Le Congo en héritage

C’est le 15 novembre 1908 que l’Etat indépendant du Congo, fondé par Léopold II, est devenu colonie belge. Le deuxième roi des Belges ne survivra guère à la perte de sa grande œuvre, il mourra en 1909. C’est en 1906 que tout s’était joué, lorsque l’ambassadeur belge aux Etats-Unis, le baron Greindl, avait transmis une information selon laquelle le président Roosevelt était prêt à convoquer «une conférence concernant le bien des indigènes d’Afrique», dont les conclusions pourraient menacer l’existence même de l’ Etat indépendant sinon mener à son partage. Ainsi, malgré les lobbyistes (Kowalski, Lord Sanford, grassement payés par le roi pour défendre sa cause), les Américains eux-mêmes avaient basculé. La position des Anglais, rejoints par les Allemands, était connue : dès 1903 le ministre des Affaires étrangères, Sir Edward Grey, songeait à convoquer une nouvelle conférence internationale sur l’Afrique afin de réviser les conclusions prises à Berlin en 1805. C’est que les grandes puissances se sentaient flouées : pour obtenir leur adhésion à son projet, le roi ne leur avait il pas promis la libre circulation commerciale dans le bassin du Congo, n’avait il pas avancé des arguments d’ordre humanitaire, promis de mettre fin aux raids des esclavagistes ? La réalité s’était avérée bien différente : par la suite, le Roi avait affirmé avec hauteur : «mes droits sur le Congo sont sans partage » et il avait jalousement défendu l’accès à sa colonie, considérée comme une propriété strictement privée. Mais surtout, les abus commis au Congo au nom d’un roi qui n’avait jamais mis les pieds sur ses terres d’Afrique avaient suscité, en Angleterre et aux Etats-Unis, l’une des premières grandes mobilisations humanitaires du siècle. A la suite du consul britannique à Boma Roger Casement, de l’activiste Edmund Morel, fondateur de la « Congo Reform Association », qui avait constaté qu’à Anvers les bateaux partaient chargés uniquement d’armes et de soldats et rentraient alourdis par les cargaisons d’ivoire et de caoutchouc, des journalistes, des écrivains dont Mark Twain et Conan Doyle s’étaient mobilisés. Des livres, des éditions spéciales, des pamphlets avaient dénoncé les réquisitions forcées des indigènes, sommés d’aller toujours plus loin en forêt chercher le caoutchouc. Ils avaient décrit la pratique des mains coupées (pour justifier les cartouches manquantes, les soldats rentrant d’expédition devaient amener la main de ceux qu’ils avaient abattu), raconté les représailles exercées sur les villages récalcitrants et s’étaient inquiétés de l’effondrement démographique, qu’Adam Hoshchild au vingtième siècle allait appeler « un génocide oublié ». Cette campagne internationale avait fini par embarrasser une Belgique soucieuse de respectabilité et assez indifférente aux aventures coloniales, considérées comme la « marotte » du Souverain. Même si ce dernier, avec les bénéfices tirée de la colonie, avait entrepris d’ « embellir » la Belgique : thermes d’Ostende et de Spa, musée de Tervuren, arcades du Cinquantenaire, dont Vandervelde assura qu’un jour on les appellerait « Arcades des mains coupées »… Lorsqu’à Londres Sir Charles Dyke déclara aux Communes que « nulle part au cours des temps modernes on n’avait connu des horreurs comparables » Léopold II finit par accepter l’envoi d’une Commission d’enquête belge. Durant quatre mois et demi, Henri Gregoire, Edmond Janssens, Victor Denyn et leurs compagnons remontèrent le fleuve, recueillirent des centaines de témoignages de missionnaires, d’agents des compagnies. Ils étaient partis pour défendre l’œuvre du Roi mais au retour, ils confirmèrent toutes les critiques, et l’avocat Félicien Cattier rendit son verdict : « l’Etat du Congo n’est point un Etat colonisateur, à peine un Etat : c’est une entreprise financière… La colonie n’a été administrée ni dans l’intérêt des indigènes, ni même dans l’intérêt économique de la Belgique : procurer au Roi-Souverain un maximum de ressources, tel a été le ressort… ». La cause était entendue, l’ annexion s’imposait, vigoureusement réclamée par les puissances de l’époque. Elle sera cependant précédée de vifs débats au Parlement, où s’imposent déjà des thèmes « belgo-belges », lorsque le député Renkin propose que « l’emploi des langues au Congo soit facultatif » tandis que Lorand s’exclame : « cette préoccupation de savoir si les magistrats devront ou non connaître le flamand au Congo est ridicule » (24 juillet 1908) tandis qu’Emile Vandervelde, qui a lui aussi enquêté sur place, s’enflamme : « Ce qu’il faut attribuer aux indigènes, ce sont les droits de l’homme, le droit de travailler si cela leur plaît, le droit de cultiver et de vendre à leur profit les produits du sol. Actuellement on ramasse les gens dans la brousse et on les ramène enchaînés au travail. On donne aux indigènes de vagues objets, tel un petit morceau de savon d’un sou qui paye un kilo de caoutchouc, ou un petit couteau ébréché…» Prudents, les législateurs, Jules Renkin entre autres, plaident pour une séparation des patrimoines : « l’actif et le passif de la colonie et de la mère patrie doivent demeurés séparés ». Ces principes seront consignés dans la Charte coloniale, qui prévoit que le Congo sera dirigé par un gouverneur général assisté par un organe consultatif, le « Conseil colonial ». Après 1908,la Belgique s’emploie à abolir et à faire oublier les abus les plus flagrants du système léopoldien, la prédation pure et simple cède la place à la « mise en valeur » de la colonie. Les réquisitions de travailleurs se transforment en prestations de travail obligatoire, portage, construction de routes, cultures dites «éducatives » (le coton par exemple) et les Congolais, de gré ou de force, seront obligés d’entrer dans l’économie mondialisée où,depuis plus d’un siècle, ils occupent une place de choix, produisant chaque fois ce que réclame l’économie mondiale : après le caoutchouc des premières automobiles viendra le cuivre des fusils et des blindés durant la première guerre, l’uranium durant la deuxième, puis le cobalt, l’or, le diamant et de nos jours, le colombo tantalite et la cassitérite….1908: c’était hier.

C’est aujourd’hui…

Colette Braeckman

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