Mais pourquoi les hommes préférent-ils la servitude à la liberté ?
« Par pouvoir, je ne veux pas dire « le Pouvoir », comme ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir, je n’entends pas non plus un mode d’assujettissement qui, par opposition à la violence, aurait la forme de la règle. Enfin je n’entends pas un système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier.
L’analyse, en terme de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’Etat, la forme de la loi ou l’unité globale de domination ; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales. Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales.
La condition de possibilité du pouvoir, en tout cas le point de vue qui permet de rendre intelligible son exercice, jusqu’en ses effets les plus « périphériques », et qui permet aussi d’utiliser ses mécanismes comme une grille d’intelligibilité du champ social, il ne faut pas la chercher dans l’existence première d’un point central, dans un foyer unique de souveraineté d’où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables.
Omniprésence du pouvoir : non point parce qu’ il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout. Et « le » pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’autoreproducteur, ce n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une certaine situation stratégique complexe dans une société donnée. Faut-il alors retourner la formule et dire que la politique, c’est la guerre poursuivie par d’autres moyens ?
Peut-être, si on veut toujours maintenir un écart entre guerre et politique, devrait-on avancer plutôt que cette multiplicité des rapports de force peut être codée - en partie et jamais totalement - soit dans la forme de la « guerre », soit dans la forme de la « politique » ; ce serait là deux stratégies différentes (mais promptes à basculer l’une dans l’autre) pour intégrer ces rapports de force déséquilibrés, hétérogènes, instables, tendus.
En suivant cette ligne, on pourrait avancer un certain nombre de propositions :
- que le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles;
- que les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (processus économiques, rapports de connaissance, relations sexuelles), mais qu’elles leur sont immanentes ; elles sont les effets immédiats des partages, inégalités et déséquilibres qui s’y produisent, et elles sont réciproquement les conditions internes de ces différenciations ; les relations de pouvoir ne sont pas en relation de superstructure, avec un simple rôle de prohibition ou de reconduction; elles ont, là où elles jouent, un rôle directement producteur ;
- que le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de support à de larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social. Ceux-ci forment alors une ligne de force générale qui traverse les affrontements locaux, et les relie ; bien sûr, en retour, ils procèdent sur eux à des redistributions, à des alignements, à des homogénéisations, à des aménagements de série, à des mises en convergence. Les grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continûment l’intensité de tous ces affrontements ;
- que les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives. Si, de fait, elles sont intelligibles, ce n’est pas parce qu’elles seraient l’effet, en terme de causalité, d’une instance autre, qui les « expliquerait », mais, c’est qu’elles sont, de part en part, traversées par un calcul : pas de pouvoir qui s’exerce sans une série de visées et d’objectifs. Mais cela ne veut pas dire qu’il résulte du choix ou de la décision d’un sujet individuel ; ne cherchons pas l’état-major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l’Etat, ni ceux qui prennent les décisions économiques les plus importantes ne gèrent l’ensemble du réseau de pouvoir qui fonctionne dans une société (et la fait fonctionner) ; la rationalité du pouvoir, c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent - cynisme local du pouvoir - qui, s’enchaînant les unes aux autres, s’appelant et se propageant, trouvent ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d’ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant, il arrive qu’il n’y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler : caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui coordonnent des tactiques locales dont les « inventeurs » ou les responsables sont souvent sans hypocrisie ;
- que là où il y a pouvoir, il y a résistance et que pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. Faut-il dire qu’on est nécessairement « dans » le pouvoir, qu’on n’y échappe pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui, d’extérieur absolu, parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? Ou que, l’histoire étant la ruse de la raison, le pouvoir est la ruse de l’histoire - celui qui toujours gagne ? Ce serait méconnaître le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. » (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, La volonté de savoir)
La conception du « pouvoir » chez Foucault
Publié par Le Bougnoulosophe à 6/10/2011
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