« Le christianisme était la religion la plus éloignée qui fût d’une distinction entre Dieu et César, contrairement à ce qu’on entend répéter : tout le monde devait être chrétien, César en tête, lequel avait des devoirs envers cette religion qui formait un tout. Elle avait des dogmes, une orthodoxie pour laquelle on a pu se battre, tandis que le paganisme, dépourvu de dogme et d’orthodoxie était émietté dans une foule confuse de divinités et de cultes qui méritaient à peine le nom de religion (...), qui ne pouvait manœuvrer ni être manœuvrée comme un tout et qui n’offrait aucune doctrine dont pût faire une idéologie politique. »
« Il faut donc en finir avec le lieu commun selon lequel l’Europe devrait au christianisme d’avoir séparé religion et politique, le Christ ayant dit qu’il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Belle découverte, mais due au césarisme et non au christianisme. Car la vérité est le contraire de ce lieu commun. Le chrétien Constantin n’a pas eu à séparer Dieu et César : ils étaient nés séparément dès la naissance. Constantin était un César, non un chef spirituel et temporel à la fois, un Mahomet, un calife, et l’Eglise était déjà une organisation achevée, puissante et indépendante lorsqu’un des Césars est entré en relation avec elle. Elle a traité avec les successeurs de ce César Constantin comme de puissance à puissance. On n’avait pas attendu le Christ pour savoir que Dieu et César font deux. (...) Le christianisme demandera aux rois ce que le paganisme n’avait jamais demandé au pouvoir : "Etendre le plus possible le culte de Dieu et se mettre au service de sa majesté divine" »
« Une religion est une des composantes d’une civilisation, elle n’en est pas la matrice, même si elle a pu quelque temps lui servir de désignation conventionnelle, être son nom de famille : "la civilisation chrétienne". L’Occident passe pour avoir cultivé ou préconisé l’humanitarisme, la douceur, plus que l’ont fait d’autres civilisations et il devrait cette douceur à l’influence chrétienne qui aurait adouci les mœurs. Cette idée n’est ni vraie ni fausse, je le crains, car les rapports entre une croyance et le reste de la réalité sociale se révéleront beaucoup moins simples. On me saura gré de ne pas brandir l’Inquisition et les Croisades et de me borner, pour garder les pieds sur terre, à citer quatre lignes de Marc Bloch : la loi du Christ "peut être comprise comme un enseignement de douceur et de miséricorde, mais, durant l’ère féodale, la foi la plus vive dans les mystères du christianisme s’associa sans difficulté apparente avec le goût de la violence". »
« Depuis saint Paul, le christianisme a ouvert aux non-Juifs le peuple élu, c’est-à-dire l’Eglise : toutes les âmes peuvent être sauvées, que le corps habité par elles soit blanc, jaune ou noir. Saint Paul élargissait aux Gentils le privilège du peuple élu. Etait-ce chez lui de l’universalisme ? Affirmait-il du même coup l’unité de l’espèce humaine ? Il ne l’affirmait ni ne la niait : il n’y pensait pas, il n’en pensait pas si long. Ne soyons pas dupes des termes généraux, ces vêtements trop amples de la pensée. Ce n’est pas cela que nous entendons aujourd’hui par universalisme, lequel affirme à juste titre que toutes les races, toues les peuplades – ainsi que les deux sexes – ont virtuellement les mêmes capacités humaines et que les différences ne sont dues qu’à la société... ».
« Notre Europe actuelle est démocrate, laïque, partisane de la liberté religieuse, des droits de l’homme, de la liberté de penser, de la liberté sexuelle, du féminisme, du socialisme ou de la réduction des inégalités. Toutes choses qui sont étrangères et parfois opposées au catholicisme d’hier et d’aujourd’hui. La morale chrétienne, elle, prêchait l’ascétisme, qui nous est sorti de l’esprit, l’amour du prochain (vaste programme, resté vague) et nous enseignait de ne pas tuer ni voler, mais tout le monde le savait déjà. Tranchons le mot : l’apport du christianisme à l’Europe actuelle, qui compte toujours une forte proportion de chrétiens, se réduit presque à la présence de ceux-ci parmi nous. S’il fallait absolument nous trouver des pères spirituels, notre modernité pourrait nommer Kant et Spinoza... ».
« Se réclamer d’un Livre saint (ou du sens qu’une époque lui prête) n’est qu’un facteur historique parmi d’autres. Aucune société, aucune culture, avec son fourmillement et ses contradictions, n’est fondée sur une doctrine. De l’entrecroisement confus de facteurs de toute espèce qui composent une civilisation, la partie qui semble émerger est la religion, ou encore les grands principes affichés, parce que c’est la partie audible, lisible, langagière d’une civilisation, la partie qui saute aux yeux et aux oreilles et d’après laquelle on est porté à la caractériser et à la dénommer. On parle donc de civilisation chrétienne de l’Occident, on attribue son humanitarisme au christianisme. On se représente une société comme un grand Individu dont la pensée précède l’action. Peut-être, mais la religion n’est qu’un facteur parmi bien d’autres, qui n’a d’efficacité que lorsque son langage devient réalité, lorsqu’il s’incarne dans des institutions ou dans un enseignement, dans le dressage coutumier d’une population dont la religion devient l’idéal. Mais le facteur religieux rencontre alors les autres réalités, les institutions, les pouvoirs, les traditions, les moeurs, la culture séculière. (...) Dans ce fouillis, vouloir privilégier tel ou tel facteur, est un choix partisan et confessionnel. De plus, en notre siècle, les Eglises ont une influence plus réduite dans les sociétés sécularisées. Le christianisme y est enraciné, il n’en est pas pour autant la racine ; encore moins le représentant de ces sociétés devenues différentes de lui, sauf lorsqu’il s’en inspire. L’Europe n’a pas de racines, chrétiennes ou autres, elle s’est faite par étapes imprévisibles, aucune de ses composantes n’étant plus originales qu’une autre. Elle n’est pas préformée dans le christianisme, elle n’est pas le développement d’un germe, mais le résultat d’une épigénèse. Le christianisme également du reste. » .
(Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien)
De l'Europe chrétienne
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3 commentaires:
En bref, l'Europe est parfaite, mère des libertés et de la Vérité, et ne doit rien à personne.
Qu'importe si la morale Européenne n'est qu'une morale chrétienne en décomposition, puisque comme le dit si bien ce génie des Temps Modernes, "ne pas tuer ou voler", tout le monde "le savait déjà".
Vaine tentative de resservir les vieux poncifs maçonniques, vaguement réassaisonnés...
Vaine tentative de nous resservir les vieux poncifs maurrassiens(« l’étreinte charnelle de la race, du sang et de la terre », alléluia !), vaguement réassaisonnés et d'une manière des plus douteuses...
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