Le colonialisme est un système

Je voudrais vous mettre en garde contre ce qu’on peut appeler la « mystification néo-colonialiste ».

Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C'est par la faute de ceux-ci que la situation des colonies s’est dégradée.

La mystification consiste en ceci : on vous promène en Algérie, on vous montre complaisamment la misère du peuple, qui est affreuse, on vous raconte les humiliations que les méchants colons font subir aux Musulmans. Et puis, quand vous êtes bien indignés, on ajoute : « Voilà pourquoi les meilleurs Algériens ont pris les armes : ils n’en pouvaient plus » Si l’on s’y est bien pris, nous reviendrons convaincus :

1° Que le problème algérien est d’abord économique. Il s’agit, par de judicieuses réformes de donner du pain à neuf millions de personnes.

Qu’il est ensuite social : il faut multiplier les médecins et les écoles.

Qu’il est, enfin psychologique : vous vous rappelez De Man avec « son complexe d’infériorité » de la classe ouvrière. Il avait trouvé du même coup la clé du « caractère indigène » : mal traité, mal nourri, illettré, l’Algérien a un complexe d’infériorité vis-à-vis de ses maîtres. C'est en agissant sur ces trois facteurs qu’on le tranquillisera : s’il mange à sa faim, s’il a du travail et s’il sait lire, il n’aura plus la honte d’être un sous-homme et nous retrouverons la vieille fraternité franco-musulmane.

Mais surtout n’allons pas mêler à cela la politique. La politique, c’est abstrait : à quoi sert de voter si l’on meurt de faim ? Ceux qui viennent nous parler de libres élections, d’une Constituante, de l’indépendance algérienne, ce sont des provocateurs ou des trublions qui ne font qu’embrouiller la question.

Voilà l’argument. A cela, les dirigeants du F.L.N. ont répondu : « Même si nous étions heureux sous les baïonnettes françaises, nous nous battrions ». Ils ont raison. Et surtout il faut aller plus loin qu’eux : sous les baïonnettes françaises, on ne peut qu’être malheureux. Il est vrai que la majorité des Algériens est dans une misère insupportable ; mais il est vrai aussi que les réformes nécessaires ne peuvent être opérés ni par les bons colons ni par la « Métropole » elle-même, tant qu’elle prétend garder sa souveraineté en Algérie. Ces réformes seront l’affaire du peuple algérien lui-même, quand il aura conquis sa liberté.

C’est que la colonisation n’est ni un ensemble de hasards, ni le résultat statique de milliers d’entreprises individuelles. C’est un système qui fut mis en place vers 1880, entra dans son déclin après la Première guerre mondiale et se retourne aujourd’hui contre la nation colonisatrice.

Voilà ce que je voudrais vous montrer, à propos de l’Algérie, qui est hélas ! l’exemple le plus clair et le plus lisible du système colonial. Je voudrais vous faire voir la rigueur du colonialisme, sa nécessité interne, comme il devait nous conduire exactement où nous sommes et comment l’intention la plus pure, si elle naît à l’intérieur de ce cercle infernal, est pourrie sur-le-champ.

Car il n’est pas vrai qu’il y ait de bons colons et d’autres qui soient méchants : il y a les colons c’est tout. Quand nous aurons compris cela, nous comprendrons pourquoi les Algériens ont raison de s’attaquer politiquement d’abord à ce système économique, social et politique et pourquoi leur libération et celle de la France ne peut sortir que de l’éclatement de la colonisation. Le système ne s’est pas mis en place tout seul. A vrai dire, la monarchie de Juillet ni la deuxième République ne savaient trop que faire de l’Algérie conquise.

On pensa la transformer en colonie de peuplement. Bugeaud concevait la colonisation « à la romaine ». On eut donné de vastes domaines aux soldats libérés de l’armée d’Afrique. Sa tentation n’eut pas de suite.

On voulut déverser sur l’Afrique le trop plein des pays européens, les paysans les plus pauvres de France et d’Espagne; on créa, pour cette « racaille », quelques villages autour d’Alger, de Constantine et d’Oran. La plupart furent décimés par la maladie.

Après juin 1848, on essaya d’y installer - il vaudrait mieux dire: d’y ajouter - des ouvriers chômeurs dont la présence inquiétait « les forces de l’ordre ». Sur 20.000 ouvriers transportés en Algérie, le plus grand nombre périt par les fièvres et le choléra; les survivants parvinrent à se faire rapatrier.

Sous cette forme l’entreprise coloniale restait, hésitante: elle se précisa sous le second empire en fonction de l’expansion industrielle et commerciale. Coup sur coup, les grandes compagnies coloniales vont se créer:

1863: société de Crédit Foncier Colonial et de Banque;

1865: Société marseillaise de Crédit; Compagnie des Minerais de fer de Mokta; Société générale des Transports maritimes à vapeur.

Cette fois, c’est le capitalisme lui-même qui devient colonialiste. De ce nouveau colonialisme Jules Ferry se fera le théoricien:

« La France, qui a toujours regorgé de capitaux et les a exportés en quantité considérable à l’étranger, a intérêt à considérer sous cet angle la question coloniale. C’est pour les pays voués comme le notre, par la nature même de leur industrie, à une grande exportation, la question même des débouchés… Là où est la prédominance politique, là est la prédominance des produits, la prédominance économique ».

Vous le voyez, ce n’est pas Lénine qui a défini le premier l’impérialisme colonial: c’est Jules Ferry, cette « grande figure » de la troisième République.

Et vous voyez aussi que ce ministre est d’accord avec les « fellagha » de 1956: il proclame le « politique d’abord! » qu’ils reprendront contre les colons trois quart de siècle plus tard.

D'abord vaincre les résistances, briser les cadres, soumettre, terroriser.

Ensuite, seulement, on mettra le système économique en place.

Et de quoi s’agit-il? De créer des industries dans le pays conquis? Pas du tout: les capitaux dont la France « regorge » ne vont pas s’investir dans des pays sous développés; la rentabilité serait incertaine, les profits seraient trop longs à venir; il faudrait tout construire, tout équiper. Et, si même cela pouvait se faire, à quoi bon créer de toute pièce une concurrence à la production métropolitaine? Ferry est très net: les capitaux ne sortiront pas de France; ils s’investiront simplement dans des industries nouvelles qui vendront leurs produits manufacturés aux pays colonisé. Le résultat immédiat fut l’établissement de l’Union douanière (1884). Cette Union dure toujours: elle assure le monopole du marché algérien à une industrie française handicapée sur le marché international par ses prix trop élevés.

Mais à qui donc cette industrie neuve comptait-elle vendre ses produits? Aux Algériens? Impossible: où auraient-ils pris l’argent pour payer ? La contrepartie de cet impérialisme colonial, c’est qu’il faut créer un pouvoir d’achat aux colonies. Et bien entendu, ce sont les colons qui vont bénéficier de tous les avantages et qu’on va transformer en acheteurs éventuels. Le colon est d’abord un acheteur artificiel, créé de toutes pièces au-delà des mers par un capitalisme qui cherche de nouveaux marchés.

Dés 1900, Peyerimhoff insistait sur ce caractère neuf de la colonisation « officielle »:

« Directement ou non, la propriété du colon lui est venue de l’Etat gratuitement ou bien il a vu journellement accorder des concessions autour de lui; sous ses yeux, le gouvernement a fait pour les intérêts individuels des sacrifices sensiblement plus larges qu’il n’en consentirait dans des pays plus anciens et complètement mis en valeur. »

Ici se marque avec netteté la deuxième face du dyptique colonial: pour être acheteur, le colon doit être vendeur. A qui vendra-t-il? Aux Français de la métropole. Et que vendre sans industrie? Des produits alimentaires et des matières premières. Cette fois, sous l’égide du ministre Ferry et du théoricien Leroy-Beaulieu, le statut colonial est constitué.

Et quels sont les « sacrifices » que l’Etat consent au colon, à cet homme chéri des dieux et des exportateurs? La réponse est simple: il lui sacrifie la propriété musulmane.

Car il se trouve, en effet, que les produits naturels du pays colonisé poussent sur la terre et que cette terre appartient aux populations « indigènes ». Dans certaines contrées peu peuplées, avec de grands espaces incultes, le vol de la terre est moins manifeste: ce qu’on voit, c’est l’occupation militaire, c’est le travail forcé. Mais en Algérie, à l’arrivée des troupes françaises, toutes les bonnes terres étaient cultivées. La prétendue « mise valeur » s’est donc appuyée sur une spoliation des habitants qui s’est poursuivie pendant un siècle: l’histoire de l’Algérie, c’est la concentration progressive de la propriété foncière européenne aux dépens de la propriété algérienne.

Tous les moyens ont été bons.

Au début, on profite du moindre sursaut de résistance pour confisquer ou séquestrer. Bugeaud disait: Il faut que la terre soit bonne; peu importe à qui elle appartient.

La révolte de 1871 a beaucoup servi: on a pris des centaines de milliers d’hectares aux vaincus.

Mais cela risquait de ne pas suffire. Alors nous avons voulu faire un beau cadeau aux Musulmans: nous leur avons donné notre Code civil.

Et pourquoi tant de générosité? Parce que la propriété tribale était le plus souvent collective et qu’on voulait l’émietter pour permettre aux spéculateurs de la racheter peu à peu.

En 1873, on chargea des commissaires enquêteurs de transformer les grandes propriétés indivises en un puzzle de biens individuels. A chaque héritage, il constituaient des lots qu’ils remettaient à chacun. Certains de ces lots étaient fictifs: dans le douar de Harrar, pour 8 hectares, le commissaire enquêteur avait découvert 55 attributaires.

Il suffisait de corrompre l’un de ces attributaires: il réclamait le partage. La procédure française, compliquée et confuse, ruinait tous les copropriétaires; les marchands de biens européens rachetaient le tout pour une bouchée de pain.

Certes on a vu dans nos régions, des paysans pauvres ruinés par la concentration des terres et la mécanisation, vendre leurs champs et rallier le prolétariat urbain: du moins, cette loi inexorable du capitalisme ne s’accompagnait-elle pas du vol proprement dit. Ici, avec préméditation, avec cynisme, on a imposé un code étranger aux Musulmans parce qu’on savait que ce Code ne pouvait s’appliquer à eux et qu’il ne pouvait avoir d’autre effets que d’anéantir les structures internes de la société algérienne. Si l’opération s’est constituée au XX e siècle avec l’aveugle nécessité d’une loi économique, c’est que l’Etat français avait brutalement et artificiellement créé les conditions du libéralisme capitaliste dans un pays agricole et féodal. Cela n’a pas empêché, tout récemment, des orateurs, à l’assemblée, de vanter l’adoption forcée de notre Code par l’Algérie comme « un des bienfaits de la civilisation française ».

Voici les résultats de cette opération:

En 1850, le domaine des colons était de 115 000 hectares. En 1900, de 1 600 000 ; en 1950, de 2 703 000 hectares

Aujourd'hui, 2703 000 hectares appartiennent aux propriétaires européens; l’Etat français possède 11 millions d’hectares sous le nom de « terres domaniales »; on a laissé 7 millions d’hectares aux Algériens. Bref il a suffi d’un siècle pour les déposséder des deux tiers de leur sol. La loi de concentration a d’ailleurs joué en partie contre les petits colons. Aujourd'hui, 6000 propriétaires ont un revenu agricole brut de plus de 12 millions: quelques uns atteignent au milliard. Le système colonial est en place: l’Etat français livre la terre arabe aux colons pour leur créer un pouvoir d’achat qui permette de leur vendre leurs produits; les colons vendent aux marchés de la métropole les fruits de cette terre volée.

A partir de là, le système se renforce par lui-même; il tourne en rond; nous allons le suivre dans toutes ses conséquences et le voir devenir de plus en plus rigoureux.

1° En francisant et en morcelant la propriété, on a brisé l’ossature de l’ancienne société tribale sans rien mettre à sa place. Cette destruction des cadres a été systématiquement encouragée: d’abord parce qu’elle supprimait les forces de résistance et substituait aux forces collectives une poussière d’individus; ensuite parce qu’elle créait de la main d’oeuvre (au moins tant que la culture n’était pas mécanisée): cette main d’oeuvre seule permet de compenser les frais de transport, elle seule préserve les marges bénéficiaires des entreprises coloniales en face d’économies métropolitaines dont le coût de production ne cesse de baisser. Ainsi la colonisation a transformé la population algérienne en un immense prolétariat agricole. On a pu dire des Algériens: Ce sont les même hommes qu’en 1830 et qui travaillent sur les mêmes terres: simplement, au lieu de les posséder, ils sont les esclaves de ceux qui les possèdent.

2° Si, du moins, le vol initial n’était pas du type colonial, on pourrait espérer peut-être qu’une production agricole mécanisée permettrait aux Algériens eux-mêmes d’acheter les produits de leur sol à meilleur marché. Mais les Algériens ne sont ni ne peuvent être les clients des colons. Le colon doit exporter pour payer ses importations: il produit pour le marché français. Il est amené par la logique du système à sacrifier les besoins des indigènes à ceux des français de France.

Entre 1927 et 1932, la viticulture a gagné 173 000 hectares dont plus de la moitié a été prise aux Musulmans. Or les Musulmans ne boivent pas de vin. Sur ces terres qu’on leur a volé, ils cultivaient des céréales pour le marché algérien. cette fois, ce n’est pas seulement la terre qu’on leur ôte; en y plantant des vignes, on prive la population algérienne de son aliment principal. Un demi-million, d’hectares, découpés dans les meilleures terres et consacrées entièrement à la viticulture, sont réduits à l’improductivité et comme anéantis pour les masses musulmanes.

Et que dire des agrumes, qu’on trouve dans toutes les épiceries musulmanes. Croyez-vous que les fellahs mangent des oranges à leur dessert?

En conséquence, la production des céréales recule d’année en année vers le sud présaharien. On a trouvé des gens, bien sûr, pour prouver que c’était un bienfait de la France: si les cultures se déplacent, c’est que nos ingénieurs ont irrigué le pays jusqu’aux confins du désert. Ces mensonges peuvent tromper les habitants crédules ou indifférents de la Métropole: mais le fellah sait bien que le Sud n’est pas irrigué; s’il est contraint d’y vivre, c’est tout simplement parce que la France, sa bienfaitrice, l’a chassé du nord; les bonnes terres sont dans la plaine, autour des villes: on a laissé le désert aux colonisés.

Le résultat, c’est une dégradation continue de la situation: la culture des céréales n’a pas progressé depuis soixante et dix ans. Pendant ce temps la population algérienne a triplé. Et si l’on veut compter cette surnatalité au nombre des bienfaits de la France, rappelons-nous que ce sont les populations les plus misérables qui ont la natalité la plus forte. Demanderons-nous aux Algériens de remercier notre pays parce qu’il a permis à leurs enfants de naître dans la misère, de vivre esclaves et de mourir de faim ? Pour ceux qui douteraient de la démonstration, voici des chiffres officiels:

En 1871, chaque habitant disposait de 5 quintaux de céréales;

En 1901, de 4 quintaux;

En 1940, de 2 quintaux et demi;

En 1945, de 2 quintaux.

En même temps, le resserrement des propriétés individuelle avait pour effet de supprimer les terrains de parcours et les droits de péage. Dans le sud présaharien, où l’on cantonne les éleveurs musulmans, le bétail se maintient à peu près. Dans le Nord, il a disparu.

Avant 1914, l’Algérie disposait de 9 millions de têtes de bétail.

En 1950, elle n’en a plus que 4 millions.

Aujourd'hui.

Aujourd'hui la production agricole est estimée comme suit:

- Les musulmans produisent pour 48 milliards de francs;

- Les Européens, pour 92 milliards.

Neuf millions d’hommes fournissent le tiers de la production agricole. Et n’oublions pas que ce tiers seul est consommable par eux; le reste s’en va en France. Ils ont donc, avec leurs instruments primitifs et leurs mauvaises terres l’obligation de se nourrir eux-mêmes. Sur la part des musulmans – en réduisant la consommation de céréales à 2 quintaux par personne- il faut retrancher 29 milliards pour l’autoconsommation. Cela se traduit dans les budgets familiaux par l’impossibilité - pour la plupart des familles - de limiter leurs dépenses alimentaires. La nourriture prend tout leur argent; il ne reste plus rien pour se vêtir, se loger, acheter des graines ou des instruments.

Et la seule raison de cette paupérisation progressive, c’est que la belle agriculture coloniale s’est installée comme un chancre au beau milieu du pays et qu’elle ronge tout.

3° La concentration des propriétés entraîne la mécanisation de l’agriculture. La Métropole est enchantée de vendre ses tracteurs aux colons. Pendant que la productivité du Musulman, cantonné sur de mauvaises terres, a diminué d’un cinquième, celle des colons s’accroît chaque jour pour leur seul profit: les vignobles de 1 à 3 hectares, où la modernisation de la culture est difficile, sinon tout à fait impossible, donnent 44 hectolitres à l’hectare. les vignobles de plus de 100 hectares font 60 hectolitres à l’hectare.

Or la mécanisation engendre le chômage technologique: les ouvriers agricoles sont remplacés par la machine. Ce serait d’une im portance considérable mais limitée si l’Algérie possédait une industrie. Mais le système colonial le lui interdit. les chômeurs refluent vers les villes où on les occupe quelques jours avec des travaux d’aménagement et puis ils restent là, faute de savoir où aller: ce sous-prolétariat désespéré s’accroît d’année en année. En 1953, il n’y avait que 143.000 salariés officiellement enregistrés comme ayant travaillé plus de quatre-vingt-dix jours, soit un jour sur quatre. Rien ne montre mieux la rigueur croissante du système colonial: on commence par occuper le pays, puis on prend les terres et l’on exploite les anciens propriétaires à des tarifs de famine. Et puis avec la mécanisation, cette main d’oeuvre à bon marché devient encore trop chère; on finit par ôter aux indigènes jusqu'au droit de travailler. L’Algérien chez lui, dans un pays en pleine prospérité, n’a plus qu’à mourir de famine.

Ceux qui viennent chez nous, osent se plaindre que des Algériens viennent prendre la place de travailleurs français, savent-ils que 80% d’entre eux envoient la moitié de leur paye à leur famille, et qu’un million et demi de personnes restées dans les douars vivent exclusivement de l’argent que leur envoient ces 400.000 exilés volontaires? Et cela aussi, c’est la conséquence rigoureuse du système: les Algériens sont contraints de chercher en France les emplois que la France leur refuse en Algérie.

Pour 90% des Algériens, l’exploitation coloniale est méthodique et rigoureuse : expulsés de leurs terres, cantonnés sur des sols improductifs, contraints de travailler pour des salaires dérisoires, la crainte du chômage décourage leurs révoltes ; les « jaunes » avec les chômeurs. Du coup le colon est roi, il n’accorde rien de ce que la pression des masses a pu arracher aux patrons de France : pas d’échelle mobile, pas de conventions collectives, pas d’allocation familiales, pas de cantines, pas de logements ouvriers. Quatre murs de boue séchée, du pain, des figues, dix heures de travail par jour : ici le salaire est vraiment et ostensiblement le minimum nécessaire à la récupération des forces de travail.

Voila le tableau. Peut-on du moins trouver une compensation à cette misère systématiquement créée par les usurpateurs européens dans ce qu’on appelle les biens non directement mesurables, aménagements et travaux publics, hygiène, instruction ? Si nous avions cette consolation, peut-être pourrait-on garder quelques espoirs : peut-être des réformes judicieusement choisies… mais non le système est impitoyable. Puisque la France a du premier jour dépossédé et refoulé les Algériens puisqu'elle les a traités, comme un bloc inassimilable, toute l’œuvre française en Algérie a été accomplie au profit des colons.

Je ne parle même pas des aérodromes et des ports : servent-ils au fellah sauf pour aller crever de misère et de froid dans les bas quartiers de Paris ?

Mais les routes ? Elles relient les grandes villes aux propriétés européennes et aux secteurs militarisés. Seulement elles n’ont pas été faites pour permettre d’atteindre les Algériens chez eux.

La preuve ?

Dans la nuit du 8 au 9 septembre 1954, un séisme ravage Orléans-ville et la région du Bas-Chelif.

Les journaux annoncent : 39l morts européens, 1370 français musulmans.

Or parmi ces morts, 400 n’ont été découverts que trois jours après le cataclysme. Certains douars n’ont reçu les premiers secours que six jours plus tard. L’excuse des équipes de sauveteurs est la condamnation de l’œuvre française : « Que voulez-vous ils étaient trop loin des routes. »

L’hygiène au moins ? la santé publique?

A la suite du séisme d’orleans-ville, l’administration a voulu enquêter sur la condition des douars. Ceux qu’elle a choisis, au hasard, se trouvaient à 30 ou 40 kilomètres de la ville et n’étaient visités que deux fois par an par le médecin chargé de l’assistance médicale.

Quant à notre fameuse culture, qui sait si les Algériens étaient fort désireux de l’acquérir? Mais ce qui est sûr, c’est que nous la leur avons refusée. Je ne dirai pas que nous avons été aussi cyniques que dans cet état du Sud des USA où une loi, conservée jusqu'au début du XIX e siècle, interdisait sous peine d’amende d’apprendre à lire aux esclaves noirs. Mais enfin nous avons voulu faire de nos « frères musulmans » une population d’analphabètes. On compte aujourd’hui encore 80% illettrés en Algérie. Passe encore si nous leur avions interdit que l’usage de notre langue. Mais il entre nécessairement dans le système colonialiste qu’il tente de barrer la route de l’histoire aux colonisés; comme les revendications nationales, en Europe, se sont toujours appuyées sur l’unité de la langue, on a refusé aux Musulmans l’usage de leur propre langage. Depuis 1830, la langue arabe n’est plus langue écrite que virtuellement. Ce n’est pas tout: pour maintenir les Arabes dans l’émiettement, l’administration française leur a confisqué leur religion; elle recrute les desservants du culte islamique parmi les créatures à sa solde. Elle a maintenu les superstitions les plus basses, parce qu’elles désunissent. La séparation de Eglise et de l’Etat, c’est un privilège républicain, un luxe bon pour la Métropole. En Algérie, la République française ne peut pas se permettre d’être républicaine. Elle maintient l’inculture et les croyances de la féodalité, mais en supprimant les structures et les coutumes qui permettent à une féodalité vivante d’être malgré tout une société humaine; elle impose un code individualiste et libéral pour ruiner les cadres et les essors de la collectivité algérienne, mais elle maintient des roitelets qui ne tiennent leur pouvoir que d’elle et qui gouvernent pour elle. En un mot, elle fabrique des « indigènes » par un double mouvement qui les sépare de la collectivité archaïque en leur donnant ou en leur conservant dans la solitude de l’individualisme libéral, une mentalité dont l’archaïsme ne peut se perpétuer qu’en relation avec l’archaïsme de la société. Elle crée des masses, mais les empêche de devenir un prolétariat conscient en les mystifiant par la caricature de leur propre idéologie.

C’est ici que j’en reviens à notre interlocuteur du début, à notre réaliste au cœur tendre qui nous proposait des réformes massives en disant: « L’économie d’abord! » Je lui réponds: Oui, le fellah meurt de faim, oui, il manque de tout, de terre, de travail et d’instruction; oui les maladies l’accablent; oui l’état présent en Algérie est comparable aux pires misères d’Extrême-Orient. ET pourtant il est impossible de commencer par les transformations économiques parce que la misère et le désespoir des Algériens sont l’effet direct et nécessaire du colonialisme et qu’on ne les supprimera jamais tant que le colonialisme durera. C’est ce que savent tous les Algériens conscients. Et tous sont d’accord avec ce mot d’un Musulman: « Un pas en avant, deux pas en arrière. Voilà la réforme coloniale. »

C’est que le système anéantit par lui-même et sans effort toutes les tentatives d’aménagement: il ne peut se maintenir qu’en devenant chaque jour plus dur, plus inhumain.

Admettons que la Métropole propose une réforme. trois cas sont possibles.

1° La réforme tourne automatiquement à l’avantage du colon et du colon seul.

Pour accroître le rendement des terres, on a construit des barrages et tout un système d’irrigation. Mais vous comprenez que l’eau ne peut alimenter que les terres des vallées. Or, ces terres ont toujours été les meilleures d’Algérie et les Européens les ont accaparées. La loi Martin, dans ses considérant, reconnaît que les trois quarts des terres irriguées appartiennent aux colons. Allez donc irriguer le Sud présaharien!

2° On la dénature de manière à la rendre inefficace.

Le statut de L’Algérie est monstrueux par lui-même. Le gouvernement français espérait-il mystifier les populations musulmanes en octroyant cette assemblée à deux collèges? Ce qui est sûr, c’est qu’on ne lui a même pas laissé le loisir de conduire jusqu'au bout sa mystification. Les colons n’ont même pas voulu laisser à l’indigène la chance d’être mystifié. C’était déjà trop pour eux; ils ont trouvé plus simple de truquer publiquement les élections. Et, de leur point de vue, ils avaient parfaitement raison: quand on assassine les gens, mieux vaut les bâillonner d’abord. C’est le colonialisme qui se tourne, en leur personne, contre le néo-colonialisme pour en supprimer les dangereuses conséquences.

3° On la laisse en sommeil avec la complicité de l’administration.

La loi Martin prévoyait que les colons, en compensation de la plus-value donnée à leur terre par l’irrigation, céderaient quelques parcelles du sol à l’Etat. L’Etat aurait vendu ces parcelles à des Algériens qui auraient eu licence de s’acquitter de leurs dettes en vingt-cinq ans. Vous le voyez: la réforme était modeste: il s’agissait tout simplement de revendre à quelques indigènes choisis une infime partie des terres qu’on avait volées à leurs parents. Les colons n’y perdaient pas un sou.

Mais il ne s’agit pas pour eux de ne point perdre: il faut gagner toujours davantage. Habitués depuis cent ans aux « sacrifices » que la Métropole fait pour eux, ils ne sauraient admettre que ces sacrifices puissent profiter aux indigènes.

On comprendra l’attitude colonialiste si l’on réfléchit au sort qu’ils ont réservé aux « offices agricoles pour l’instruction technique du paysan musulman ». Cette institution, créée sur le papier et à Paris, n’avait d’autre but que d’élever légèrement la productivité du fellah: juste assez pour l’empêcher de mourir de faim. Mais les néocolonialistes de la Métropole ne se rendaient pas compte qu’elle allait directement contre le système: pour que la main d’oeuvre algérienne fut abondante, il fallait que le fellah continuât à produire peu et pour des prix élevés. Si l’on répandait l’instruction technique, les ouvriers agricoles ne se feraient-ils pas plus rares? Plus exigeants? La concurrence du propriétaire musulman ne serait-elle pas à redouter? Et puis surtout, l’instruction, qu’elle quelle soit et d’où qu’elle vienne, est un instrument d’émancipation. Le gouvernement, quand il est de droite, le sait si bien qu’il refuse d’instruire, en France nos propres paysans. Ce n’est tout de même pas pour aller répandre le savoir technique parmi les indigènes! Mal vus, attaqués partout - sournoisement en Algérie - violemment au Maroc - ces offices restent inopérants.

A partir de là, toutes les réformes restent inefficaces. En particulier, elles coûtent cher. Trop lourdes pour la Métropole, les colons d’Algérie n’ont ni les moyens ni la volonté de les financer. la scolarisation totale- réforme souvent proposée- reviendrait à 500 milliards d’anciens francs (en comptant à 32.000 francs le coût annuel d’un écolier). Or le revenu total de l’Algérie est de 300 milliards. La réforme de l’enseignement ne peut être réalisée que par une Algérie industrialisée et qui aurait au moins triplé ses revenus. Mais le système colonial s’oppose, nous l’avons vu à l’industrialisation. La France peut engloutir des milliards dans de grands travaux: on sait parfaitement qu’il n’en restera rien.

Et, quand nous parlons de « système colonial », il faut nous entendre: il ne s’agit pas d’un mécanisme abstrait. Le système existe, il fonctionne: le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette réalité s’incarne dans un million de colons, fils et petit-fils de colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent, parlent et agissent selon les principes mêmes du système colonial.

Car le colon est fabriqué comme l’indigène: il est fait par sa fonction et par ses intérêts.

Lié à la métropole par le pacte colonial, il est venu commercialiser pour elle, en échange d’un gros; profit, les denrées du pays colonisé. Il a même créé des cultures nouvelles qui reflètent les besoins de la Métropole beaucoup plus que ceux des indigènes. Il est donc double et contradictoire: il a sa « patrie », la France, et son « pays » l’Algérie. En Algérie, il représente la France et ne veut avoir de rapports qu’avec elle. Mais ses intérêts économiques l’amènent à s’opposer aux institutions politiques de sa patrie. Les institutions françaises sont celles d’une démocratie bourgeoise fondée sur le capitalisme libéral. Elles comportent le droit de vote, celui d’association et la liberté de la presse.

Mais le colon, dont les intérêts sont directement contraires à ceux des Algériens et qui ne peut asseoir la surexploitation que sur l’oppression pure et simple, ne peut admettre ces droits que pour lui et pour en jouir en France, au milieu des Français. Dans cette mesure, il déteste l’universalité- au moins formelle- des institutions métropolitaines. Précisément parce qu’elles s’appliquent à tout le monde, l’Algérien pourrait s’en réclamer. Une des fonctions du racisme c’est de compenser l’universalisme latent du libéralisme bourgeois: puisque tous les hommes ont les mêmes droits, on fera de l’Algérien un sous homme. Et ce refus des institutions de sa patrie, lorsque ses concitoyens veulent les étendre à « son » pays, détermine chez tout colon une tendance sécessionniste. N’est-ce pas le président des maires d’Algérie qui disait, il y a quelques mois: « Si la France est défaillante, nous la remplacerons »?

Mais la contradiction prend tout son sens quand le colon explique que les Européens sont isolés au milieu des Musulmans et que le rapport des forces est de neuf contre un. Précisément parce qu’ils sont isolés, ils refusent tout statut qui donnerait le pouvoir à une majorité. Et, pour la même raison, ils n’ont d’autres ressources que de se maintenir par la force.

Mais justement à cause de cela - et parce que les rapports de forces eux-mêmes ne peuvent que se retourner contre eux- ils ont besoin de la puissance métropolitaine, c’est-à-dire de l’Armée française. De sorte que ces séparatistes sont aussi d’hyperpatriotes. Républicains en France - dans la mesure où nos institutions leur permettent de constituer chez nous un pouvoir politique - ils sont en Algérie des fascistes qui haïssent la République et qui aiment passionnément l’Armée républicaine.

Peuvent-ils être autrement? Non. Pas tant qu’ils seront des colons. Il est arrivé que des envahisseurs installés dans un pays, se mélangent à la population et finissent par faire une nation: c’est alors qu’on voit naître – au moins pour certaines classes - des intérêts nationaux communs. Mais les colons sont des envahisseurs que le pacte colonial a complètement coupé des envahis: depuis plus d’un siècle que nous occupons l’Algérie, on ne signale presque pas de mariages mixtes ni d’amitiés franco-musulmanes. Colons, leur intérêt c’est de ruiner l’Algérie au profit de la France. Algériens, ils seraient obligés d’une manière ou d’une autre et pour leurs propres intérêts, de s’intéresser au développement économique – et par conséquent culturel - du pays.

Pendant ce temps, la Métropole est prise au piège du colonialisme. Tant qu’elle affirme sa souveraineté sur l’Algérie, elle est compromise par le système, c’est-à-dire par les colons qui nient ses institutions; et le colonialisme obligez la Métropole à envoyer des Français démocrates à la mort pour protéger la tyrannie que des colons antidémocratiques exercent sur les Algériens. Mais là encore, le piège fonctionne et le cercle se resserre: la répression que nous exerçons à leur profit les rend chaque jour plus haïssables; dans la mesure même où elles les protègent, nos troupes augmentent le danger qu’il courent, ce qui rend la présence de l’Armée d’autant plus indispensable. La guerre coûtera cette année si on la continue, plus de 300 milliards, ce qui correspond à la totalité des revenus algériens.

Nous en arrivons au point où le système se détruit lui-même: les colonies coûtent plus qu’elles ne rapportent.

En détruisant la communauté musulmane, en refusant l’assimilation des Musulmans, les colons étaient logiques avec eux-mêmes; l’assimilation supposait qu’on garantisse aux Algériens tous les droits fondamentaux, qu’on les fasse bénéficier de nos institutions de sécurité et d’assistance, qu’on fasse place, dans l’Assemblée métropolitaine, à cent députés d’Algérie, qu’on assure aux Musulmans un niveau de vie égal à celui des Français en opérant une réforme agraire et en industrialisant le pays. L’assimilation poussée jusqu'au bout, c’était tout simplement la suppression du colonialisme: comment voulait-on l’obtenir du colonialisme lui-même? Mais puisque les colons n’ont rien à offrir aux colonisés que la misère, puisqu'ils les tiennent à distance, puisqu'ils en font un bloc inassimilable, cette attitude radicalement négative doit avoir pour contrepartie nécessaire une prise de conscience des masses. La liquidation des structures féodales, après avoir affaibli la résistance arabe, a pour effet de faciliter cette prise de conscience collective: de nouvelles structures prennent naissance. C’est par réaction à la ségrégation et dans la lutte quotidienne que s’est découverte et forgée la personnalité algérienne. Le nationalisme algérien n’est pas la simple reviviscence d’anciennes traditions, d’anciens attachements: c’est l’unique issue dont les Algériens disposent pour faire cesser leur exploitation. Nous avons vu Jules Ferry déclarer à la chambre: « Là où est la prédominance politique, là est la prédominance économique… ». Les Algériens meurent de notre prédominance économique, mais ils le font leur profit de cet enseignement: pour la supprimer, c’est à notre prédominance politique qu’ils ont décidé de s’attaquer. Ainsi les colons ont formé eux-mêmes leurs adversaires; ils ont montré aux hésitants qu’aucune solution n’était possible en dehors d’une solution de force.

L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance.

Nous Français de la Métropole, nous n’avons qu’une leçon à tirer de ces faits : le colonialisme est en train de se détruire lui-même. Mais il empuantit encore l’atmosphère : il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme comme l’épisode de Montpellier l’a prouvé l’autre jour, il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. Les gens qui parlent d’abandon sont des imbéciles : il n’y a pas à abandonner ce que nous n’avons jamais possédé. Il s’agit tout au contraire, de construire avec les Algériens des relations nouvelles entre une France libre et une Algérie libérée. Mais n’allons pas surtout, nous laisser détourner de notre tâche par la mystification réformiste. Le néo-colonialiste est un niais qui croit encore que l’on peut aménager le système colonial – ou un malin qui propose des réformes parce qu’il sait qu’elles sont inefficaces. Elles viendront en leur temps, ces réformes : c’est le peuple algérien qui les fera. La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel- c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale.

(Jean Paul Sartre, Les temps modernes, n° 123 mars-avril 1956. Intervention dans un meeting « pour la paix en Algérie » )

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