L’étymologie du mot « colonie » est en rapport avec le verbe latin « colere » (français : « cultiver »), terme impliquant des pratiques qui sont culturales, avant d’être culturelles. Il convient d’indiquer que le sens premier du mot « colonie » comporte deux traits fondamentaux et un trait secondaire. Les premiers supposent respectivement la notion d’espace et celle de disjonction. Espace, parce que toute démarche culturale implique un territoire à cultiver. Disjonction, puisque, par définition, le territoire en question n’est pas celui du colon. Le trait secondaire est constitué par le degré de liberté, ou si l’on préfère, de choix qui préside à l’entreprise coloniale. Dès lors, cette dernière est assimilable à une structure de type narratif dont le colon est un des protagonistes. Nous voici lancés dans une démarche sémiotique, c’est-à-dire visant à révéler le sens profond, souvent caché, des phénomènes. La structure narrative en question peut être dynamique, débouchant sur la révélation d’une prise de possession de l’espace, c’est-à-dire d’une mise en conjonction du colon avec l’objet (le territoire), en d’autres termes, d’un processus d’appropriation. Mais il peut aussi être statique, une sorte de répétition indéfinie, coupée de tout accès à la possession de l’objet. Dans le premier cas, on a affaire au processus de colonisation et dans le second, à la situation de colonat. Le système agraire du colonat concerne, on le sait, un paysan qui cultive une terre ne lui appartenant pas et dont il n’est pas censé devenir propriétaire. En termes sémiotiques, il est en disjonction avec l’objet. Cet en ensemble de distinctions terminologiques me semble du plus grand intérêt.
Le colon dont l’action participe au lancement et/ou au développement de la colonie, a pour origine une métropole. La métropole se définit donc comme le lieu de départ de toute colonie. En ce sens, on peut considérer que toute expansion spatiale d’un groupe humain relève du phénomène de colonisation. Du coup, on doit admettre aussi que la colonisation est le mode à travers lequel les groupes humains se sont répandus et continuent à se répandre sur la planète. C’est dire que la colonisation n’est pas en soi marquée du sceau de l’ignominie, du colonialisme, c’est-à-dire renvoyant à une violation des droits de l’Homme. Il existerait donc une colonisation condamnable et une colonisation non condamnable. La première tiendrait à ce que l’appropriation se réalise au prix d’une expropriation d’autrui, et la seconde à une installation sans expropriation dans un endroit déjà habité ou encore à l’appropriation d’un espace vierge de toute occupation antérieure. Ainsi, la colonisation des îles des Mascareignes, constitue une illustration, plutôt rare dans l’histoire de l’humanité, de ce type de colonisation. Elle est en cela différente de la colonisation des Antilles, dont la population d’origine a été en grande partie décimée puis chassée, après qu’elle-même a fait œuvre de colonisation (on pense aux Caraïbes venus du continent et ayant assujetti les Arawacks).
Si le type de colonisation sans colonialisme ne présente en soi rien de négatif, en revanche, contrairement à certaines thèses négationnistes, on ne voit pas ce que la colonisation assortie de colonialisme peut avoir de positif. Cela ne signifie pas pour autant que la colonisation des Mascareignes par les Français soit vierge de toute trace de colonialisme. En effet, les colons de cet espace, par le recours à la traite négrière, se sont approprié la force de travail d’Africains réduits en esclavage pour faire fructifier le territoire. Donc, si la genèse de cette colonisation ne relève d’aucune expropriation, son développement l’inscrit dans une logique colonialiste. Il en eût été de même si, en lieu et place d’Africains, des français avaient été réduits en esclavage dans le même but économique. C’est, bien évidemment, le caractère largement majoritaire du processus d’expropriation-exploitation – mais pouvait-il en être autrement ? – qui a affecté d’une tache indélébile la plupart des entreprises coloniales historiques.
Ici se repose la question du caractère volontaire ou non du projet colonial, en l’occurrence sous les espèces de l’émigration. En termes d’analyse sémiotique, il est admis que ceux qui se lancent dans une quête sont toujours des sujets affectés d’un manque, sans lequel ils ne se lanceraient pas dans ladite quête. Ils peuvent agir avec un degré relativement élevé de liberté, auquel cas leur entreprise s’apparente à une geste épique, car ils sont les acteurs plus ou moins conscients et volontaires de l’action (autrement dit, du « faire »). Mais ils peuvent être privés de toute capacité de choix ou disposer d’une capacité des plus réduites en la matière, auquel cas leur parcours peut confiner, au contraire, à la tragédie. Ils ne sont pas les acteurs d’un « faire » mais les victimes d’une « faire-faire ». On les « fait émigrer », c’est-à-dire qu’ils sont manipulés. La cause s’en trouve dans les pays qui les colonisent et dans les politiques de leurs propres dirigeants, complices volontaires ou non de cette expansion. Ainsi, dans le processus de la colonisation européenne des Amériques, il y a des degrés divers de liberté : au degré zéro, nous avons l’esclave, symbole par excellence de l’homme contraint, puis l’engagé (ou « trente-six mois »), de condition libre et qui, au bout de son contrat, peut à son tour devenir colon avec appropriation d’un espace dans la colonie ; puis toutes les prostituées et autres repris de justice expédiés aux Amériques (Bon débarras et occasion de peupler la nouvelle extension de la métropole !).
Les esclaves d’origine africaine sont, en réalité, des « colons passifs » inscrits par l’Histoire dans une créolité qui sanctionne un processus d’« indigénisation ». Le monde créole a éliminé les Amérindiens. Même si la composante africaine n’a aucune part à cette élimination, au plan symbolique, elle a partie liée avec cette entreprise menée par le colon européen. D’ailleurs, fait particulièrement intéressant, dans aucun pays où les Amérindiens ont survécu, ces derniers ne sont qualifiés de Créoles. Cela suggère bien le clivage qui, sépare au plan de l’approche sémio-anthropologique, les « habitants premiers » ou autochtones (du moins, qualifiés de tels à travers le prisme d’une certaine approche idéologique) et les « nouveaux arrivants ». De colon passif et virtuel qu’il est, l’esclave ambitionne, de façon fanstasmatique, de devenir colon actif et réel. Son modèle n’étant autre que le maître (le colon européen), la voie se trouve dès lors ouverte au mimétisme et à l’assimilationnisme, c’est-à-dire à deux phénomènes majeurs, qui constituent la matrice socioculturelle des Antilles : le rejet de l’Afrique et le reniement du créole. Il en va de même pour toutes les immigrations (Indiens, Chinois, Syro-Libanais). Ces deux phénomènes comportent en eux-mêmes leurs antidotes, qui, dans une optique contestataire, émergeront au XXième siècle, à savoir les mouvements successifs de la Négritude et de la Créolité. Comme quoi, la décolonisation des esprits ne concerne pas les seuls Békés. Il aurait été souhaitable que chacun d’entre nous se livre à ce travail avant d’engager la lutte contre les pratiques colonialistes de l’instance métropolitaine. En l’occurrence, il s’agit malheureusement d’un vœu pieux, car le rythme de l’Histoire ne s’accorde pas forcément à celui des individus.
L’espace de la colonisation n’est pas seulement physique. Il peut aussi être mental, symbolique. La science, la littérature, la technologie ne se développeraient pas s’il n’y avait pas des sujets se lançant dans la quête de territoires nouveaux. Des théories nouvelles dépassent et invalident des précédentes. Il y a dans ce cas non pas, à proprement parler, expropriation, mais désappropriation. La vision du monde la plus ancienne est considérée comme moins propre, voire impropre à expliquer ou transformer le réel. Dans ces domaines, le seul moyen d’exproprier (une expropriation largement symbolique) consiste à plagier. L’espionnage technologique et la contrefaçon ressortissent, on le sait, à une intention de plagiat. Ce sont donc là autant de modalités de colonisation de nature colonialiste. Cela dit, en littérature (où la notion de dépassement n’est pas opératoire), on peut toujours, avec une certaine habileté, éviter l’imputation de plagiat en alléguant la pratique de l’intertextualité.
La colonisation est, on le voit, un phénomène en pleine activité qui se déploie tous azimuts dans les dimensions doubles et opposées du réel et du virtuel, du concret et de l’abstrait. Quand Lénine déclare que l’« impérialisme est le stade suprême du capitalisme », il ne signifie rien d’autre. En effet, un pays impérialiste peut n’avoir développé aucune colonisation territoriale.
S’agissant des espaces non habités de l’Univers, dont l’Homme est appelé à entreprendre la conquête, on pourrait penser que leur caractère vierge d’habitants est de nature à dégager leur colonisation de toute caractère colonialiste. Rien ne serait plus faux. En effet, si un pays s’octroyait une exclusivité sur des territoires extra-terrestres, au motif que sa technologie lui aurait permis de se les approprier, en réalité, il en dépossèderait les autres pays. On aurait affaire là à une expropriation virtuelle, qui ne serait pas moins répréhensible au regard des droits humains qu’une expropriation réalisée sur la planète Terre. Le fait colonialiste serait donc avéré. De même, si le Brésil détruisait la forêt amazonienne au motif que celle-ci se situe sur son territoire, il priverait le monde entier d’une grande quantité de l’oxygène nécessaire à sa survie. Le fait colonialiste serait encore avéré. En effet, même si ce comportement n’implique pas de déplacement physique hors du Brésil, il s’en produit un de nature symbolique et métaphorique. Si enfin, la Russie décidait d’accentuer la pollution de la planète avec des gaz à effet de serre afin d’augmenter la température terrestre et, par là même, rendre cultivables des terres aujourd’hui glaciaires, leur comportement aboutirait à la conquête d’un « territoire nouveau à cultiver » assortie d’une sorte d’expropriation-détérioration écologique de la sécurité de l’ensemble des humains, soumis de façon plus menaçante aux dangers que l’on devine.
Ces réflexions nous ouvrent à la nécessité de (re)définir en les revisitant les deux types fondamentaux de colonies : les colonies de peuplement, qui supposent une métropole explicite et les colonies de comptoir, dont l’instance métropolitaine est théoriquement flottante puisqu’elle dépend des lois et des aléas du marché. Cela dit, certaines colonies peuvent constituer un mixte de ces deux catégories. Pour illustrer cet ensemble de remarques, il suffit d’évoquer la percée de la Chine en Afrique. Dans ce dernier continent, l’« Empire du Milieu », nouveau style déploie une politique économique combinant, en l’occurrence, les deux types de colonie, puisqu’il y achète des pans entiers de territoires (même s’il ne les peuple pas aujourd’hui, cela n’en constitue pas moins un peuplement virtuel) et que dans le même temps, il y pratique une politique de comptoir. Dans les deux cas, on a affaire à une expropriation-exploitation des Africains. Le capitalisme d’Etat chinois trouve son stade sinon suprême, du moins le plus achevé dans une pratique impérialiste affectant de manière particulièrement visible le continent le plus privé de défense, mais de manière moins ostensible une portion de plus en plus grande du monde, les Etats-Unis compris. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire.
Il me semble d’une importance capitale de bien comprendre les mécanismes sémiotiques qui président aux mouvements des populations sur terre et aux actes (autrement dit, aux « faire » qui les accompagnent) et ce, afin de bien situer les enjeux non seulement du fait colonial, mais aussi, de la démarche qui s’y oppose, à savoir la décolonisation. La décolonisation est une impérieuse nécessité tout autant que le « colonialisme-impérialisme » constitue une tunique de Nessus collant irrémédiablement, à la peau des humains. Du moins jusqu’à nouvel ordre mondial, à l’émergence duquel il convient de contribuer par tous les moyens que peuvent nous valoir les nouveaux territoires de la pensée et de l’action colonisés, notamment ceux par la pensée altermondialiste.
Jean Barnabe
Sémiotique de la colonisation et du colonialisme
Publié par Le Bougnoulosophe à 4/16/2009
Libellés : POSTCOLONIE
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire