« Parfois un bateau venu de la côte donnait un contact momentané avec la réalité. Il avait des pagayeurs noirs. On leur voyait de loin luire le blanc des yeux. Ils criaient, ils chantaient, leurs corps ruisselaient de sueur ; ils avaient des visages comme des masques grotesques, ces types ; mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une énergie intense de mouvement, qui étaient aussi naturels et vrais que la houle le long de leur côte. Ils n'avaient pas besoin d'excuse pour être là. C'était un grand réconfort de les regarder. Un moment, j'avais le sentiment d'appartenir encore à un monde de faits normaux ; mais il ne durait guère. Quelque chose survenait pour le chasser. Une fois, je me rappelle, nous sommes tombés sur un navire de guerre à l'ancre au large de la côte. On n'y voyait pas même une baraque, et ils bombardaient la brousse. Apparemment les Français faisaient une de leurs guerres dans ces parages. Le pavillon du navire pendait mou comme un chiffon ; les gueules des longs canons de six pouces pointaient partout de la coque basse ; la houle grasse, gluante le berçait paresseusement et le laissait retomber, balançant ses mâts grêles. Dans l'immensité vide de la terre, du ciel et de l'eau, il était là, incompréhensible, à tirer sur un continent. Boum ! partait un canon de six pouces ; une petite flamme jaillissait, puis disparaissait, une petite fumée blanche se dissipait, un petit projectile faisait un faible sifflement – et rien n'arrivait. Rien ne pouvait arriver. L'action avait quelque chose de fou, le spectacle un air de bouffonnerie lugubre, qui ne furent pas amoindris parce que quelqu'un à bord m'assura sérieusement qu'il y avait un camp d'indigènes – il disait ennemis ! – cachés quelque part hors de vue... » (Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres)
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