Le racisme et la xénophobie ne sont pas les résidus d’un « passé qui ne veut pas passer », des archaïsmes qui survivent à la disparition des conditions qui les ont engendrés. Les cataclysmes du xxe siècle ne nous ont pas vacciné contre la tentation de stigmatiser, l’habitude d’exclure et parfois le plaisir de haïr la diversité. De ce point de vue, la xénophobie contemporaine est profondément liée à l’histoire du racisme, substrat d’une modernité qui modifie sa morphologie mais pas sa fonction. Historiciser la fabrique raciste de l’altérité est donc nécessaire pour comprendre comment elle se perpétue aujourd’hui. Trop souvent le racisme est considéré comme une sorte de pathologie plutôt que comme une norme de la modernité. Nous devons savoir que, pour le combattre, il faut remettre en cause un ordre social et un modèle de civilisation, pas une de ses déformations ou distorsions. Il faudrait ensuite partir du constat que le succès du racisme et de la xénophobie ne tient pas à leur véridicité ou à leur capacité de décrire objectivement le réel (auquel ils apporteraient éventuellement des réponses fausses ou inacceptables d’un point de vue éthique, selon un vieux lieu commun) mais à leur efficacité, à leur caractère opératoire. Le racisme et la xénophobie sont un processus de construction symbolique de l’ennemi - inventé en tant que figure négative - visant à satisfaire une quête identitaire, un désir d’appartenance, un besoin de sécurité et de protection. Dévoiler leurs mécanismes et dénoncer leurs mensonges est certes nécessaire mais insuffisant (et souvent inutile), car leur influence ne se fonde ni sur des vertus cognitives ni sur des arguments rationnels - même lorsqu’ils se présentent comme un discours « objectif » - mais sur un dispositif compensatoire, sur la recherche d’un bouc émissaire.
Né vers la fin du xviiie siècle, puis entré en symbiose avec le colonialisme et le nationalisme modernes, le racisme a atteint son apogée au siècle dernier, lorsque la rencontre entre le fascisme et l’antisémitisme a connu dans l’Allemagne nazie un épilogue exterminateur. Selon une intuition formulée jadis par Pierre-André Taguieff - aujourd’hui passé avec armes et bagages à la droite néo-conservatrice -, le discours raciste contemporain a connu une véritable métamorphose, en abandonnant son orientation hiérarchique et « racialiste » (selon le vieux modèle de Gobineau, Chamberlain, Vacher de Lapouge ou Lombroso) pour devenir différentialiste et culturaliste. Autrement dit, il a glissé de la « science des races » à l’ethnocentrisme [1]. Ces mutations, cependant, ne modifient pas l’ancien mécanisme de rejet social et d’exclusion morale qu’Erving Goffman avait résumé par le concept de stigmate [2]. Pendant les années 1990, le racisme est réapparu avec force en Europe, nullement gêné par la diffusion des liturgies officielles qui conduisaient rituellement les autorités politiques et religieuses à communier autour du « devoir de mémoire », et envoyaient les adolescents de nos lycées visiter les sites des camps d’extermination nazis. Si le racisme est revenu au devant de la scène ce n’est pas « à cause de l’immigration », selon un cliché bien connu, mais parce qu’il appartient, comme l’écrit Alberto Burgio, au « code génétique de la modernité européenne [3] ».
Mais le racisme se perpétue en faisant peau neuve et en ajoutant de nouveaux casiers à son « archive » inépuisable de l’exclusion et de la haine. L’enchevêtrement de racisme et fascisme, nationalisme et antisémitisme qui s’est produit en Europe pendant la première moitié du xxe siècle, n’existe plus aujourd’hui. Le nationalisme et l’antisémitisme prolifèrent encore parmi les nouveaux pays membres de l’Union Européenne, où ils peuvent renouer avec une histoire interrompue en 1945 et se nourrir des ressentiments cumulés pendant quatre décennies de « socialisme réel ». Dans cette partie du continent, ils revendiquent une filiation à l’égard des dictatures des années 1930, comme Jobbik en Hongrie, qui reprend l’héritage des Croix fléchées et cultive la mémoire du maréchal Horthy, ou exhument une ancienne mythologie revancharde et expansionniste, comme le Parti de la Grande Roumanie ou le Parti Croate des Droits (HSP), continuateur du mouvement oustachi d’Ante Pavelic. En Europe occidentale, cependant, le fascisme est pratiquement inexistant, en tant que force politique organisée, dans les pays qui en ont été le berceau historique. En Allemagne, l’influence sur l’opinion des mouvements néonazis est quasiment nulle. En Espagne, où le legs du franquisme a été recueilli par le Parti populaire, national-catholique et conservateur, les phalangistes sont une espèce en voie d’extinction. En Italie, nous avons assisté à un phénomène paradoxal : la réhabilitation du fascisme dans le discours public et même dans la conscience historique d’un segment significatif de la population - l’antifascisme était le code génétique de la « Première République », pas de l’Italie de Berlusconi - a coïncidé avec une métamorphose profonde des héritiers de Mussolini. Futur et Liberté, le parti que vient de lancer leur leader, Gianfranco Fini, se présente comme une droite libérale, réformiste et « progressiste » qui s’attaque au conservatisme politique de Berlusconi et à l’obscurantisme culturel de la Ligue Nord. Tout en se situant plus à droite dans l’échiquier politique français, le Front National essaie, sous l’impulsion de Marine Le Pen, de s’affranchir de l’image traditionnelle d’une extrême droite faite de partisans de la Révolution Nationale, d’intégristes catholiques et de nostalgiques de l’Algérie française. Si une composante fascisante demeure en son sein, aujourd’hui elle n’est pas hégémonique. Lors de son dernier congrès, le Front National s’est livré à un exercice inédit de renouvellement de son langage, en adoptant une rhétorique républicaine qui n’appartient pas à sa tradition. Si la succession de Marine Le Pen à son père montre une volonté de continuité, en prenant les traits d’une passation dynastique, elle témoigne aussi d’une indiscutable volonté de rénovation : aucun mouvement fasciste classique n’a jamais confié son leadership à une femme.
Le déclin de la tradition fasciste laisse toutefois la place à l’essor d’une extrême droite de type nouveau, dont l’idéologie intègre les mutations du xxie siècle. Le politologue Jean-Yves Camus a été un des premiers à en saisir les traits inédits : l’abandon du culte de l’État au profit d’une vision du monde néolibérale axée sur la critique de l’État Providence, la révolte fiscale, la dérégulation économique et la valorisation des libertés individuelles, opposées à toute interférence étatique [4]. Le refus de la démocratie - ou son interprétation dans un sens plébiscitaire et autoritaire - ne s’accompagne pas toujours du nationalisme qui, dans certains cas, est troqué pour des formes d’ethnocentrisme remettant en cause le modèle de l’État-nation, comme le montrent la Ligue Nord italienne ou l’extrême droite flamande. Ailleurs, le nationalisme prend la forme d’une défense de l’Occident menacé par la mondialisation et le choc des civilisations. Le cocktail singulier de xénophobie, d’individualisme, de défense des droits des femmes et d’homosexualité assumée que Pim Fortuyn avait concocté aux Pays-Bas en 2002, a été la clef d’une percée électorale durable. Des traits similaires caractérisent d’autres mouvements politiques en Europe du Nord tel le Vlaams Belang en Belgique, le Parti populaire danois et l’extrême droite suédoise, qui vient de faire son entrée au Parlement de Stockholm. Mais nous les retrouvons aussi - bien que mélangés à des stéréotypes plus traditionalistes - chez le Parti Libéral Autrichien (dont le leader charismatique fut Jörg Haider) qui s’est imposé, lors des élections d’octobre dernier, comme la deuxième force politique à Vienne (27 % des voix).
L’élément fédérateur de cette nouvelle extrême droite réside dans la xénophobie, déclinée comme un rejet violent des immigrés. Le migrant de nos jours est l’héritier des « classes dangereuses » du xixe siècle, peintes par les sciences sociales positivistes de l’époque comme un réceptacle de toutes les pathologies sociales, de l’alcoolisme à la criminalité et à la prostitution, jusqu’aux épidémies comme le cholera [5]. Ces stéréotypes - souvent condensés en une représentation de l’étranger aux traits psychiques et physiques bien marqués - découlent d’un imaginaire orientaliste et colonial qui a toujours permis de définir, négativement, des identités incertaines et fragiles, fondées sur la crainte de l’« autre », toujours perçu comme l’« envahisseur » et l’« ennemi ». Dans l’Europe de nos jours, le migrant prend essentiellement les traits du musulman. L’islamophobie joue aujourd’hui pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis celui de l’antisémitisme pour les nationalismes et les fascismes d’avant la Seconde Guerre mondiale. La mémoire de la Shoah - une perception historique de l’antisémitisme au prisme de son aboutissement génocidaire - tend à obscurcir ces analogies pourtant évidentes. Le portrait de l’Arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du Juif construit par l’antisémitisme au début du xxe siècle. Les barbes, tephillim et caftans des Juifs immigrés d’Europe centrale et orientale d’autrefois correspondent aux barbes et voiles des musulmans de nos jours. Dans les deux cas, les pratiques religieuses, culturelles, vestimentaires et alimentaires d’une minorité ont été mobilisées afin de construire le stéréotype négatif d’un corps étranger et inassimilable à la communauté nationale. Judaïsme et islam fonctionnent ainsi comme des métaphores négatives de l’altérité : il y a un siècle, le Juif peint par l’iconographie populaire avait forcément un nez crochu et des oreilles décollées, de même qu’aujourd’hui l’islam est identifié à la burqa, même si 99,99% des femmes musulmanes vivant en Europe ne portent pas le voile intégral. Sur le plan politique, le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchevisme. Aujourd’hui, l’antisémitisme demeure un trait distinctif des nationalismes d’Europe centrale, où l’islam est quasi inexistant, et le tournant de 1989 a revitalisé les vieux démons (toujours présents, même là où il n’y a plus de juifs), mais il a presque disparu du discours de l’extrême droite occidentale (qui parfois affiche ses sympathies à l’égard d’Israël). Aux Pays-Bas, Geert Wilders a fait de la lutte contre l’« islamo-fascisme » son fonds de commerce. Consultés par référendum, 57% des Suisses se sont prononcés le 28 novembre pour l’interdiction des minarets. Jusqu’à présent, seules quatre mosquées sur 150 en possédaient un dans la confédération helvétique : ce seuil restera infranchissable. En Italie comme en France, plusieurs voix se sont levées pour proposer des mesures analogues, en montrant que, loin d’être une lubie de la droite xénophobe et populiste suisse, la volonté de stigmatiser l’islam concerne l’Europe dans son ensemble. Shlomo Sand a raison de souligner que l’islamophobie constitue aujourd’hui un ciment de l’Europe - dont on ne manque jamais de rappeler la matrice « judéo-chrétienne » - de même que l’antisémitisme a joué un rôle fondamental, au xixe siècle, dans le processus de construction des États nationaux [6].
Cette nouvelle extrême droite « défascisée » prend alors la forme du populisme. Le concept, comme chacun sait, est vague, élastique, ambigu, voire détestable lorsqu’il est utilisé pour affirmer le mépris aristocratique vis-à-vis du peuple. Reste que les percées électorales fréquentes de cette nouvelle extrême droite prouvent sa capacité à trouver un consensus auprès des classes laborieuses et des couches les plus démunies. Le populisme de droite — Ernesto Laclau l’a bien souligné [7] — s’alimente du désarroi d’un peuple qui a été abandonné par la gauche, dont la tâche devrait être celle de l’organiser et le représenter. Le populisme, enfin, est une catégorie transversale qui indique une frontière poreuse entre la droite et l’extrême droite. Si quelqu’un avait des doutes à ce sujet, Sarkozy s’est chargé de les dissiper depuis son élection, d’abord en créant un ministère de l’Immigration et de l’identité nationale, puis en lançant une campagne contre les Tziganes, raflés et expulsés sur la base d’un recensement ethnico-racial, en suscitant l’approbation enthousiaste de nombreux représentants des droites européennes, in primis la droite italienne. Au fond, la lutte pour l’égalité des droits - en évitant les conflits stériles entre le nationalisme républicain et le multiculturalisme communautariste - revient à l’ordre du jour, en ce début du xxie siècle, comme elle le fut au xixe siècle, lorsque la bourgeoisie libérale ascendante s’opposait à la démocratie en restreignant le suffrage par de fortes barrières de classe, de genre et de race. Aujourd’hui, malgré les lois promulguées dans plusieurs pays, les femmes sont toujours sous-représentées au sein de nos institutions ; les classes populaires désertent de plus en plus les urnes, indifférentes à l’égard d’un système politique qu’elles perçoivent comme étranger, voire hostile ; les populations migrantes, enfin, restent exclues de tout droit. Voilà les traits marquants de notre « mondialisation heureuse ».
Les métamorphoses du racisme et de la xénophobie ne peuvent pas rester sans conséquences politiques. Si l’antifascisme est un combat d’une évidente actualité dans les nouveaux pays de l’Union Européenne, où nous assistons aujourd’hui à la montée d’une extrême droite nationaliste, antisémite et fascisante, la situation est bien différente à l’Ouest. Certes, dans un continent qui a connu Mussolini, Hitler et Franco, l’antifascisme devrait s’inscrire dans le code génétique de la démocratie comme un élément constitutif de notre conscience historique. Lutter contre les nouvelles formes de racisme et de xénophobie au nom de l’antifascisme risque cependant de se révéler un combat d’arrière-garde. L’antifascisme a rempli son rôle - en tant que mouvement politique organisé - dans les années 1980 et 1990, lorsque, notamment en France, il était confronté à l’émergence d’une extrême droite de matrice fasciste (même si le contexte général n’était plus celui des années 1930). Mais il ne s’agit pas, aujourd’hui, de défendre une démocratie menacée. Le racisme et la xénophobie présentent deux visages, somme toute complémentaires : d’une part, celui de nouvelles extrêmes droites « républicaines » (protectrices de « droits » délimités sur des bases ethniques, nationales ou religieuses) ; d’autre part, celui des politiques gouvernementales (camps de rétention pour sans-papiers, expulsions planifiées, lois visant à stigmatiser et discriminer des minorités ethniques ou religieuses). Ce nouveau racisme s’accommode de la démocratie représentative, en la remodelant de l’intérieur. C’est donc la démocratie elle-même qu’il faudrait repenser, ainsi que les notions d’égalité des droits et de citoyenneté, pour redonner un souffle à l’antiracisme.
Enzo Traverso
[1] Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé, La Découverte, Paris, 1988.
[2] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, 1975.
[3] Alberto Burgio, Nonostante Auschwitz. Il « ritorno » del razzismo in Europa, Derive Approdi, Rome, 2010.
[4] Jean-Yves Camus, « Du fascisme au national-populisme. Métamorphoses de l’extrême droite en Europe », Le Monde diplomatique, mai 2002.
[5] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Perrin, Paris, 2007 (éd. or. 1958).
[6] Shlomo Sand, « From Judeophobia to Islamophobia. Nation-building and the construction of Europe », Jewish Quarterly, 2010, n. 215.
[7] Ernesto Laclau, La Raison populiste, Éditions du Seuil, Paris, 2008.
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