Un nouvel antisémitisme ?

On entend ici et là qu’en Europe apparaît un nouvel antisémitisme (judéophobie). Qu’il est à le fait de jeunes musulmans et de militants de l’extrême gauche. Qu’il prend la forme d’un antisionisme radical. En pointe sur la question, il y a bien sur l’inénarrable Taguieff et sa «nouvelle judéophobie ». Plus étonnant, ce postulat est partagé par Tariq Ramadan*. Ainsi s'il avance que l'antisémitisme est anti-islamique, il explique toutefois qu'un antisémitisme musulman peut exister du fait de la non-contextualisation de certains passages du Coran qui peuvent apparaître ambigus. Comme on le voit, la clarté sur le sujet n'est pas de mise, laissons parler un spécialiste…

C’est comme ramasser quelques vieux cailloux en provenance du passé et les lancer contre les fenêtres. Je suis suffisamment vieux pour me rappeler ce qu’étaient les effets des attitudes anti-juives. Ici même, à l’Université du Vermont, même dans un État aussi progressiste, et jusque vers la fin des années 1970, il était impensable d’avoir un Juif comme doyen, sans même parler d’un président d’Université. Autrement dit, il y avait encore une ségrégation notable aux États-Unis. Si vous remontez plus loin dans le temps et que vous lisez n’importe quel numéro du New York Times des années 1930, et même des années 1940, vous allez trouvez des annonces pour des appartements à louer à New York qui comportent le terme « restricted ». Voilà un quotidien dont les propriétaires étaient juifs et qui publiait des annonces de logement excluant les Juifs. C’était là un régime de discrimination anti-juive profondément enraciné, approuvé par la société, mais qui a aujourd’hui disparu. Il a tout simplement disparu.

Nous ne pouvons même pas parler des discriminations contre les Juifs dans le monde musulman, puisqu’il n’y a plus de Juifs dans le monde musulman. Ils sont tous partis, sauf au Maroc et quelques centaines ou quelques milliers ici ou là, mais ce n’est là qu’un résidu des centaines de milliers qui y vivaient encore quand l’État d’Israël a été créé. Alors l’antisémitisme du passé appartient au passé, et en particulier le terme même d’« antisémitisme ». Il y avait jadis un parti antisémite en Allemagne et un autre parti antisémite en Autriche. Quand des types d’extrême droite ont prétendu confisquer les entreprises juives, l’amiral Horthy, chef du régime autoritaire hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale, s’y est fermement opposé. Il leur a dit en gros, je paraphrase, « vous n’avez pas à confisquer ces entreprises parce que les Juifs ont au moins le mérite de savoir les gérer, et vous, vous vous prenez pour qui ? Et vous n’avez rien à dire, parce que moi, j’étais déjà antisémite avant même que vous soyez nés ». Adolf Hitler lui-même déclare dans Mein Kampf - que personne ne lit plus - que son père ne se serait pas permis d’être antisémite parce que cela l’aurait dégradé socialement. La sœur de Nietzsche avait épousé un dirigeant antisémite et, dans sa correspondance avec sa sœur, le philosophe y fait constamment référence comme à « ton mari antisémite ». Vous pouvez donc constater que l’adhésion à l’antisémitisme a une connotation plus ou moins rétrograde. C’est un phénomène qui appartient au XIXe siècle avec ses autres « -ismes », avec l’impérialisme, le colonialisme, le racisme. Ça vous paraîtra bizarre, mais les Nazis ne s’auto-définissaient pas comme antisémites. Vous ne trouvez même pas le mot chez eux.

Ainsi pour les nazis, les antisémites n’étaient pas allés jusqu’au bout : ils pouvaient bien parler d’éliminer les Juifs, mais ils ne savaient pas comment le faire. Les antisémites n’avaient pas le pouvoir, c’étaient de simples propagandistes. Les nazis, eux, étaient sérieux, et là était toute la différence. Quand vous voyez la législation actuelle en Allemagne, en Autriche, et ailleurs, qui définit comme un crime le fait de nier l’existence de l’Holocauste, elle est due au fait que ces gouvernements ont besoin de se démarquer du nazisme. De nos jours, bien entendu, on tend à confondre nazisme et antisémitisme dans une même idéologie, mais il s’agit de deux phénomènes différents. Il y avait en Allemagne une feuille ultra-antisémite publiée par Julius Streicher qui s’appelait Der Stürmer. Un jour on a demandé à un dignitaire nazi – je ne me rappelle plus très bien si c’était Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, ou un autre responsable – : « Vous avez lu Der Stürmer ? » À quoi il a répondu en substance : « Écoutez, je suis lieutenant-colonel de la SS, vous ne m’imaginez tout de même pas en train de lire Der Stürmer ». C’était un peu comme lire le pire torchon sensationnaliste aux États-Unis. C’était une question de statut social. (extrait)

Raul Hilberg

* «Des propos malveillants, des « A bas les juifs ! » fusant dans certaines manifestations, voire des exactions contre des synagogues, ont pu être enregistrés dans différentes villes de France. Plus généralement, on a pu entendre ici et là des propos ambigus sur les juifs, leur pouvoir occulte, leur rôle insidieux dans les médias, leur sombre stratégie... Après le 11 septembre, les fausses rumeurs sur les 4 000 juifs qui ne se seraient pas présentés à leur poste le matin des attaques contre le World Trade Center ont été relayées jusque dans les banlieues.Des voix musulmanes, trop rares, se sont fait entendre pour se démarquer de ces propos et attitudes. On a parfois expliqué ces phénomènes par la frustration et un sentiment profond d’humiliation. Cela peut être mais il faut néanmoins être honnête et aller jusqu’au bout de l’analyse du phénomène : comme cela se voit à travers le monde musulman, il existe aujourd’hui en France un discours antisémite qui cherche à tirer sa légitimité de certains textes de la tradition musulmane et qui se sent conforté par la situation en Palestine.» (Tribune dans « Le Monde », 24 décembre 2001)

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