Pour en finir avec le pseudo-féminisme : le "Black feminism"!

« Car les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Ils peuvent peut-être nous donner la possibilité, momentanément, de le battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement. Et cette menace pèse uniquement sur les femmes qui continuent à considérer la maison du maître comme leur seul point d’appui. » (Audre Lorde)

Le Black feminism (1) trouve ses origines dans un malaise au sein du mouvement des droits civiques et du mouvement féministe nord-américain lors des années 1970. En effet, il revendique un point de vue particulier (point de vue situé (2)) des femmes afro-Américaines à la fois sur le féminisme en général, et sur les luttes contre la ségrégation raciale. En tant que tel, le Black feminism n'est pas limité aux femmes afro-Américaines: dès ses origines, il inclut des femmes chicanas, « natives américaines », « sino-américaines », ou du « Tiers monde ». Il est plutôt caractérisé par la volonté de lier ensemble les problématiques du sexisme, du racisme et de l'oppression de classe.

L'un des textes pionniers du mouvement est publié en 1969 par Mary Ann Weathers: An argument for Black women’s liberation as a revolutionnary force (Un argument pour la libération des femmes noires comme force révolutionnaire) critique l'oppression commune de toutes les femmes, qu'elles soient blanches, noires, porto-ricaines, mexicaines, riches ou pauvres, etc.

L'année d'après, la Third World Women's Alliance (Alliance des Femmes du Tiers-Monde) publie le Black Women's Manifesto (Manifeste des Femmes noires), dans lesquelles elles affirment l'existence d'une spécificité de l'oppression dirigée contre les femmes noires. Co-signé par Gayle Linch, Eleanor Holmes Norton, Maxine Williams, Francs Beal et Linda La Rue, le manifeste, qui s'oppose tant bien au racisme qu'au capitalisme, affirme:  « La femme noire demande une nouvelle gamme de définitions de la femme, elle demande à être reconnue comme une citoyenne, une compagne, une confidente et non comme une vilaine matriarche ou une auxiliaire pour fabriquer des bébés. »

Le Black feminism développe le concept d'intersectionnalité (l’oppression des femmes noires est indissolublement sociale, sexuelle et raciale), appelé à un avenir prometteur dans la Troisième vague féministe. Il souligne l'existence d'enjeux spécifiques aux femmes noires, ignorées par le mouvement féministe dominé par les Blancs. Ainsi, Angela Davis, dans « Femmes, race et classe »(3), montre qu'alors que les Afro-américaines étaient victimes d'un programme de stérilisations contraintes, les femmes blanches étaient contraintes aux avortements clandestins. La Brigade des femmes du Weather Underground, un groupe radical blanc proche du Black Power, organisa d'ailleurs un attentat, le 6 mars 1974, contre les locaux du HEW (Département de la Santé et des Services sociaux) à San Francisco, exigeant que les femmes gèrent elles-même l'organisation et dénonçant les stérilisations contraintes des femmes de couleur pratiquées par le HEW. Si la position du Weather Underground à l'égard du féminisme et du Black feminism a pu faire débat, il n'en demeure pas moins que le numéro 2 de son journal clandestin, Osawatomie, y prêtait une certaine attention.

En 1973, Margaret Sloan-Hunter et d'autres femmes fondent la National Black Feminist Organization à New York. Deux ans plus tard, d'autres militantes liées au mouvement des droits civiques, au Black Nationalism ou au Black Panther Party, telles que Barbara Smith, Cheryl Clarke et Gloria Akasha Hull créent le Combahee River Collective à partir d'une section locale de la National Black Feminist Organization. Ce groupe féministe lesbien et radical mentionne, dans son manifeste créateur, d'importantes figures féminines du mouvement abolitionnisme, telles que Sojourner Truth, Harriet Tubman, Frances E. W. Harper, Ida B. Welles Barnett et Mary Church Terrell, présidente de la National Association of Colored Women fondée en 1896. Le Combahee River Collective s'oppose au séparatisme lesbien, considérant que ces dernières ne s'intéressent qu'à l'oppression sexiste à l'exclusion d'autres formes de domination, fondée sur la « race », la classe, etc. Le Combahee River Collective rejetait ainsi toute essentialisation de la femme, qui en ferait une figure éternelle et universelle, toute biologisation du genre, s'intéressant de près aux analyses économiques et politiques des diverses formes de domination. Sous l'impulsion principale de Barbara Smith, le collectif publiera de nombreux essais sur le féminisme, ajoutant une nouvelle perspective aux Women's studies, qui étaient alors principalement l'oeuvre critique de femmes blanches.

(1)« L’expression Black feminism, traduite dans les textes par "féminisme Noir", recouvre la pensée et le mouvement féministes africains-américains en tant qu’ils diffèrent du féminisme américain "en général", précisément critiqué et reconnu pour son "solipsisme blanc", héritier malgré lui de la fameuse "ligne de couleur" produite par les systèmes esclavagiste, puis ségrégationniste ou discriminatoire, encore à l’œuvre dans la société américaine contemporaine. Au contraire des textes, si le titre de ce volume a gardé l’expression Black feminism en l’état, comme provisoirement intraduisible, c’est qu’il nous a semblé important de présenter d’abord le féminisme africain-américain dans la spécificité de l’histoire politique d’où il a émergé, de maintenir dans sa langue sa force d’interpellation, face à une société anglo-saxonne clivée par le racisme : "White woman, listen !" – "Femme blanche, écoute !". Le féminisme Noir a représenté une véritable révolution politique et théorique pour l’ensemble des féminismes nord-américains et, dans une moindre mesure, européens. » (Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain 1975 - 2000)

(2) « Ce point de vue est caractérisé par deux problématiques étroitement liées. Premièrement, le statut économique et politique des femmes Noires les confronte à une série d’expériences qui les amène à percevoir la réalité matérielle selon une perspective différente de celle des autres groupes. Le travail, rémunéré ou non, qu’elles effectuent, les types de communautés dans lesquelles elles vivent, les différents modèles de relations qu’elles entretiennent avec autrui constituent autant de particularités qui suggèrent que les Africaines-Américaines vivent une autre réalité que celles et ceux qui ne sont ni Noirs ni femmes. Deuxièmement, ces expériences particulières stimulent une prise de conscience féministe Noire spécifique. En d’autres termes, non seulement un groupe subordonné fait l’expérience d’une autre réalité que celle du groupe dominant, mais il peut également interpréter cette réalité autrement. » (Patricia Hill Collins)

(3) Un chapitre lui est consacré, le chapitre XII : « Racisme, contrôle des naissances et libre maternité » (p 141-153)

Présentation de l'ouvrage d'Elsa Dorlin

Aucun commentaire: