Ben Barka ou le passé dure longtemps

Voici un article qui a été écrit il y a plus de quarante ans (le 8 Novembre 1965) sur « l’Affaire Ben Barka », à chaud donc, par Jacques Derogy et Jean-François Kahn, avant que ce dernier ne soit devenu la grosse ordure postillonnante et centriste qui pontifie sur les plateaux TV. Depuis lors, on a appris que, pour la participation de l’enlèvement, il fallait ajouter, à ce joyeux univers de barbouzes mâtiné de faune interlope françaouie, des représentants de la CIA et du Mossad, Tricontinentale oblige. Les grands esprits se rencontrent… Décidément la République a bien des cadavres dans ses placards, qu’aujourd’hui encore elle badigeonne d’eau de toilette bon marché, espérant faire disparaitre ces mauvaises odeurs si rémanentes, et dire qu’il y en a qui ose évoquer le trop de « repentance »...

L'enlèvement du chef de l'opposition, militant internationaliste, le 29 octobre 1965, à Paris, aura des répercussions considérables. C'est un coup de tonnerre dans un Maroc qui va de plus en plus mal

Non, ce n'est pas un fait divers. Il s'agit bien d'une affaire politique, ou plus exactement d'un scandale politique très grave. Le point de départ: un leader de l'opposition marocaine, président d'une organisation nationale qui devait, en janvier prochain, organiser à La Havane la conférence «anti-impérialiste» des «trois continents», une personnalité universellement connue, a été enlevé, en plein jour, à 12 h 30, au centre de Paris, devant le Drugstore de Saint-Germain-des-Prés.

Les faits: Mehdi Ben Barka, 47 ans, se trouvait le vendredi 29 octobre à Genève, venant du Caire. Il y avait loué deux appartements, mais, se sentant menacé, il se faisait héberger par différents amis. Il se faisait adresser son courrier à la poste restante. Il disposait, pour ses déplacements dans la ville suisse, d'une Borgward crème, qu'il enfermait chaque soir dans un box de peur qu'on ne la piège.

Ben Barka avait peur. Au Maroc, il avait déjà échappé à une tentative d'attentat: une voiture de police l'avait doublé dans un virage, et l'avait projeté dans un ravin. Il s'en était tiré avec une grave blessure à la colonne vertébrale. Plus récemment, à Genève même, il échappa de peu à une tentative d'enlèvement en s'engouffrant dans un garage privé à double issue appartenant à un ami vénézuélien. Il déclara à l'un de ses amis avoir reconnu deux hommes de la police marocaine.

Sous un faux nom. Tôt le matin du 29 octobre, on le vit au Palais des nations discuter avec un fonctionnaire syrien. Il paraissait, cette fois, fort décontracté. Vers 10 heures, il débarquait à Orly. Il n'avait prévenu de son arrivée qu'une ou deux personnes. Il voyageait, d'ailleurs, sous un faux nom. Il avait fait louer pour le soir même deux places à son nom à la Gaîté-Montparnasse, où l'on jouait Le Goûter des généraux. Il devait auparavant rencontrer chez Lipp trois hommes avec lesquels il projetait de faire un film sur la décolonisation: le réalisateur Georges Franju, un journaliste, M. Philippe Bernier, et un éditeur de romans-photos, M. Georges Figon. Ce dernier, qui devait assurer le préfinancement du film, a omis de se manifester pendant toute la semaine qui a suivi le rapt.

Cette fois, Mehdi Ben Barka avait pris peu de précautions. En août dernier, il s'était déjà rendu en France et avait, alors, obtenu certaines garanties officielles concernant sa sécurité.

C'est de l'aéroport qu'il téléphone à son ami, M. Thami Azemmouri, agrégatif d'histoire, étudiant un peu bohème qui devait le représenter auprès des responsables du film. Il lui donne rendez-vous à 11 h 30 au rond-point des Champs-Elysées. Et de là l'amène au Quartier latin. Comme il est trop tôt pour se rendre au rendez-vous chez Lipp, ils décident d'aller prendre un verre au nouveau Drugstore. C'est alors que deux hommes encadrent Ben Barka, exhibent une carte de police et le poussent vers une voiture. D'autres - peut-être une vingtaine - entourent l'étudiant et l'empêchent de relever le numéro du véhicule.

Thami Azemmouri prend peur. Il se précipite rue Serpente, au siège de l'association des étudiants marocains. Il ne trouve personne. Complètement affolé, il court se réfugier chez un ami.

Ce n'est que vers 16 heures que sa femme parviendra à joindre un étudiant marocain et à lui annoncer que «Mehdi Ben Barka a été arrêté». Car Azemmouri croit alors à l'arrestation, ce qui prouve que l'enlèvement a été bien camouflé.

Dans la nuit, après avoir constaté son absence au théâtre, le frère de M. Ben Barka et M. Tairi, l'un de ses amis politiques, commencent seulement à craindre un enlèvement. Pratiquement, le samedi et le dimanche se passent sans que rien ait été entrepris pour retrouver le leader marocain. [?]

Dès le lundi, pourtant, la police a en main une piste sérieuse. Elle sait - par des propos qui lui sont rapportés - que Mehdi Ben Barka avait nommément désigné ceux qui pouvaient avoir intérêt à le faire disparaître.

D'autre part, un témoin affirme avoir eu, quelque temps auparavant, un contact avec un émissaire marocain qui lui a offert plusieurs millions afin de recruter des «hommes de main». Leur tâche aurait consisté à enlever M. Ben Barka et à l'emmener dans une villa de Seine-et-Oise, dont il donne l'adresse exacte, à Fontenay-le-Vicomte, sur les bords de l'Essonne.

Enfin, un homme originaire d'Afrique du Nord, travaillant dans la région de Fontainebleau, rapporte une étrange histoire: alors qu'il se promenait, le dimanche d'avant, un Marocain s'est approché de lui et l'a interpellé: «Que faites-vous ici?» Puis il l'a prié de s'éloigner. En s'éloignant, il s'est retourné et a aperçu, dit-il, une sorte de château et, devant, de nombreuses voitures, ainsi que des Français et des Marocains qui semblaient fort affairés.
La Main rouge. Tels étaient les éléments de base. D'autre part, les amis de M. Ben Barka ne manquaient pas de souligner que le directeur de la Sûreté marocaine, le commandait Dlemi, se trouvait à Paris, à l'hôtel Astor, depuis plus d'une semaine. C'est ce commandant Dlemi qui avait mené contre la gauche marocaine la fameuse affaire du complot de juillet 1963, laquelle permit, sans aucune preuve, de condamner pour la deuxième fois Ben Barka à mort par contumace.

En outre, de nombreux éléments des «Brigades spéciales» marocaines étaient arrivés depuis quinze jours à Paris. Ils fréquentaient particulièrement le Drugstore des Champs-Elysées, et leur activité avait été signalée dans les milieux étudiants et ouvriers marocains résidant en France. Enfin, le samedi 30 octobre, le ministre marocain de l'Intérieur, le général Mohammed Oufkir, arrivait à Paris et on le voyait, de nouveau, le lendemain dimanche, à l'aéroport?

Curieusement, ce n'est que le mercredi 3 novembre, soit quarante-huit heures après que l'information lui eut été donnée, que la police fit une perquisition dans la villa de Fontenay-le-Vicomte. On fit des recherches dans l'Essonne et l'on y trouva bien un cadavre. La nouvelle, aussitôt, se répandit: c'était le corps de Ben Barka. Son frère lui-même en fut averti.

La police, d'abord, ne démentit pas. Mais, curieusement, on ne convoqua ni le juge d'instruction ni les amis du disparu pour l'identification. A 21 heures, le commissaire Bouvier annonça que ce n'était pas le cadavre du leader marocain. Mais on ne procédait toujours pas à l'identification. Alors qui?

Ben Barka faisait peur, moins comme révolutionnaire exilé que comme opposant légal. Pourtant, en août dernier, le roi, estimant qu'il ne saurait y avoir d'union nationale complète tant que Ben Barka, héros de l'indépendance et porte-drapeau de la gauche marocaine, ne serait pas rallié, lui proposa de rentrer. Mais Ben Barka, comme il devait nous le préciser lui-même, n'acceptait de retourner au Maroc qu'à la condition que le général Oufkir soit relevé de ses fonctions de ministre de l'Intérieur.

La police française a mis la main sur un nommé Antoine Lopez, personnage bien connu dans les milieux marocains. Du temps du protectorat, chef d'escale à Tanger, il avait fait du trafic d'armes pour le compte des nationalistes. Ensuite, inspecteur de la compagnie Royal Air Maroc, il avait eu l'occasion de rendre des services à plusieurs ministres marocains. Son poste à Orly lui permettait de faire embarquer certains produits hors douane?

M. Lopez côtoie cette faune étrange qui, de la Main rouge à l'OAS, de l'activisme à la traite des blanches, est toujours prête à se louer au plus offrant. Lopez, comme son ami Boucheseiche, qui aurait été mêlé à l'enlèvement d'Argoud, fréquentait Jo Attia, l'ancien lieutenant de Pierrot le Fou.

Le 13 octobre 1960, Félix Moumié, opposant camerounais, exilé à Genève, était empoisonné. En 1962, c'est Salah Ben Youssef, opposant au régime de M. Bourguiba, qui était assassiné par trois inconnus à Francfort. [?] L'affaire Ben Barka pose le problème de l'Internationale des hommes de main et de ceux qui l'utilisent.


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