin aux dénonciations du droit bourgeois comme si, souligne Jacques Rancière, « l’enjeu était de savoir de quel côté liquider le marxisme : celui de la société civile (…) ou du bon Etat. » Intellectuel officiel du pouvoir et cheville ouvrière des célébrations commémoratives de mai 68, F.Furet remet à l’honneur, contre les imageries du peuple, les représentations de la monarchie en déroute.
La candidature de Coluche aux élections présidentielles, véritable défi à l’ordre politique, se produit dans ce contexte d’ hystérie manageriale pour rappeler, contre les élites éclairées, les enjeux fondamentaux de la démocratie.
Le premier septennat de Mitterrand
L’élection de François Mitterrand à la présidence de la république s’ouvre en 81 sur un mélange de réformes sociales et de mises en scène spectaculaires destinées à instaurer, sous le ministère de Jacques Lang, une coupure entre le politique et le culturel et à recycler l’héritage insurrectionnel de 68 sous la bannière d’une « fête réussie » et d’ « une révolution manquée ». La fête s’institutionnalise comme le « rituel d’une excitation collective » et comme un nouvel art de vivre contre les avatars du mouvement social. L’engouement pour le « tout culturel » est redoublé par le culte des nouvelles technologies et de la télévision. L’émergence et l’action de SOS racisme en 85 s’inscriront dans ce même registre apolitique.
Seule s’élève, contre le consensus de ce début de mandat, la voix de Michel Foucault pour revendiquer, au-delà de l’abolition de la peine de mort et de la régularisation des sans-papiers, des réformes plus profondes sur les droits et les libertés, notamment contre les détentions préventives, les peines de substitution et les politiques sécuritaires de prévention. Elle sera rejointe par celle de Pierre Bourdieu pour s’opposer à la position du pouvoir mitterrandien lorsque celui-ci refusera, au nom du principe de non-ingérence, d’intervenir en Pologne contre la répression organisée par le général Jaruzelski à l’encontre du mouvement social de Solidarnosc.
La voix de ces intellectuels critiques reste alors très isolée parmi leurs pairs. En effet, la naissance en 81 de la fondation Saint-Simon inaugure le plus puissant think- tank français du 20ème siècle. Son principal animateur, Pierre Rosanvallon, qui vient juste de publier La crise de l’Etat-Providence, diagnostique l’incompatibilité des politiques de protection sociale avec l’évolution de l’économie mondiale alors même que les mesures d’austérité annoncées en 82 semblent, sous couvert de réalisme, entériner la prophétie. A charge du troisième secteur, associatif et local, de faire coincider les initiatives de la société civile avec la créativité économique individuelle.
L’accroissement du chômage, de la pauvreté et du sida tisse la toile de fond d’une montée soudaine du Front National alors même qu’une série de réformes dont se félicitent les milieux financiers est mise en œuvre : rigueur salariale, allègement de la fiscalité, modernisation des marchés financiers, flexibilité de l’emploi, dispositifs d’emplois aidés et de stages destinés à endiguer le chômage des jeunes. La marche des Beurs pour l’égalité des droits et contre le racisme de 85 accompagne l’idée d’une culture jeune. Opportunément récupérée par le gouvernement, la défense de la diversité offre un débouché social à un pouvoir que sa politique d’austérité rend de plus en plus impopulaire.
Les figures apolitiques de l’antiracisme
À la figure emblématique de l’ouvrier, symbole du socialisme français, va se substituer durablement celle de l’immigré, tandis que sous les devises du « United colors of Benetton », des Restos du cœur et de l’action humanitaire se profile un engagement compassionnel opposant à la politique et à la critique posture morale et culture de l’immédiateté.
Ces partis pris contre les discriminations sont bien loin des réalités de ceux qui les vivent quotidiennement, le plus souvent relégués aux grands ensembles insalubres, à peine effleurés par les politiques d’urbanisme successives.
« L’angélisme chrétien de l’heureuse diversité est, écrit François Cusset, indissociable du paternalisme des doctrines républicaines, avec le triomphe d’un discours de l’intégration et de son argument civilisateur d’origine coloniale. » Lequel butera en 90 sur l’écueil de l’islam devenu, dès 89 et la première affaire du voile à l’école, le repoussoir idéal, autorisant tous les amalgames avec le terrorisme. Le durcissement républicain et laïc se drape, contre un prétendu obscurantisme si contraire à l’esprit des Lumières, d’une nouvelle légitimité.
Cette bipolarité entre antiracisme et anti-islamisme creuse le fossé qui perdure aujourd’hui entre mouvements antiracistes et luttes anticapitalistes, faisant dépendre certains principes de l’antiracisme de ceux du libéralisme.
Les premières failles d’une défense de la diversité réduite à sa forme institutionnelle apparaissent en 86 avec l’inflation des contrôles de police arbitraires, l’expulsion, par charters entiers, d’immigrés, les bavures policières et la réforme du code de la nationalité mettant en cause la tradition française du droit du sol.
C’est le moment où Bernard Tapie, fils d’ouvrier promu en icône de l’entreprise, entre en campagne électorale avec le récit d’une ascension plus proche « d’une agit-prop managériale aux accents autoritaires que d’un plaidoyer libertaire. Il y vante l’armée et la guerre, y célèbre le culte des chefs, y criminalise l’échec et individualise toute responsabilité. »
Entre 91 et 95, ce sont les guerres qui justifieront l’engagement des intellectuels conservateurs aux côtés des Pershings : intervention américaine en Irak pour libérer le Koweit, répression des islamistes du FIS par l’armée algérienne, conflit yougoslave, intervention russe en Tchétchénie, Somalie et massacres au Rwanda. Sous l’impulsion d’une dénonciation du mal et d’une indignation morale que F. Cusset qualifie de « formes à priori du débat politique », les discours contre la victimisation recouvrent la confusion constante entre luttes internationales des minorités ethniques et formes d’expression identitaires en France.
Le second septennat et la rhétorique des fins
Tandis que s’effectue un glissement de la gauche vers le centre, 1989 marque, avec la rhétorique de la fin des idéologies (fin du Rideau de Fer, fin des régimes communistes, fin de la révolution, fin des juntes militaires sud-américaines et de l’Apartheid), le préambule des visions eschatologiques du désenchantement de l’homme et de la fin de l’histoire hantant la dernière décennie du siècle.
Mais la convergence centriste gagne surtout les classes moyennes autour du consensus anti-totalitaire, laissant à la presse de gauche, Libération en tête, le soin d’ amorcer les transitions : des « années fric » vers les années éthiques, des années « charity » vers les années responsables, mais aussi du tout entreprise vers le management de qualité et l’entreprise morale respectueuse, contre le productivisme aveugle, de l’environnement et de l’écologie.
Le second septennat de Mitterrand laisse toute latitude à Jacques Chirac pour défaire une partie des acquis du premier, des nationalisations aux libertés civiles, mettant en évidence l’absence de projet à gauche. Au fur et à mesure de ce déclin s’impose l’image d’une monarchie présidentielle et d’un chef de l’Etat occupant une position « royalement apolitique », au-dessus des logiques partisanes, et auquel n’incombent plus que l’ordre social et la continuité de l’Etat. Cette naturalisation du pouvoir aboutira à un effacement durable des clivages entre la droite et la gauche, précisément au moment où les profanations du cimetière de Carpentras, la montée de l’extrême droite et les émeutes de Vaux-en-Velin se disputent le terrain politique. Le soulèvement des banlieues agit comme le retour du refoulé majeur de cette décennie : le prolétariat.
Si les années 90 sont hantées, pour filer la formule de Marx « Un spectre hante l’Europe… », par la fin du communisme, elles remportent surtout le prix du monétarisme, l’augmentation exponentielle des profits égalant la courbe du chômage et le creusement des inégalités.
Elles se seront pourtant au bout du compte révélées impuissantes à neutraliser la critique, ce dont témoigne, avec l’émergence des nouveaux mouvements sociaux, le renouveau de la critique sociale et intellectuelle diffusée autour de Pierre Bourdieu. Car sous les vocables d’exclusion et d’intégration fait rage la plus redoutable des normalisations en cours.
Tandis que les affaires de corruption se multiplient et qu’une télévision de plus en plus populiste s’érige en juge, confisquant le débat public, les luttes de défense des sans-droits et des minorités : logement, sans-papiers, PACS, loi sur la parité, « indigènes » de banlieue, alter-mondialisme, dessinent les contours des nouvelles formes de radicalisation en restaurant le lien entre lutte sociale et combat identitaire.
L’anti-marxisme et le déluge politico-médiatique, aggravés par une personnalisation du pouvoir dont s’inspirent ses formes actuelles d’exercice, ont certes précipité entre 80 et 90 le basculement de la politique dans la publicité, de l’Histoire dans l’actualité et de la critique dans l’expertise. Mais ils n’ont pu éteindre, malgré vingt ans de désert militant, ni la résistance, ni les désirs et les aspirations constitutifs d’un sujet politique sans lequel aucune lutte sociale n’est possible. La grande vague de mobilisation de décembre 95 n’en aura été, espérons-le, que la face émergée de l’iceberg.
Les rêves de l’avenir ne peuvent effacer le compte des succès mais aussi des trahisons qui guettent toute révolution. Le voyage dans le temps auquel nous invite François Cusset, avec la mémoire d’au moins deux générations, n’a de cesse de nous le rappeler.
Patricia Osganian
Le grand cauchemar des années 80
Publié par Le Bougnoulosophe à 11/27/2010
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