« On constate au sein des nouvelles théories critiques de nombreuses références au fait religieux. Une série de penseurs critiques contemporains appuient leurs analyses sur des doctrines ou des figures qui relèvent du christianisme. Ce phénomène, pour surprenant qu’il soit, n’est pas nouveau. Que l’on pense à l’influence de Pascal sur Lucien Goldmann, qui affirmait que l’adhésion au marxisme repose sur un acte de foi semblable à la foi religieuse, ou à l’étude d’Ernst Bloch consacrée à Thomas Münzer. Théologien de la révolution (1921), et au millénarisme révolutionnaire caractéristique des révoltes paysannes au XVIe siècle. Mariatégui consacrait quant à lui un texte à Jeanne d’Arc dès 1929. Cependant, les références à la théologie étaient relativement marginales dans les théories critiques du XXe siècle. Elles étaient le fait d’auteurs certes non négligeables, mais n’occupant pas une place centrale dans le « canon » de la gauche révolutionnaire. Elles étaient d’ailleurs plus présentes dans le marxisme occidental que classique.
Il en va tout autrement à l’heure actuelle. Les auteurs qui invoquent dans leurs œuvres des doctrines religieuses comptent parmi les principaux penseurs critiques contemporains. Alain Badiou a ainsi consacré un important ouvrage à saint Paul. Il y met à l’épreuve de Paul l’idée que le « sujet » se constitue dans la fidélité à un « événement », qui peut être d’ordre politique, scientifique, artistique ou même amoureux. Le rapport entre le sujet et l’événement est développé de façon plus systématique dans L’Être et l’Événement et Logiques des mondes, où figurent également des références à la pensée religieuse (à Pascal notamment). Giorgio Agamben a lui aussi consacré une méditation à saint Paul, sous la forme d’un commentaire de l’Épître aux Romains intitulé Le temps qui reste. L’érudition d’Agamben en matière théologique est sans égale parmi les penseurs critiques actuels. Les références au droit sacré romain (dans Homo Sacer), à la tradition juive ou à tel aspect de l’eschatologie chrétienne sont fréquentes dans ses travaux. Dans Empire, Toni Negri et Michael Hardt prennent appui sur le « Poverello » saint François d’Assise. Negri a par ailleurs consacré un ouvrage au Livre de Job, intitulé Job, la force de l’esclave. Plusieurs livres de Slavoj Zizek renvoient à des problématiques religieuses. C’est par exemple le cas de Fragile absolu, sous-titré Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu, et de La Marionnette et le Nain. Chez Zizek, l’invocation de la religion n’a pas tant pour fonction, comme chez Badiou et Negri, de constituer une ressource en vue de la reconstruction d’un projet d’émancipation que de défendre le christianisme pour lui-même, en tant qu’il participe de l’histoire de l’émancipation. La tradition pascalienne persiste dans les théories critiques actuelles, par exemple dans Le Pari mélancolique de Daniel Bensaïd. Celui-ci, dont André Tosel qualifie la variante de marxisme de « marxisme pascalien », présente l’engagement révolutionnaire dans cet ouvrage comme analogue au pari de Pascal. Bensaïd est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage consacré à Jeanne d’Arc intitulé Jeanne de guerre lasse.
Comment expliquer la présence de la théologie au cœur même des nouvelles théories critiques ? Le rapport qu’entretiennent les pensées critiques avec la religion est loin d’être anecdotique. Il aura notamment un impact décisif sur les alliances que noueront – ou non – à l’avenir les mouvements progressistes ou révolutionnaires avec les courants religieux, dans le monde occidental et ailleurs. Que le marxisme considère la religion comme l’« opium du peuple », comme le dit la célèbre formule, a de toute évidence eu une influence non seulement sur les théories mais sur les stratégies mises en œuvre par le mouvement ouvrier.
On se limitera ici à deux aspects du problème. D’abord, l’écrasante majorité des références religieuses présentes dans les pensées critiques actuelles ont trait à un problème spécifique : celui de la croyance. C’est le cas des références à Paul, Job et à Pascal. La question que soulèvent ces figures théologiques est de savoir comment il est possible de continuer à croire ou espérer lorsque tout semble aller à l’encontre de la croyance, lorsque les circonstances lui sont radicalement hostiles. Que les penseurs critiques éprouvent le besoin d’apporter une réponse à ce problème est naturel. Les expériences de construction d’une société socialiste se sont toutes achevées de manière dramatique. Le cadre conceptuel et organisationnel marxiste, qui a dominé le mouvement ouvrier pendant plus d’un siècle, s’est effondré. Comment dans ces conditions continuer à croire en la faisabilité du socialisme, alors que les faits ont brutalement et à de nombreuses reprises invalidé cette idée ? La théologie offre bien des ressources pour penser ce problème – croire en l’inexistant est sa spécialité : il est compréhensible de ce point de vue que les penseurs critiques s’en soient saisis.
Un second aspect de la question est plus sociologique. La résurgence actuelle de la religion n’est de toute évidence pas uniquement le fait des penseurs critiques. Elle leur est imposée par le monde dans lequel ils vivent. Des hypothèses contradictoires concernant le « retour du religieux » ou au contraire la poursuite du « désenchantement du monde » font l’objet d’âpres débats entre spécialistes. Si la pratique quotidienne semble poursuivre son déclin séculaire, la religion paraît opérer un retour en force dans le champ politique, avec par exemple l’islam radical et les courants fondamentalistes américains. Dans cette perspective, disputer le fait religieux aux fondamentalistes, démontrer que des formes progressistes, voire révolutionnaires, de religiosité existent, est une stratégie habile. Elle consiste à affronter l’adversaire sur son propre terrain. Typique à cet égard est la nouvelle préface des Évangiles publiée par Terry Eagleton, sous le titre savoureux de Terry Eagleton Presents Jesus Christ...»
(Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques)
Du théologico-politique contemporain
Publié par Le Bougnoulosophe à 7/28/2010
Libellés : MANIERES DE FAIRE
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire