Souvenirs du Tout-Monde...
Seuls les voyages ont le pouvoir de faire se rencontrer les écrivains. Hors de leur lieu d’origine, ils cessent soudain d’être des gens renfermés et égocentriques. Je n’ai pour ma part rencontré Edouard Glissant que très rarement à la Martinique, mais dans ce qu’il a appelé le « Tout-monde », oui, nous nous sommes souvent vus. Contrairement aux artistes (musiciens, chanteurs etc.) ou aux sportifs, les écrivains ne gagnent pas d’argent ou très peu. Leur seul privilège est de pouvoir voyager un peu partout sans avoir à débourser quoi que ce soit, alors nous en profitons. Les souvenirs les plus forts que j’ai de cet immense écrivain se situent donc forcément hors de notre terre natale, quoique partout où nous allons nous n’avons cesse de parler d’elle, d’évoquer son histoire tragique, sa langue et sa culture déclinantes, l’impasse politique dans laquelle elle se trouve depuis un demi-siècle.
Edouard Glissant fait partie des trois écrivains (avec Aimé Césaire ou Frantz Fanon) qui ont réussi cette chose extraordinaire : faire exister la minuscule Martinique sur la carte du monde. Connaissez-vous la république autonome du Borchkhotorstan ? Non, je suppose. Elle est pourtant plus vaste que Cuba et plus peuplée que la Jamaïque et fait partie de la Fédération de Russie. Alors, Glissant, au début, m’intimidait. Jusqu’à ce que je découvre un grand…timide. En tout cas à l’oral d’où peut-être son élocution lente, voire hachée. A l’écrit par contre, sa parole est d’une majesté qui en impose. Je me souviens que lors du baptême du collège de Places d’Armes (Lamentin) à son nom, il avait souri lorsque, invité à prendre la parole, j’avais avoué avoir lu, à l’âge de 18 ans, trois pages de son fameux roman « La Lézarde » (Prix Renaudot 1958) et avoir refermé immédiatement l’ouvrage pour ne le rouvrir qu’à l’âge de trente ans. Pourquoi ? Parce que j’y avais découverte une écriture si puissante que je m’étais dis que si jamais je m’y enfonçais, si je continuais à lire l’ouvrage, jamais je ne pourrais devenir écrivain à mon tour. Cette écriture n’a jamais cessé de m’impressionner, même si, comme je l’avouais à Glissant, j’avais cessé de la comprendre. Autant ses essais me semblaient limpides, autant ses romans, à partir de « Malemort » (1975), m’ont paru de plus en plus hermétiques.
Louisiane
Glissant est le premier, dans la sphère francophone en tout cas, à avoir analysé (et célébré) le processus de créolisation qui a donné naissance à nos sociétés, prenant congé d’un seul coup ce qu’il appelait nos arrière-mondes à savoir l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Mais prendre congé ne signifie nullement rejeter ou renier comme insinuent certains esprits obtus, mais tout simplement vouloir habiter son lieu et son histoire. Chercher à exprimer sa propre parole. Que nous le voulions ou nom, notre lieu de naissance est l’Habitation. C’est dans l’enfer esclavagiste que nos ancêtres se sont peu à peu redressés, qu’ils ont cessé d’être des sous-hommes ou des bêtes de somme et qu’ils ont créé de toute pièce une nouvelle langue et une nouvelle culture pour devenir des êtres humains à part entière. « Créole » vient du latin « creare » qui signifie « créer ». Tout cela Glissant l’exprime et l’expose dans des analyses, brillantes, parfois géniales, qui déroutent l’universitaire pur jus. C’est que sa pensée fonctionne tout à la fois avec des concepts et des métaphores, ce qui est mal vu de l’institution académique où seul le concept, dit scientifique, a droit de cité. La métaphore, elle, est laissée aux poètes. De plus, Glissant avait cet art magistral qui consiste à emprunter des idées, à les retravailler et à les recycler de manière souvent fulgurante sans toujours…citer ses sources. Autre motif d’agacement des universitaires pour qui la bibliographie est un élément fondamental de leur démarche.
Nous en riions et nous chamaillions tous les deux chaque fois que nous nous rencontrions, lui défendant bec et ongles sa manière de faire, moi, privilégiant la manière universitaire. Et cela jusque sur les bayous de Louisiane ! Ces mangroves magnifiques aux mille entrelacements qu’en 1991, alors qu’il était directeur du Centre d’Etudes Francophones de l’Université de Bâton-Rouge, il nous invita à parcourir, à l’occasion d’un colloque sur le système de plantation. Chaque soir, ce dispendieux, cet homme au grand cœur, tenait table ouverte, dans sa maison située au bord d’un lac et nous, les participants au colloque, l’entourions comme s’il avait parole d’oracle. Un jour, en débarquant sur la terre ferme, nous vîmes une boutique, au sens créole du terme, perdue au fin fond des bayous. Une boutique comme en en trouvait jadis dans la campagne du Lorrain ou de Sainte-Marie. Elle avait pour enseigne : « CREOLE BELLE ». Se tournant vers moi, Glissant me lança, souriant énigmatiquement comme à son habitude : « Ou wè ! ». mais il n’était pas pour autant un partisan acharné de l’écriture en créole et critiquait sévèrement la graphie du GEREC. Pour lui, il fallait laisser cette langue vivre librement, dans son imprévisible et sa fulgurance, non l’emprisonner dans les rets de l’alphabet. Evidemment, auteur de cinq livres en créole, je n’étais absolument pas d’accord avec pareille idée. Je trouvais que Glissant sous-estimait trop l’effrayant processus de décréolisation qui commença à affecter nos sociétés à compter de la fin des années 60.
Poétique créole
L’auteur de « Malemort » préférait partir à la recherche de ce qu’il a appelé « la poétique créole » c’est-à-dire cette manière particulière que nous avons, en tant que peuple, d’organiser notre discours, d’élaborer une rhétorique qui nous est propre. Et cette poétique forgée dans l’oralité, dans les contes, les « titim », les chants mais aussi la parole quotidienne devait pouvoir irriguer notre écriture en langue française, contraints que nous étions d’utiliser cette langue au stade historique où nous nous trouvions. Cette quête glissantienne produit à la fois une langue superbe et des textes profonds quoique énigmatiques. On peut prendre plaisir à lire Glissant sans tout comprendre, même quand on est Antillais. C’est souvent mon cas. Je me suis d’ailleurs toujours demandé comment faisaient les traducteurs de son œuvre. Lorsqu’il reçut le prestigieux Prix Puterbaugh en Oklahoma (Etats-Unis), j’étais à ses côtés dans cet état où toutes les tribus indiennes chassées par la conquête de l’Ouest étaient venues s’échouer. Et, c’est non sans une incrédulité et une admiration sans bornes que j’ai pu voir des universitaires étasuniens, anglais, canadiens, allemands, sud-américains et même un Letton décortiquer son œuvre comme si celle-ci était d’une évidente luminosité. Quand je faisais remarquer à Glissant que ces gens le comprenait mieux que moi je ne l’aurais pu, il me rétorquait en riant, de sa voix légèrement féminine (mais non pas efféminée) : « Ou two kouyon ! » (Tu es trop bête !). Plus sérieusement, il affirmait, non sans une certaine vantardise : « Mes lecteurs sont futurs ! ». Autrement dit, les Antillais ne comprennent pas mes livres aujourd’hui, mais leurs petits-enfants oui ! J’étais, pour ma part, sceptique quant à une telle prédiction.
Trajectoire
Glissant n’était pas qu’un intellectuel et un écrivain. C’était aussi un militant de la cause nationale Martiniquaise qui fut arrêté à l’aéroport du Lamentin et gardé à vue lors de l’affaire de l’OJAM (1965). Avant cela, en 1958, lorsqu’il obtint le Prix Renaudot pour son roman « La Lézarde », il se rendit au quartier Plateau Didier, habité entièrement à l’époque par la caste békée, et fit l’acquisition d’une imposante villa qu’il transforma en école : l’IME (Institut Martiniquais d’Etudes).
Lorsque le vieux Béké ruiné, qui vendait sa maison, vit ce jeune Nègre trentenaire frapper à sa porte et lui dire qu’il se portait acquéreur de sa maison, mise en vente depuis peu, il eut un sourire de commisération. « Ce n’est pas dans vos moyens, mon bon ami… » fit-il à Glissant ignorait à qui il avait affaire. Donc, Glissant aurait fort bien pu devenir fonctionnaire de l’Education Nationale Française et toucher les 40%. Il a préféré utiliser l’argent de son prix littéraire pour monter une école (qui existe encore aujourd’hui) laquelle récupéra des années durant les exclus du système pour en faire des élèves sérieux et plus tard des citoyens. Ceci mérite le respect ! D’où le caractère odieux des réactions qui suivirent l’octroi par le Conseil général et le Conseil Régional ce la Martinique d’une somme de 11.000 euros pour rapatrier Glissant, très malade, d’un hôpital étasunien très onéreux à un hôpital français. Quelles insanités n’a-t-on pas entendues sur certains sites-web antillais et dans les émissions « Coups de gueule » de diverses radios locales !
Que Glissant n’ai pas choisi de s’impliquer directement dans la politique martiniquaise ne signifie pas qu’il n’ait pas joué un rôle éminent dans notre prise de conscience collective. Un intellectuel n’a pas forcément la fibre politicienne et Aimé Césaire aimait à rappeler que le Parti communiste était venu le chercher. Glissant, en élaborant le discours de l’Antillanité, nous a donné les armes théoriques pour nous ancrer dans une réalité dont nous avait détourné la francité et que la négritude englobait dans un monde trop vaste et de toute façon fantasmatique, le « monde noir ».
Tout-Monde
Directeur du « Courrier de l’Unesco » à Paris, puis professeur dans les universités de Bâton-Rouge et de New-York, Glissant, dans la deuxième partie de sa vie, fut en prise directe avec ce phénomène majeur qu’est la mondialisation ou globalisation. Il compris alors qu’il nous était désormais impossible de définir notre place dans le monde à partir de notre seule réalité caribéenne et insulaire, qu’il nous fallait de toute urgence élaborer une pensée qui nous permette de nous greffer à ce phénomène, de toute façon irréversible, sans pour autant nous perdre. On n’aura pas assez souligné que cette pensée, connu sous le nom de « Tout-Monde », est une traduction de l’expression créole « Tout moun ». On n’aura pas assez souligné le fait que selon Glissant, l’archipel caraïbe avait été le lieu d’une première mondialisation au XVIIe siècle et que celle que nous vivons présentement n’en est que la deuxième. Ce qui signifie que nous, Antillais, sommes mieux préparés que tout autre peuple, à affronter les défis découlant de cette mise en rapport immédiate et brutale de presque toutes les langues, les cultures, les religions, brefs tous les imaginaires de la planète.
Ce faisant, Glissant tentait de nous sortir du face à face stérilisant « Martinique-France » et nous indiquait l’impérieuse nécessité qu’il y avait à nous penser en dehors de cette cage dorée à l’intérieur de laquelle nous dépérissons depuis un demi-siècle sans même nous en rendre compte. Cette pensée du « Tout monde » n’aura pas été comprise par…tout le monde. D’aucuns y verront une désertion du combat national martiniquais, une dilution de notre pensée dans le vaste courant intellectuel occidental qui remet en question l’Occident ; d’autres, mesquins, y verront une tentative de se faire remarquer par le jury du Prix Nobel de littérature (il est vrai que Glissant a été neuf fois nobélisable). Moi-même, j’avais des réserves, mais d’une toute autre nature. J’étais perplexe devant une pensée - et Glissant n’est pas le seul concerné - qui s’élabore dans le ventre même de la bête, dans les universités yankees les plus prestigieuses et qui de ce fait, perdait peu à peu le contact avec la réalité du Tiers-Monde. Trop de grands intellectuels antillais, africains, arabes, indiens et chinois délivrent leur savoir aux Etats-Unis où ils ont tendance à s’installer, souvent définitivement, et ne réalisent pas que les critiques qu’ils peuvent porter au système capitaliste étasunien, à la globalisation sous l’égide de Coca-Cola-Hollywood-General Motors sont tolérées par ledit système avant d’être digérées. Cela s’appelle « la tolérance répressive ».
Grand oeuvre
L’écrivain Glissant a toujours travaillé au difficile. Loin des séductions de l’écriture tropicalisante ou du réalisme merveilleux. Il a produit une œuvre exigeante, qui demande à ce qu’on fasse des efforts pour la pénétrer, qu’on paie même une sorte de droit d’entrée conceptuel. C’est là sa grandeur et son honneur. Cela en dépit des défauts, des incohérences ou des démissions que l’on peut trouver chez lui comme chez tout homme. Comme chez chacun d’entre nous. L’homme physique n’étant désormais plus là, ne serait-il pas temps pour nous de nous plonger dans ses textes, de nous battre avec la prose touffue de ses romans, avec la profondeur parfois opaque de ses essais ? Glissant a quelque chose à nous dire que nous n’avons pas encore compris. Ce quelque chose n’est pas parole d’Evangile. Ni une vérité révélée.
C’est la Parole de nous-mêmes…
Raphaël Confiant
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