Pourquoi je crois que la Révolution tunisienne est en danger ?


Comme les dix millions de Tunisiens à des niveaux différents mais tout aussi intense, j’ai vécu pendant ce mois révolutionnaire un indescriptible mouvement de flux et de reflux entre la peur et l’espoir, la déprime et la fierté, la tentation de folie et le désir de raison gardée. Jusqu’à ce soir 17 janvier à 19H, j’analysais ce qui me parvenait des sombres coulisses où se cuisinait la mise en œuvre institutionnelle de la victoire époustouflante pour toute la planète de mon peuple.

Après avoir parcouru comme un dément les avenues et les rues de Paris d’un média à un autre pour participer au concert général de cette hymne à la liberté que la Tunisie a entonné et entonne toujours à la face hideuse de la tyrannie, je retourne content de moi à la maison. Ma dernière intervention sur France 24 (version arabe) m’apparait d’une cohérence qui pouvait convaincre ceux que ma parole aurait pu atteindre.

J’ai dit dans cette dernière intervention défendant cette étape du gouvernement d’ « unité nationale » que la formule était la seule à même de maintenir la glorieuse position de notre armée nationale. Celle-ci en effet ne peut, ai-je dit, que défendre une constitution existante. Le peuple a déjoué une première entourloupe qui méprisait son intelligence, s’appuyait sur l’article 56 de la constitution et laissait la porte grande ouverte au retour du monstre. Bis : cela a été explicitement dit par le Président de la république de quelques heures Mohamed Ghannouchi. Seule la vigilance de mon peuple, toujours lucide même au bord d’un abîme qui menaçait déjà de l’engloutir, a fait avorté l’initiative.

Il a ainsi imposé la fin du tyran constitutionnellement en obligeant les « intérimaires » autoproclamés de passer à l’article 57. En justifiant toujours mon attitude optimiste, j’ai dit dans cette intervention sur France 24 que seule ainsi l’armée continuera à défendre les assises constitutionnelles de la République d’autant que j’ai souligné dans la déclaration de M. Ghannouchi l’importance de cette « séparation de l’Etat et des partis politiques » sûrement imposée par l’opposition. J’avais l’illusion d’avoir bien terminé ma journée, encore une, dans ma très modeste participation ici dans mon exil à Paris, à l’effort inouï de ce grand peuple dont je suis.

J’ai dû déchanter. Que quelqu’un parmi ceux qui nous ont servi cette potion que je croyais salutaire il y avait encore quelques instants, réponde, me réponde, vous réponde à une seule question : comment au moment même où M. Mohamed Ghannouchi nous présentait son gouvernement avec l’accord de tous ceux de l’opposition radicale d’hier qui l’ont rejoint par compromis, il déclarait et sans ciller là encore qu’il a eu avec le despote mauve du 7 novembre une conversation téléphonique sur une chaine devenue soudain une « confidente » pour M. Ghannouchi ,ex-premier ministre dans le régime aboli ?

Des deux choses l’une, et je ne sais laquelle est la pire, ou M. Gannouchi est un homme naïf et complètement dépourvu d’intelligence pour n’avoir pas su cacher une telle monstruosité. Ou alors, c’était un message à Zine El Abidine Ben Ali et aux Etats qui ont explicitement annoncé leur soutien au bourreau de notre peuple, qu’avec cette étape d’un gouvernement d’unité nationale précisément, la porte est rouverte pour son retour après qu’elle eut été « provisoirement » fermée avec l’abandon de l’article 56.

Pensez aux déclarations largement diffusées par al-Jazira qui ne sont pas aussi folles que l’on ne croit ; gardez en mémoire l’empressement du palais royal saoudien accueillant dans un communiqué largement diffusé lui aussi « son excellence » le Président Zine El Abidine Ben Ali est sa famille ; enfin, n’oubliez pas que quelques jours avant la cristallisation de la Révolution l’Etat de Dubaï accueillait Leila Trabelsi lestée de millions de dollars en lingots d’or et que M. Ahmed Fria, le ministre de l’Intérieur de Ben Ali devenu aujourd’hui celui de cette étape-ci de notre Révolution n’a pas daigné démentir dans son souci affiché de rassurer et de calmer.

Quand je vous dis pensez et souvenez-vous j’attends que vous répercutiez au maximum de vos efforts cette alerte que nous la commentions entre nous tous les Tunisiens, qu’elle nous tienne de fil conducteur pour les étapes à venir jusqu’à ce que nous obtenions une réponse ou l’aveu qu’il n’y en a pas. Et dans ce cas nous saurons que les tentatives pour nous déposséder de ce que nous avons commencé à gagné au prix du sang de nos enfants morts, torturés et grâce à vos mains nues et à vos poitrines narguant les balles vives.

Youssef Seddik

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