Visage blanc sur fond blanc

La parution en 1988 d’un article de Richard Dyer intitulé « White »(1), dans un numéro spécial de la revue Screen co-dirigé par Kobena Mercer et Isaac Julien, signa l’avènement d’un questionnement qui marquerait de son empreinte les années de réflexion à venir sur l’étude des rapports sociaux de race(2). Dans cet article, Dyer étudie la représentation cinématographique de la race en se penchant sur trois films : Jezebel, Simba et La Nuit des morts-vivants(3).

Loin d’une étude classique de la production de la race par le discours filmique, cette analyse relève alors d’un véritable changement de point de vue, en questionnant non pas tant les modes de figuration des minorités ethnoraciales que les caractéristiques représentationnelles des personnages blancs. Ce renversement consiste, plutôt que d’interroger le corps de « l’altérité sociale », à porter au centre de l’analyse la « question blanche » – soit le problème politique, social et culturel que constitue l’hégémonie blanche.

Cet article de Richard Dyer et le livre éponyme qu’il publiera quelques années plus tard ont ouvert la voie dans le champ des cultural studies et des études filmiques à un angle de réflexion nouveau portant non plus sur les stéréotypes « engluant(4)» les minorités ethnoraciales à leur image, mais sur la formation d’une hégémonie raciale traversant et structurant – ainsi que traversé et structuré par – les représentations. Ces travaux, parfois rassemblés sous la bannière d’un champ appelé critical white studies(5) (l’étude critique de la blanchité) interrogent notamment la sur-visibilisation et sur-représentation des Blancs, à rebours donc des débats français sur la diversité et les « minorités visibles »(6).

Retraçant aussi bien l’histoire des significations culturelles attachées à la couleur « blanc » que la « culture de la lumière » au sein de laquelle se sont développées les identités raciales modernes, Dyer rend compte de la constitution de l’identité blanche comme modèle et étalon de l’humanité via la culture cinématographique et audiovisuelle. La double signification du terme «whiteness», qui peut être aussi bien traduit par « blancheur », soit une propriété chromatique, que « blanchité »(7), soit un rapport de pouvoir, facilite cette exploration des intrications entre culture visuelle et (re-)production des hégémonies raciales. Ses travaux se sont attachés à déconstruire la mécanique des représentations raciales, aussi bien structurée par la narration, l’esthétique, la technologie ou l’économie, en appréhendant la blanchité comme un rapport social asymétrique hiérarchisé posant les termes d’une hégémonie culturelle.

Dans son ouvrage Sight Unseen: Whiteness and American Visual Culture, Martin A. Berger emprunte une voie similaire à ces questionnements, tout en étendant le champ de sa réflexion au-delà des écrans de cinéma et des salles obscures pour embrasser la culture visuelle dans son ensemble, de la peinture bucolique au cinéma muet en passant par la photographie paysagiste et l’architecture muséale. Il étudie l’éducation raciale de l’oeil du spectateur, en se penchant sur les rapports entre l’agencement social du regard et l’assignation à une position raciale – ce qu’on pourrait appeler l’injonction racialiste.

Néanmoins, et contrairement à de nombreuses études portant sur l’épistémologie de la race, cet ouvrage d’histoire culturelle n’interroge pas à proprement parler l’invention des signes visibles de l’identité raciale. La mise en scène, en discours et en images, des différences phénotypiques et des variations de couleur de peau comme fondements de la race n’est pas son principal sujet d’étude. Il analyse plutôt les modalités de la réception de la culture visuelle états-unienne, du début du xixe siècle au milieu du xxe siècle.

S’écartant quelque peu des recherches en cultural studies portant sur ce que Stuart Hall a appelé la « politique de la représentation(8)», Berger tente de révéler le caractère racial des grilles de lecture et d’interprétation alors en vigueur :« Puisque changer les modes de représentation des Blancs et des non-Blancs ne peut en soit causer (ou empêcher) des inégalités raciales qui trouvent leur source dans des systèmes discursifs et structuraux, il est essentiel que les études sur la race sondent les dessous des images, au-delà de la surface narrative » (p. 8.).

Culture visuelle et blanchité

Sonder les dessous des images revient pour lui en premier lieu à se défaire de ce qu’il pense être un biais méthodologique potentiellement dommageable : celui qui consiste à ne penser la race que dans le cadre de corpus présentant des minorités ethnoraciales. Il vise ainsi à contester l’idée selon laquelle « la présence de minorités raciales transformerait des textes sinon racialement neutres en de véritables traités sur la race » (p. 2). Cette position méthodologique était déjà celle de Dyer dans White. Dans le premier article qu’il consacra à la blanchité, Dyer considéra les représentations blanches dans des films traitant explicitement de la « différence raciale », avant de revenir sur ce point en tentant de spécifier les caractéristiques de la représentation de la blanchité indépendamment de la présence de personnages non blancs. Les méthodes d’analyse consistant à comparer les représentations blanches et non blanches tendent à réinstaurer les minorités ethnoraciales dans la fonction qui leur est culturellement assignée : celle d’adjuvants du héros blanc, lui permettant de se révéler à lui-même. Un tel angle de recherche permet en outre d’éviter l’écueil méthodologique consistant à reproduire les rapports sociaux de race hiérarchisés en faisant des Blancs une catégorie discrète neutre ne faisant pas l’expérience de la racialisation (soit l’idée, assez répandue, selon laquelle seuls les «non-Blancs » seraient « ethniques » ou concernés par les enjeux raciaux).

Ce changement de constitution du corpus permet par ailleurs d’éviter le risque nécessairement encouru par une étude sur la représentation des minorités ethnoraciales de renforcement des stéréotypes culturels. Si la stratégie méthodologique de Dyer consiste ainsi à fonder sa recherche sur des représentations de personnages blancs, Berger va quant à lui jusqu’à parfois étudier des natures mortes dénuées de toute présence humaine directe afin de retracer le parcours des modes de lectures racialisées qui ont traversé l’histoire de l’art et de la représentation.

Le dépassement de l’analyse « narrative » des enjeux de race dans la culture visuelle auquel appelle Berger est, en second lieu, celui d’une étude en réception visant à débusquer les significations raciales dans les structures socio-discursives qui superposent aux images des modes d’interprétation racialisés.

Pour Berger, la racialisation du domaine visuel n’est ni dans l’oeil du spectateur, ni dans le texte lui-même, mais dans la somme des discours qui structurent le regard face au texte. Son attention aux structures discursives contribuant à la reproduction de la race lui permet d’identifier l’avènement d’un paradigme racial nouveau autour des années 1870 qui tend à désarticuler apparence physique et identité raciale. Dès lors, dans le contexte états-unien, la race ne repose plus sur des signes visibles marquant la différence, mais sur des réalités d’ordre juridique et généalogique (la « one-drop rule» par exemple)(9). Conséquemment, un texte visuel peut désormais être connoté racialement sans prendre appui sur la présence de minorités ethnoraciales.

La thèse de Berger est ainsi que, si dès la fin du xixe siècle, la race ne repose plus sur une épistémologie du visible, elle continue néanmoins de structurer la réception de la culture visuelle. Bien que les publics blancs de l’époque puissent ne pas avoir eu conscience des enjeux raciaux des textes, leurs réactions face à eux dénotent pour Berger « un investissement dans l’identité blanche(10)». Ainsi, les structures discursives induisant comment voir et percevoir la race joueraient selon lui un rôle non négligeable dans la formation de l’identité blanche. Qu’il enquête sur le discours racial logé au coeur du cinéma muet, de la pratique architecturale, de la scénographie muséale ou des paysages bucoliques du peintre William Sydney Mount, Berger expose l’omniprésence de la race qui, tel le « voile » dont parlait Du Bois, se surimpose à notre vision du monde. Il montre ainsi combien la culture visuelle en son entier est traversée par le racialisme (l’idée de l’existence de « races » biologiques) et la racialisation (l’opération de production et matérialisation des «différences raciales»).

S’incrivant dans le sillage des travaux de Dyer, l’ouvrage de Martin Berger et ses apports ne peuvent être distingués des nombreux textes qui, de différentes façons, visent à questionner et contester l’emprise de la blanchité sur le domaine du visible. Gwendolyn Audrey Foster, par exemple, a analysé la performativité des représentations cinématographiques de l’identité blanche, notamment au travers du concept de « white space», espace d’interaction entre la diégèse et les publics où se négocie la subjectivité raciale(11), tandis que dans leur ouvrage, Screen Saviors: Hollywood Fictions of Whiteness, Hernán Vera et Andrew Gordon ont questionné l’agencement narratif de la blanchité en identifiant ses tropes principaux(12). Ils partent d’un postulat dialectique selon lequel le cinéma aurait d’une part une fonction pédagogique, en ce sens qu’il nous « apprendrait » ce qu’être Blanc veut dire, et d’autre part qu’il serait une sorte de «tampon social » permettant de supporter l’injustice raciale en niant ou dissimulant les « privilèges blancs(13)».

Dans la même lignée, Daniel Bernardi a quant à lui dirigé trois publications visant à mettre à jour la place qu’occupe la blanchité au sein du cinéma états-unien. Le premier ouvrage collectif dirigé par Bernardi, The Birth of Whiteness: Race and the Emergence of United States Cinema traite de l’apparition simultanée du cinéma états-unien et des conceptions modernes de la race, notamment au travers des films de D. W. Griffith(14). Le second, Classic Hollywood, Classic Whiteness, se concentre sur le rôle joué par l’hégémonie blanche dans le processus créatif de l’âge d’or hollywoodien(15). Enfin, le dernier opus étudie la re-production de la blanchité en tant que « code racial et discours implicite(16)» structurant les modalités de réception et pratiques filmiques états-unienne actuelles.

Au-delà du seul fait de questionner l’histoire de l’art et en particulier les méthodes d’analyse de la réception des oeuvres, l’ouvrage de Martin Berger pose sans doute une seconde question. Celle de la non-neutralité raciale de la culture visuelle et de ses avatars discursifs, et donc de leur nature politique. Il faudrait ainsi lire et parcourir, en écho à l’oeuvre de Berger, le livre White: Whiteness and Race in Contemporary Art présentant le travail de onze artistes confrontant leur créativité à l’hégémonie culturelle blanche(17). Délogeant la blanchité de sa position privilégiée à l’abri des regards – car dissimulée sous l’apparence du neutre et du commun – ces travaux mettent en oeuvre une véritable réarticulation critique de la politique du visible. Pour voir enfin la blanchité telle qu’elle est, sans masque ni fard : une hégémonie sociale, politique et culturelle.


1. Richard Dyer, « White », in Screen, vol. 29, n° 4, 1988 (publié à nouveau dans The Matter of Images: Essays on Representation, Londres et New York, Routledge, 2002, p. 126-148) et White, Londres et New York, Routledge, 1997.
2. L’expression «rapport sociaux de race » est d’Éric Macé. Voir son article : « Comment mesurer les discriminations ethnoraciales à la télévision ? Une comparaison internationale », in Isabelle Rigoni (dir.), Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les médias, Montreuil, Aux lieu d’être, 2007.
3. Jezebel (William Wyler, États-Unis, 1938), Simba (Brian Desmond Hurst, Grande-Bretagne, 1955) et La Nuit des morts-vivants (George Romero, États -Unis, 1969).
4. J’emprunte ce terme à Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 27.
5. Ce champ, qui parcourt des disciplines aussi diverses que la sociologie, l’histoire, les études filmiques, l’anthropologie, l’histoire de l’art ou la géographie, a connu dans l’université anglo-saxonne une prolifération rapide et tout à fait impressionnante de la fin des années 1990 a aujourd’hui. En 2002, Peter Kolchin recensait 51 livres et 373 articles comportant, dans leur titre ou abstract, le mot « whiteness» (Peter Kolchin, « Whiteness Studies: The New History of Race in America », in The Journal of American History, vol. 89, n° 1, 2002, p. 154-173). Pour un aperçu de l’étendu du champ, voir Richard Delgado et Jean Stefancic (dir.), Critical White Studies: Looking Behind the Mirror, Philadelphie, Temple University Press, 1997
6. Maxime Cervulle, « Dans le blanc des yeux : diversité, visibilité et représentation raciale », in Tausend Augen: cultures audiovisuelles et représentations, n° 33, à paraître.
7. La traduction du terme « whiteness » par « blanchité » a été proposée par Judith Ezekiel. Elle s’oppose à la traduction par « blanchitude », qui établirait selon elle un parallèle erroné avec la notion de négritude, effaçant par là le caractère asymétrique de leurs rapports et le statut hégémonique du « whiteness».
8. Stuart Hall, « Nouvelles ethnicités », in Identités et cultures : politiques des cultural xtudies, édition établie par M. Cervulle, trad. de C. Jacquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 203-213.
9. Voir le chapitre « Genre Painting and the Foundations of Modern Race », in Martin Berger, Sight Unseen: Whiteness and American Visual Culture., op. cit., p. 11-42.
10. Le « one-drop rule», soit la « règle de la goutte de sang », est un concept juridique datant du début du XXe siècle et qui fut appliqué dans certains des États-Unis d’Amérique lors de la Ségrégation. Il implique que quiconque aurait un ancêtre noir serait juridiquement considéré comme Noir.
11. Gwendolyn Audrey Foster, Performing Whiteness: Postmodern Re/Constructions in the Cinema, New York, State University of New York Press, 2003, p. 47-66.
12. Hernán Vera et Andrew Gordon, Screen Saviors: Hollywood Fictions of Whiteness, Lanhamn Boulder, New York et Oxford, Rowman & Littlefield Publishers Inc., 2003.
13. Ibid., p. 5-13.
14. Daniel Bernardi (dir.), The Birth of Whiteness: Race and the Emergence of United States Cinema, New Brunswick, Rutgers University Press, 1996.
15. Daniel Bernardi (dir.), Classic Hollywood, Classic Whiteness, Minneapolis, Minnesota University Press, 2001.
16. Daniel Bernardi (dir.), The Persistence of Whiteness: Race and Contemporary Hollywood Cinema, Londres et New York, Routledge, 2008, p. xv.
17. Maurice Berger, David Roediger et Patricia Williams (dir.), White: Whiteness And Race In Contemporary Art, UMBC, Center for Art and Visual Culture, 2003.

Maxime Cervulle

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ce n'est pas seulement stupide, mais horriblement verbeux :)

L'anti-mimile a dit…

Bien sûr mon fin de race chéri, tu as peut être le "sang bleu", c'est-à-dire que l'une de tes aïeules s'est faite engrossée par un Sarrasins (la veinarde, ils savent y faire les bougres!), le cocu (ton non-aïeule donc) étant parti à la chasse (ils appelaient ça croisade à l'époque!), mais j'ai la nette impression qu'il y a du déficit au niveau de ton capital neuronal...La bière, le jambon ?

Tu trouves pas ça verbeux toi ?

Anonyme a dit…

Cette approche décalée de la notion de race semble déranger certain ou certaine. Je serai très intéressé de lire la réaction de Gramsci sur cette imposition racialisée du modèle hégémonique blanc pendant que l’on s’interroge sur l’égalité socio-économique (et je ne dis pas qu’il faut la renvoyer aux calendes grecques).

L'anti-mimile (de luxe) a dit…

Sir Schmiliblick,
Mon ténia d'amour,

Ta rédaction laborieuse, j'ai la note, ça fera 2/20, je peux pas donner plus...
Mon mignon ténia, au sang bleu, qui date des mérovingiens (ça doit sentir !), que tu te sois fais chipoter la zigounette par monsieur l'Abbé (ce qui prouve que tu en as une !) quand tu avais trois ans, nous n'y pouvons rien...Nous compatissons, en pouffant de ci de là, c’est trop rigolo...
Sache qu’ainsi vont les voies impénétrables de notre seigneurie la France aussi éternelle que rancie, fille aînée (traînée ?) de l'Abbé qui aimait les petits garçons...Hosannah, hosannah !

P.S.: Pour ce qui est du "nombre d'or", je t'ai expliqué en détail l'usage "canonique " de la chose, car toi aussi tu as le droit de gouter au belle harmonie, à l'esprit du monde...Merci qui ?