La critique sociale, en France, a toujours peiné à comprendre, voire tout simplement à rendre compte du point de vue des dominés. Quand elle ne s’est pas faite tout simplement méprisante à leur égard, confiscant leurs discours pour les retraduire et les aliéner sous des rationalités fallacieuses.
Pour être tout à fait clair, rappelons ici que ces mêmes sciences sociales ont, en France, servi de socle au modèle républicain qui nous encombre aujourd’hui et interdit de développer sur la société contemporaine un point de vue susceptible d’en comprendre les enjeux profonds.
Commodément, dans leur désir de faire abstraction de l’héritage colonial, ces mêmes sciences sociales, relayées par les sciences politiques, refusent toujours de voir combien les inégalités sociales s’enracinent dans un racisme dont la société française ne s’est pas affranchie. Il faut lire l’article d’Ahmed Boubeker (dans Ruptures Postcoloniales - De la société d’exclusion à l’éternel retour des classes dangereuses), pour en mesurer l’importance : l’accès à l’emploi, au logement, à l’instruction, à la reconnaissance sociale, etc. (1), reste un mirage pour les sous-citoyens des banlieues. Un mirage occulté par les discours qui ont pris en otage ces banlieues, comme celui de leur dérive mafieuse, ou communautariste, discours qui ne font que réactualiser au fond un très ancien regard porté sur les opprimés, dès lors qu’il s’agit de fermer les yeux sur ce qui les opprime – celui d’un Louis Chevalier par exemple, sur les classes dangereuses (2). Un discours qui ne permet d'envisager le malaise des cités que sous les catégories du trouble à l’ordre Public, le virage sécuritaire que la France a prise à l’automne 2005 en témoigne.
Pour Ahmed Boubeker, tant que la France refusera de regarder en face la dimension ethnique des inégalités sociales, qui se traduisent entre autres par une véritable ségrégation urbaine, et compte tenu du poids démographique des populations en question, elle ne pourra penser sérieusement son devenir. Et ce n’est pas la montée en puissance de la mémoire et de ses devoirs, qui accompagne une sorte de tournant dans la conscience française, que l’on décrirait volontiers comme tournant patrimonial, qui peut rassurer : que se substitue une conscience patrimoniale comme ultime rempart à l’invasion des hordes barbares, à la conscience nationale a de quoi, plutôt, sérieusement inquiéter…
Joël Jégouzo
(1) « Bien sûr, la misère ! Bien sûr, les sales boulots ! Bien sûr, les logements miteux ! Mais comment ces « gens de peu » parviennent-ils à survivre ? Comment réinventent-ils le monde dans un trou noir des perspectives publiques ? Comment ces individus et ces groupes, héritiers des « damnés de la terre », deviennent-ils sujets de leur propre vie et de leur propre histoire, au-delà d’un enfermement dans des clichés publiques ? Ce récit des surnuméraires du « creuset français » pourrait ouvrir de nouveau horizons aux valeurs de la République… » (Ahmed Boubeker, Ruptures Postcoloniales)
(2) « Le dimanche, les porteurs d'eau auvergnats vont à la musette, à la danse auvergnate, jamais au bal français ; car les Auvergnats n'adoptent ni les mœurs, ni la langue, ni les plaisirs parisiens. Ils restent isolés comme les Hébreux de Babylone, au milieu de l'immense population qui tend à les absorber; et l'on peut dire que, plus heureux que les sauvages, ils emportent leur pays à la semelle de leurs souliers....» (Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses)
Des classes dangereuses aux quartiers sensibles
Publié par Le Bougnoulosophe à 6/17/2010
Libellés : POSTCOLONIE
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