Dans un essai, fort apprécié de la galaxie gauchiste *, nous allons voir pourquoi, intitulé La diversité contre l'égalité, Walter Benn Michaels, professeur de littérature à l'université de l'Illinois à Chicago, défend la thèse suivante : « La « diversité » n'est pas un moyen d'instaurer l'égalité, mais une méthode de gestion de l'inégalité. » Ainsi « une France où un plus grand nombre de Noirs seraient riches ne serait pas économiquement plus égalitaire, ce serait juste un pays où le fossé entre les Noirs pauvres et les Noirs riches serait plus large. ».
La « diversité », ce concept des plus ambigus, serait donc une ruse de la raison des dominants qui permettrait d'évacuer la question sociale et faciliterait l’acceptation de l'ordre inégalitaire par les dominés. Pourquoi pas ?
Rien de bien neuf tout de même. Un raisonnement semblable avait été mobilisé contre la parité homme-femme, il y a quelques années, mais qui s’en souvient ? (*)
Pourtant ce discours, qui apparait subversif et plein de bon sens, ne tient pas cinq secondes, lorsqu’on le replace dans le contexte français. Car si « les Américains adorent parler race, mais sont moins performants, quand il s’agit de parler de classes... »*, y compris les Black Panthers (1), pour les Français c’est le contraire. Si le concept de « race » est né en France (Boulainvilliers), depuis l’aventure pétainiste, on évite d’y recourir. Cela ne veut pas dire que les Français ne pensent pas aux questions raciales, loin s'en faut, elles sont simplement devenues des catégories de la pensée (2)…
Car d’où parle Walter Benn Michaels ? D’une société où la « question raciale » a structuré la société en profondeur dés sa création, la question indienne, noire (cfr. Tocqueville, WEB Dubois…), aussi cette société a mis en place des dispositifs pour y remédier (droits civiques, « affirmative action »...), quels qu'en soient les résultats... Par ailleurs, Walter Benn Michaels fait l’impasse sur l’ensemble des travaux, apparus aux États-Unis ces trente dernières années, qui vise précisément à articuler, à imbriquer les divers formes de domination (« classe », « race », « sexe »…), dont le « Black feminism » est l’illustration la plus connue. Et de tout cela qu’en est-il de la France ?
Où y a-t-il un début de culte de la « diversité », non pas le label, la vraie, et un chouïa de célébration des « identités culturelles », non pas la caricature, mais cette entité polymorphe et enchevêtrée, au sein de l’Hexagone ? Où ? Dans quel musée ? Oui, où rencontre-t-on cette sacro-sainte « diversité » made in France ? Où a-t-elle cours très exactement ?
Nulle part, si ce n’est dans des endroits spécialement conçus à cet effet (la télévision, le sport, la variété, par exemple). J'ai bien peur qu'en réalité elle n'existe que dans le rêve éveillé de l'auteur. Cela ne correspond en aucun cas aux observations empiriques que nous faisons de la société française...
En effet, ce n’est pas demain la veille qu’on verra un Noir, un Arabe, un musulman à l’Elysée, quant aux trois marionnettes indigènes qui ont été bombardées ministres (« Nous sommes ce qu'on veut que nous soyons, nous le serons donc jusqu'au bout absurdement » a écrit Genet dans Les nègres), elles le sont devenues par le fait du prince. Bref, l’Obama français n'est pas à l'ordre du jour, il n’est pas encore né, ses parents non plus...
Rappelez-vous ce climat. Celui de la dernière hystérie islamophobe de l’été autour de la Burqa. Elle prouve qu’en France on n’éprouve aucune fascination autour des questions d’identité, que du contraire, si ce n'est la sienne, l'archaïque, ici, le « souchienisme » prospère ; pour tout dire, l’Islam, qu’on agite comme un chiffon rouge, apparaîtrait plutôt comme un parfait repoussoir…
Souvenez-vous de ces mots. Ces sorties fracassantes, toutes plus grotesques les unes que les autres, autour de la « race » et des « blancs », de Finkielkraut, d’Eric Zemmour, de Manuel Valls… Elles montrent que verbalement, dans la sphère publique, le racisme en France s'affirme haut et fort. La parole raciste y est bien désinhibée. Elle se présente de moins en moins comme un tabou.
Ajoutons à cela, la résistance face aux statistiques ethniques, la dénégation vis-à-vis des discriminations qui sont pourtant criantes, la présentation de la « discrimination positive » comme une horreur absolue, la mise en place d’un « ministère de l’identité nationale »… A vrai dire, nous n'avons pas épuisé le sujet, car l’on a pas fini de recenser l’allergie à la diversité, dans son sens commun, au pays « des droits de l’homme » !
Par ailleurs, cette « diversité », signifiant flottant, passe à côté de réalités sociologiques très concrètes. Les « identités », qu’elles soient religieuses, culturelles, ethniques, politiques…, même si elles sont complexes (composites, dynamiques, paradoxales), existent et ont une efficace sociale indéniable. Ne pas s’en apercevoir c’est se condamner à ne rien comprendre. Et ils sont nombreux les paresseux intellectuels ! Ces identités en outre se déterminent de manière interne puisque, en dernière instance, elles se fondent sur le « vécu » et « l’expérience » personnelle.
Ainsi ce discours de la « diversité », qui est un discours produit par le haut, un discours subi, une « objectivation », élude, tout d’abord, la capacité qu’ont les personnes de s’auto-définir à partir de leur identité propre, leurs ressorts internes (les « groupes ethniques, disait l'anthropologue Fredrik Barth, sont des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes ») ; il élude également le processus historique qui permet la production des discriminations (le contexte post-colonial ou post-esclavagiste par exemple) ; enfin il occulte le fait qu’il y a une corrélation forte entre ethnicité (c’est-à-dire en tant qu'identité assignée de l'extérieur) et classe sociale, et cette surdétermination mérite un questionnement : A-t-on oublié que « racisme de classe » et racisme tout court font souvent bon ménage, vont du même pied ? Ignore-t-on que la « classe ouvrière » de souche, elle-même, a longtemps été bougnoulisée (cfr. Louis Chevalier) ?
A l'évidence, Walter Benn Michaels n'aime pas la « diversité », nous non plus, ne lui en déplaise, il lui préfère l'Egalité, mais qu'a-t-il à proposer pour la réaliser ? Le « modèle français », et son « individu abstrait » qui aime à se fixer dans les nuages de l'idéalisme philosophique, colourblind et religiousblind, une pure mythologie !
On comprend mieux, en tout cas, pourquoi les gauchistes hexagonaux aiment tant l'ouvrage : il leur permet d'enfourcher leur vieux canasson fourbu, de reconduire leurs vieilles marottes qui sentent si bon « la blanchitude »... Imaginez un universitaire américain qui chantonne le vieux refrain de la détermination économique en dernière instance, que du bonheur !
Pour notre part, nous préférons au concept tendancieux de « diversité » celui plus classique, mais plus franc du collier, et plus tragique aussi, de « minorité », voici ce qu’en dit Arjun Appadurai à l'heure de la Globalisation :
« Qu’y a-t-il dans les minorités qui semble susciter de la violence dans tant de partie du monde ? Tout d’abord, les minorités comme les majorités sont les produits d’un monde moderne de statistique, de recensement, de cartes des populations et d’autres instruments étatiques créés en général à partir du XVIIe siècle. Les minorités et les majorités émergent de façon explicite dans le développement d’idées de nombre, de représentation et de cens électoral dans les régions affectées par les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle. Les minorités sont donc une catégorie sociale et démographique récente. Elles génèrent aujourd’hui de nouvelles inquiétudes quant aux droits (octroyés par l’État) à la citoyenneté, à l’appartenance et au caractère autochtone. Elles invitent ainsi à un réexamen des obligations des États et des frontières de l’humanité politique, prises comme elles le sont dans les zones grises et malaisées entre citoyen et humanité en général. Mais les minorités ne surgissent pas toutes formées. Elles sont produites dans la situations spécifiques de chaque nation et chaque nationalisme. Elles sont souvent porteuses des souvenirs gênants des actes de violence qui ont fait naître les États existants ou qui ont accompagné la formation de nouveaux Etats. Par ailleurs, en tant que faibles prétendants aux droits octroyés par l’État, ou en tant qu’agents de ponction de ressources nationales particulièrement disputées, elles sont le rappel de l’échec de divers projets étatiques. Elles sont les marques de l’échec et de la coercition. Elles sont une gêne pour toute image encouragée par l’États de pureté nationale et justice étatique. Elles sont donc le bouc émissaire au sens le plus classique du terme. » (Géographie de la colère)
(1) « La première chose dont il faut prendre conscience c’est que si les gens disent qu’il y a une « colonie noire » et une « métropole blanche », ils font allusion à quelque chose de réel. Ce n’est qu’en ayant clairement à l’esprit cette distinction qu’il est possible de comprendre qu’il existe deux blocs politiques différents, chacun pourvu d’une dynamique propre, à l’œuvre dans les États-Unis d’aujourd’hui » (Eldridge Cleaver, Panthère Noire)
(2) De la question sociale à la question raciale?, Didier Fassin et Eric Fassin (dir.), La Découverte, 2009.
Vive l’Egalité et tant pis pour la discrimination ?
Publié par Le Bougnoulosophe à 8/29/2009
Libellés : POSTCOLONIE
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12 commentaires:
«Les discours paternalistes et islamophobes de l'extrême gauche peuvent être repoussants»
http://www.lecourrier.ch/index.php?name=NewsPaper&file=article&sid=443277
Mince alors vous me l'avez enlevé de la plume et avec tellement de talent.J'aurai bien eu besoin d'un souffleur comme le bougnoulosophe le jour où il me faudra affronter "mes maîtres"dans l'enceinte du savoir. Dans ce moment qui s'annonce de grande solitude je prendrai cet article avec moi comme soutien psychologique. Parce qu'être différent et penser dans le sens contraire du courant nécessite beaucoup d'énergie.
Du tapage, un spectacle de sons et lumières, une réprésentation de "guignol" remasterisé, il en faut peu pour contenter et persuader un imbécile... Car toujours l'imbécile préfera le doigt à la lune... Y a-t-il une diversité des imbéciles ?
Benn Michael a-t-il lu Gramsci ?
« Il ne suffit pas de connaître l'ensemble des rapports en tant qu'ils existent à un moment donné comme un système donné, mais [...] il importe de les connaître génétiquement, c'est-à-dire, dans leur mouvement de formation, puisque tout individu est, non seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi l'histoire de ces rapports, c'est-à-dire le résumé de tout le passé »
« Le "Prince moderne" doit, et ne peut pas ne pas être le champion et l'organisateur d'une réforme intellectuelle et morale ; ce qui signifie créer le terrain pour un développement supérieur de la volonté collective »
Anonyme, peut-il me dire d'où vient la citation de Gramsci qui tombent à point nommé, pour une future démonstration qu'il me faudra conduire bientôt ?
merci
Savez-vous servir de Google ? Voici…
Il provient : « Des cahiers de prison »
Problèmes de civilisation et culture ( 1930-1935)
1. la formation des intellectuels
http://www.marxists.org/francais/gramsci/intell/index.htm
merci
Excusez-moi la première citation vient d'ici :
http://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1935/anticroce8.htm
Un simple « fait » ou plutôt un « phénomène social » suffit à invalider la thèse de Walter Benn Michael, c’est le racisme des « petits blancs »,comme on le trouvait aux Etats-unis dans le Deep South, dans l’Algérie coloniale et comme on le trouve encore en Afrique du Sud et dans les territoires occupés de Cisjordanie. Ce racisme des « petits blancs », particulièrement virulent,paradoxal en apparence au regard de la lutte des classes, s'explique par la « compensation symbolique », le bénéfice secondaire qu'il permet, aidant à supporter un état de pauvreté qui parfois dépasse celui des gens de "couleur" : « Je ne suis pas riche mais moi au moins je suis blanc… ». Dans certain cas, comme celui des Afrikaners au refus du mélange racial s'ajoute un refus de l'exploitation de l'homme par l'homme (on peut peut-être parler d'une refondation "socialiste" de l'identité afrikaneer). Il en va de même pour le sionisme originel qui fut un projet à la fois raciste et socialiste. ..
Hé bougnoulosophe, serais-je pendu haut et court si je dis que les discriminants sont des racistes même s'ils l'ignorent? La pensée raciste est-elle une "pensée élaborée" tendant vers l'idéologie, quand la discrimination ne serait que la traduction en acte de stéréotypes que des dispositions racistes permettaient de maintenir bien vivants ?
Mince alors faudrait que je sois + clair...peut-être ?
Non "discriminer", dans le sens de distinguer, en vue d’un classement, afin de mettre de l’ordre dans un ensemble hétérogène, ce n’est pas raciste en soi.
L’"activité classificatoire", pour certains anthropologue, non des moindres, comme Levi Strauss, c’est même l’essence de l’homme…
Par contre, ce qu’il l’est, c’est imputer, mettre, charger ces "groupements", ces "classes" de valeurs, de caractéristiques, qu’elle soient positives ou négatives, qui permettent d’établir des hiérarchies…
Autrement dit distinguer le genre "pomme" du genre "poire" , ce n’est pas raciste, c’est même le préalable à toute démarche "scientifique", par contre , que la "pomme" est supérieure à la "poire", ça l’est… Notamment parce que ça fait l’impasse sur les critères et le choix des ses critères de ce jugement qui sont arbitraires…
Il y a deux bons papiers de Pierre Tévanian qui proviennent de la "Mécanique raciste" sur le site de "Les mots sont importants" :
http://lmsi.net/spip.php?article812
http://lmsi.net/spip.php?article879&var_recherche=la%20m%E9canique%20raciste
Merci, les liens sont très intéressants et apportent une matière supplémentaire à ma réflexion. Mais je reste dans l'expectative en ce qui concerne le lien entre racisme et discrimination raciale indépendamment de la hiérarchisation des races. Merci encore et je ne résiste pas à vous envoyer un extrait d'un mail que m’a adressé un copain :"Je viens de faire connaissance avec le site INDIGENES DU ROYAUME, c'est vraiment de très bonne facture. Le bon niveau du débat m'assure que le combat sera gagné parce que la "pensée raciale" ne pourra plus dérouler ses arguments sans s'attendre à une riposte de taille. Et je comprends la peur de l'intelligentsia dominante, c'est qu'elle sent la rivalité sur son propre terrain, celui de l'intelligence. Tant que le noir parlait petit nègre et ne dépassait pas le stade du balbutiement langagier "YA BON BANANIA", Finkielkraut pouvait dormir tranquille, il n'y avait pas de crainte à avoir. Désormais la donne a changé et ça fait paniquer les tenants de l'idéologie française...... Vraiment, ton site est très instructif. Merci de me l'avoir signalé".
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