Histoire politique des immigrations (post)coloniales

Ce livre, riche et dense, est l’un des premiers résultats attendus d’une dynamique de réorganisation de l’espace militant qui a vu se rapprocher un certain nombre de mouvements autour de la nécessité ressentie de se doter d’une mémoire politique commune. En introduction, Ahmed Boubekeur et Abdellali Hajjat, qui ont coordonné l’ouvrage collectif, expliquent leur intention de lutter contre certaines conséquences de « la muséification de l’histoire de l’immigration » (p11). Contre l’invention d’une « image pacifiée de [la] dimension multiculturelle » (p12) de la France, ils entendent proposer une écriture plurielle de l’histoire (p14) qui n’oublie ni les souffrances et les violences, ni les « sales gueules ». Une histoire qui rappelle aussi les luttes menées par les immigrants (des pays qui ont été colonisés) et leurs enfants, en dépit de la définition traditionnelle de l’étranger comme celui qui ne peut pas faire de politique. Le livre entend ainsi contribuer à la construction d’une mémoire commune aux mouvements politiques ou associatifs de l’immigration postcoloniale en écrivant une histoire politique dont les immigrants sont les sujets. Il semble que les auteurs souhaitent aussi que ce livre soit une invitation à la recherche (note 2 p313), mais il eut été mieux pour cela que le travail bibliographique fut plus rigoureux.

Le livre est divisé chronologiquement, en trois parties, qui correspondent aux trois temps de l’histoire de la France et de ses colonies au XXème siècle. La première, « les damnés de la terre », la plus courte (60 pages), porte sur l’entre-deux guerres et l’immédiat après deuxième guerre mondiale : les émigrations coloniales s’organisent pour plus d’autonomie (politique et culturelle), tels les « mouvements nègres » étudiés par Philippe Dewitte, ou pour l’indépendance nationale, comme les Algériens et les Vietnamiens. La deuxième partie, « les travailleurs immigrés » (80p), traite de la période qui suit les décolonisations (les années soixante et soixante-dix) ; c’est le temps des émigrations massives dans le cadre de la forte croissance industrielle : l’objet des luttes concernent alors les droits dans l’usine (égalité des salaires, problème des promotions...) ou en dehors (les logements - et donc la vie privée, la Palestine, les crimes racistes). Enfin, la dernière partie, « les enfants de banlieues » (140p), enfants d’immigrants établis que les femmes ont rejoints, aborde l’époque la plus récente, à partir de la fin des années 1970 ; il s’agit alors de lutter pour se sentir chez soi (« On est chez nous ! ») en s’opposant aux traitements et aux définitions étatiques de l’immigration et de l’intégration (acquisition de la nationalité, double peine, bavures policières, reconnaissance de l’islam...). Il s’agit en tous les cas de lutter pour « le droit d’avoir des droits » (p14). Vingt-quatre contributions au total, forcément inégales : on y trouve à la fois des articles issus de thèses ou de recherches en cours, et des entretiens avec des militants des luttes les plus récentes (8). Ces derniers, dont la justification laisse un brin perplexe (les chercheurs ne se seraient pas saisis de ces objets), sont passionnants et riches en pistes à creuser.

Dans la mesure où il nous est impossible de rendre compte de toutes les contributions, on se contentera d’évoquer quelques-uns des problèmes abordés ou soulevés par le livre. Le premier est bien entendu celui du découpage du réel qui est proposé en s’intéressant exclusivement aux immigrations (post)coloniales et en rassemblant ainsi des situations historiques et sociales très différentes. Les auteurs en sont bien conscients et qualifient l’histoire qu’ils nous proposent d’ « histoire de fragments » (p15) ; leur découpage n’est peut-être pas le plus pertinent dès que l’on dépasse quelques catégories militantes très générales et à visée performative plus que descriptive (la « conscience immigrée » comme on a pu parler de « classe ouvrière », notent-ils très justement). Il est en tout cas peu justifié autrement que par des nécessités militantes (p13) manifestement incertaines, puisque les auteurs appellent en toute fin d’ouvrage à la construction d’une « cause des quartiers populaires » (p317). On aurait aimé de ce point de vue que les auteurs discutent les thèses de l’historien Gérard Noiriel (et de ses collaborateurs), qui a consacré ses derniers travaux à la construction des catégories actuelles du débat public sur l’immigration. Si ce découpage peut tout à fait se justifier - ce dont certaines expériences récurrentes des militants de l’immigration témoignent bien -, c’est sans doute à condition d’une nouvelle forme d’objectivation totale des immigrants, réduits à n’être vus que sous l’angle de la domination coloniale ou nationale. C’est aussi à condition de faire oublier la domination que subissent ou ont subi d’autres immigrants ou fractions des classes populaires cohabitant avec ces immigrants et ayant parfois moins d’armes pour se mobiliser politiquement. Mais peut-être est-ce le seul moyen de politiser une forme singulière (et singulièrement violente) de domination ? Les auteurs pointent parfaitement la définition de l’entreprise : « [...] on ne saurait prétendre à un cadre unitaire des luttes de l’immigration postcoloniale sans partir de l’épreuve de la rencontre avec l’Etat-nation. Comment échapper sinon à une pléthore de différences ethniques, culturelles ou économiques, ainsi qu’à une multitude de parcours individuels ou collectifs, d’une immigration à l’autre ? » (p15).

La question de l’autonomie par rapport aux groupes militants déjà existants de l’extrême gauche est une des constantes des mouvements anticolonialistes ou de l’immigration. Leurs relations sont à la fois privilégiées - ils contestent l’ordre social et l’ordre politique de la gauche jusqu’à accorder de l’intérêt à l’étranger - et compliquées, parce que les militants d’extrême gauche ont tendance à se constituer en porte-parole des populations qu’entendent représenter ces mouvements (ils mettent en avant leur expérience, leurs réseaux, etc.) et à refuser l’expression de revendications spécifiques, parce qu’il ne faut pas « diviser la classe ouvrière », voire parce qu’il est difficile de laisser défendre des habitudes culturelles ou des idées jugées archaïques. Un bel exemple nous est donné dans le livre par l’article de Sadek Sellam qui, dans la lignée de ses précédents travaux, montre bien combien l’islam a joué (et joue) un rôle important à la fois dans les luttes politiques et dans la vie quotidienne des immigrants musulmans - quand bien même ils avaient pu délaisser quelques aspects de la pratique religieuse - et pas seulement depuis la révolution iranienne de 1979. Aussi, on comprend que, au début des années 1990, lorsque le milieu associatif musulman a pris plus d’importance dans les quartiers, les militants de terrain (des associations laïques) n’aient pu partager les histoires que se racontaient les médias à ce propos : « pour ceux qui habitaient dans les quartiers, ces nouveaux militants ce n’étaient pas des étrangers : c’était leurs frères, leurs sœurs, leurs voisins » (Boulam Azahoum, membre des JALB (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue) puis de DiverCité, p201). Ce décalage est une des conséquences de cette extraordinaire situation qui fait que ce sont (presque) toujours des personnes extérieures qui parlent pour les banlieues, les immigrants, les musulmans : des "experts" ou des militants associatifs ou politiques, soutenant ou s’opposant à leur cause - ce qui implique des censures, des angles morts, des choix faits en fonction d’intérêts spécifiques. L’islam des immigrants et surtout celui de leurs enfants - ce qu’on en a dit et ce qu’on n’en a pas dit - illustrent bien ces biais, comme d’ailleurs l’engagement pour les délinquants du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (les délinquants sont aussi, dans les cités, des frères, des amis, des gens avec qui on a partagé un destin commun). C’est pourquoi le thème de l’écriture autonome est un leitmotiv des mouvements de l’immigration depuis les années 1980 au moins (cf. l’agence IM’MEDIA, la production d’un art propre ou les éditions Tawhid).

La possibilité de prétendre représenter les banlieues de l’extérieur est toutefois grande (cf. évidemment SOS-Racisme puis Ni Putes Ni Soumises), tant il est vrai que le terrain est assez mal occupé. Mis à part les mouvements indépendantistes, les histoires racontées par ce livre sont celles de mouvements souvent forts modestes : sur le plan des moyens, ils se "débrouillent", l’organisation n’est pas toujours à la hauteur, la médiatisation est à peu près nulle, ils ne touchent (un peu) leur public qu’en des occasions bien précises et souvent exceptionnelles (une bavure policière, une expulsion...), les tensions internes ne sont pas dépassées, etc. Et la question qui tend à travailler toute l’écriture de cette mémoire politique de l’immigration semble être de comprendre l’insuccès de ces mouvements. Les réponses ne sont pas satisfaisantes au regard des nombreux travaux de sociologie politique : qu’il s’agisse de la sociologie des mouvements sociaux ou de celle de la politisation des milieux populaires, il aurait été fort utile de mobiliser davantage des schèmes savants qui ont fait leur preuve - et ainsi contribuer à ce que la sociologie de l’immigration ne soit pas une "petite" sociologie - dans la mesure où l’histoire de ces mouvements rencontre des problèmes qui ne sont pas absolument différents de ceux qu’étudient les autres branches des sciences sociales. Parce que l’angle militant est souvent privilégié, les réponses restent trop souvent « engagées » (au sens de Norbert Elias) : ceux qu’on entend représenter manquent de temps (puisqu’ils ne s’impliquent pas) ou sont trahis par des militants « opportunistes » (puisqu’ils ont réussi) ou « manipulés » (puisqu’ils suivent le PS et ses « appareils d’Etat » : SOS-Racisme puis Ni Putes Ni Soumises). On aurait aimé que les auteurs interrogent davantage les transformations structurelles qui ont affecté l’espace militant, le champ politique (notamment la fermeture du jeu politique sur lui-même) et l’Etat lors des dernières décennies. De la même manière, ce point de vue « engagé » permet de comprendre le peu d’intérêt pour d’autres formes d’engagement : si les immigrants et enfants d’immigrants se sont engagés dans d’autres voies que celles de l’autonomie, on n’aura pas l’opportunité de le savoir ni de le comprendre ici.

On revient par là au problème de départ. L’injonction à l’identité ethnique ou « postcoloniale » ne suffit pas à mobiliser parce que les individus ont des identités plurielles. D’ailleurs, les militants d’expérience, qui témoignent des obstacles rencontrés, ne sont pas dupes : les divisions (nationalité, situation économique et sociale, capital culturel, ressources militantes, genre, raisons de l’engagement, etc.) l’emportent largement sur les facteurs d’unité. Et ce n’est certainement pas pour rien si les mouvements les plus dynamiques sont les musulmans, qui, outre l’enthousiasme d’une foi rajeunie par la confrontation avec le contexte français, peuvent compter sur des individus plus dotés en capital culturel et en capital social, sur l’appui d’institutions et de sociabilités solides et aussi sur des traditions intellectuelles riches. L’échec des mouvements des années 1980 aura été celui de leur institutionnalisation. En contrepartie, leur succès - un réel succès d’estime auprès d’une partie de leur public, la plus engagée, la plus frappée des injustices vécues, en marge de l’espace politique et militant - aura été de continuer à défendre des causes "perdues d’avance" et une certaine identité populaire.

Julien Beaugé

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