« Ce livre, qui est déjà considéré dans la monde entier comme une étude classique de la psychologie de peuples opprimés, est connu maintenant, parmi les militants du mouvement de libération noire en Amérique, comme la « Bible ».
Il fut écrit par un Noir né à la Martinique, élevé à Paris et qui atteint le sommet de son génie dans le creuset de la révolution algérienne. L'ouvrage de Fanon est à lui seul un évènement historique. Il marque en effet un moment très significatif dans l'histoire de l'évolution des peuples colonisés du globe ; celui de la poursuite de leur libération nationale, de la modernisation de leur économie et de leurs défenses contre les intrigues interminables des nations impérialistes.
A une certaine étape de la transformation psychologique d'un peuple soumis, en lutte pour sa liberté, une poussée de violence se développe dans l'inconscient collectif. Les opprimés éprouvent un besoin incontrôlable de tuer leurs maîtres. Mais ce sentiment engendre quantité de conflits, car, venant de prendre conscience de son désir de frapper l'oppresseur, le peuple fuit cet élan avec terreur ; alors la violence se retourne contre elle-même. Et les opprimés se battent les uns contre les autres : ils s’entre-tuent et s'infligent à eux-mêmes ce qu'il aimeraient, en fait, infliger à leur maître. Intimidés par l'énorme puissance des armes de l'oppresseur, les colonisés pensent que celui-ci est invincible et qu'il est vain même de rêver de l'affronter. Lorsque la poussée révolutionnaire visant à abattre l'oppresseur est étouffée, des troubles de la personnalité se font jour.
Pendant la révolution, Fanon travailla dans un hôpital d'Algérie. En tant que psychiatre, il fut à même d'y étudier soigneusement des Algériens qui avaient été atteints de troubles psychologiques sous la pression de la situation révolutionnaire. Les damnés de la terre comporte un appendice où l'auteur passe en revue plusieurs cas. Il y décrit l'élan révolutionnaire et les tentatives des patients pour s'en évader par un processus de refoulement psychique.
Tous les patients de Fanon n'étaient pas des Algériens colonisés. Il y avait aussi des policiers français, ébranlés par la brutalité qui les entourait et dans laquelle ils étaient engagés ; des soldats français qui, ayant torturés des prisonniers de façon abjecte, se trouvaient souvent dans des situations où toutes leurs rationalisations s'écroulaient, les laissant face-à-face avec leurs actes inhumains.
Ce qui rend ce livre si significatif, c'est qu'il exprime la voix d'un intellectuel révolutionnaire noir qui s'adresse directement à son peuple pour lui montrer le moyen de regrouper ses forces. Fanon enseigne que l'essentiel est de concentrer la haine et la violence sur leur véritable objectif : l'oppresseur. Désormais, dit Fanon, soyez implacables. La même idée est développée par LeRoi Jones dans sa pièce Dutchman lorsque son personnage Clay crie à la blanche qui l'a tourmenté : « un petit meurtre nous rendra la santé à tous » (parlant des Noirs vis-à-vis des blancs). Ce livre rend légitime l'élan de violence révolutionnaire. Il enseigne aux colonisés qu'il est parfaitement normal de vouloir se soulever, de faire tomber les têtes des maîtres, d'affronter l'oppresseur, car c'est un moyen pour eux de faire la preuve qu'ils sont des hommes.
A la suite des émeutes de Watts et de tous les autres soulèvements qui ont mis le feu aux ghettos américains, il est évident que la manière dont les opprimés ressentent les choses et réagissent diffère très peu, que ce soit en Algérie, au Kenya, en Angola ou à Los Angeles, et que les oppresseurs soient les Français, les Anglais, les Portugais ou les Yankees.
Le philosophe français Jean-Paul Sartre écrivit une préface à ce livre qui, dit-il, n'en avait pas besoin. Cette introduction est à elle seule un chef d’œuvre. Sartre a interprété la pensée de Fanon à l'intention d'un public blanc et dans la mesure où il a insisté sur le fait qu'il s'agissait d'un livre à ne négliger en aucun cas, sa contribution a été précieuse. »
(Eldridge Cleaver, 15 janvier 1967)
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