Du « tourisme de l'âme» et de la guerre

« Des attaques massives, d’une agressivité planifiée, ont été lancées contre les sociétés arabes et musulmanes contemporaines, accusées d’arriération, d’absence de démocratie et d’indifférence pour les droits des femmes. Au point de nous faire oublier que des notions telles que la modernité, les Lumières et la démocratie ne sont en aucun cas des concepts simples et univoques que chacun finirait toujours par découvrir, tels les œufs de Pâques cachés dans son jardin. L’inconscience stupéfiante de ces jeunes communicateurs arrogants, qui parlent au nom de la politique étrangère sans posséder la moindre notion vivante (ni la moindre connaissance du langage des gens ordinaires), a fabriqué un paysage aride, prêt à accueillir la construction par la puissance américaine d’un ersatz de libre « démocratie » de marché. Inutile de connaître l’arabe, le farsi ou même le français pour pontifier sur l’effet domino de la démocratie dont le monde arabe aurait le plus grand besoin.

La volonté de comprendre d’autres cultures à des fins de coexistence et d’élargissement de son horizon n’a rien à voir avec la volonté de dominer. Cette guerre impérialiste - concoctée par un petit groupe de responsables américains non élus et menée contre une dictature du tiers-monde déjà dévastée, pour des raisons idéologiques liées à une volonté de domination mondiale, de contrôle sécuritaire et de mainmise sur des ressources raréfiées - est certainement une des catastrophes intellectuelles de l’histoire, notamment parce qu’elle a été justifiée et précipitée par des orientalistes qui ont trahi leur vocation de chercheurs. Des experts du monde arabe et musulman comme Bernard Lewis et Fouad Ajami ont exercé une influence majeure sur le Pentagone et le Conseil national de sécurité de M. George W. Bush : ils ont aidé les faucons à penser avec des idées aussi grotesques que l’« esprit arabe », ou le « déclin séculaire de l’islam ».

Actuellement, les librairies américaines sont remplies de volumes épais aux titres tapageurs évoquant le lien entre « islam et terrorisme », l’« islam mis à nu », la « menace arabe » et autre « complot musulman », écrits par des polémistes politiques prétendant tirer leurs informations d’experts ayant soi-disant pénétré l’âme de ces étranges peuplades orientales. Ces bellicistes ont bénéficié du renfort des chaînes de télévision CNN et Fox News, ainsi que d’une myriade de radios évangélistes et conservatrices, de tabloïds et même de journaux respectables, tous occupés à recycler les mêmes généralités invérifiables afin de mobiliser l’« Amérique » contre les démons étrangers.

Sans cette impression soigneusement entretenue que ces peuplades lointaines ne sont pas comme « nous » et n’acceptent pas « nos » valeurs, clichés qui constituent l’essence du dogme orientaliste, la guerre n’aurait pas pu être déclenchée. Tous les puissants se sont entourés de tels chercheurs à leur solde, les conquérants hollandais de la Malaisie et de l’Indonésie, les armées britanniques en Inde, en Mésopotamie, en Egypte et en Afrique de l’Ouest, les contingents français en Indochine et en Afrique du Nord. Ceux qui conseillent le Pentagone et la Maison Blanche usent des mêmes clichés, des mêmes stéréotypes méprisants, des mêmes justifications pour l’utilisation de la puissance et de la violence. « Après tout, répète le chœur, ces gens ne comprennent que le langage de la force. » A ces conseillers s’ajoute, en Irak, une véritable armée d’entrepreneurs privés à qui tout sera confié, de la publication des livres d’école à la rédaction de la Constitution et la refonte de la vie politique, jusqu’à la réorganisation de l’industrie pétrolière.

Chaque nouvel empire prétend toujours être différent de ceux qui l’ont précédé, affirme que les circonstances sont exceptionnelles, que sa mission consiste à civiliser, à établir l’ordre et la démocratie, et qu’il n’utilise la force qu’en dernier recours. Le plus triste est qu’il se trouve toujours des intellectuels pour trouver des mots doux et parler d’empires bienveillants ou altruistes…»

Edward Saïd

N.B. : Concernant le « tourisme de l'âme » : « Les déclarations qui prétendent dire ce qu'il en est de « l'expérience des femmes » sont particulièrement susceptibles d'être simultanément un effet et un facteur de ce que Wendy Rose, dans un poème sur les appropriations de l'expérience des Indiens d'Amérique, nomme très justement « le tourisme de l'âme ». Les études féministes doivent approcher en connaissance de cause la ligne très fine qui départage l'appropriation de l'expérience (jamais innocente) d'autrui et la délicate construction d'affinités tout juste envisageables, de connexions tout juste possibles mais qui pourraient néanmoins bel et bien faire la différence dans les histoires locales et mondiales. Le discours féministe et le discours anticolonialiste sont engagés dans l'entreprise subtile et délicate entre toutes d'élaboration d'affinités et de connexions, projet qui ne vise surtout pas à faire de l'expérience propre ou de celle d'autrui la source d'un récit clos sur lui-même. Cela ne va pas sans difficultés, et « nous » échouons souvent à les lever. Personne n'a de mal à citer des discours féministes, antiracistes ou anticoloniaux qui reproduisent l'autre et le soi en sources de discours clos, qui ne savent pas comment s'y prendre pour tisser des affinités mais savent très bien bâtir des oppositions. Cela étant, « nos » textes résonnent aussi de l'espoir qu'un jour nous finirons par apprendre à construire non plus des identités, mais des affinités. » (Donna Haraway, « Des singes, des cyborgs et des femmes - La réinvention de la nature ».)

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